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Le Perroquet chinois/VII — Le facteur se met en route

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Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 102-117).

Chapitre septième

LE FACTEUR SE MET EN ROUTE.

Les trois hommes et la jeune fille regagnèrent la salle commune mais toute gaieté avait disparu et Madden demeurait taciturne.

— Pauvre Tony, dit-il quand ils furent assis. Il me semble que je perds un ami. On me l’avait donné voilà cinq ans.

Bientôt Paula Wendell se leva.

— Il faut que je retourne en ville, annonça-t-elle. Monsieur Madden, je vous remercie de votre amabilité. Alors, entendu pour jeudi, n’est-ce pas ?

— Oui… si rien ne vient déranger mes plans. Où vous écrire en cas de contre-ordre ?

— Je loge à l’hôtel du Désert… mais rien ne doit venir changer votre décision. Je compte sur la promesse de P. J. Madden.

— Bien sûr… bien sûr… Je regrette que vous nous quittiez si tôt.

Bob Eden s’approcha de Paula.

— Je voudrais aussi faire un petit tour à Eldorado, dit-il. Si cela ne vous ennuie pas, Mademoiselle, je vous prierai de me prendre dans votre voiture.

— Enchantée… seulement je ne puis vous promettre de vous ramener.

— Oh ! je n’en demande pas tant. Je reviendrai à pied.

— Pas nécessairement, intervint Madden. Je crois bien que Ah Kim sait conduire… c’est un garçon vraiment précieux. Tantôt il ira en ville chercher quelques provisions. Notre garde-manger est presque vide. Il vous reprendra.

Le Chinois entrait justement pour débarrasser la table.

— Ah Kim, vous prendrez M. Eden ce soir en rentrant.

— Bien, Mossié, moi plendle li, répondit Ah Kim d’un air détaché.

— Je vous attendrai devant l’hôtel, à l’heure que vous m’indiquerez, proposa Bob.

Ah Kim le regarda de travers.

— À cinq heules, peut-êtle.

— Entendu, cinq heures.

— Si vous en retâl, moi filer sans vous, avertit le Chinois.

— J’y serai, promit le jeune homme.

Il alla dans sa chambre prendre sa casquette. Quand il reparut, Madden lui dit :

— Si votre père téléphone pendant votre absence, je lui recommanderai, de votre part, de mener l’affaire rondement.

Eden n’avait pas songé à cela. Le cœur faillit lui manquer. Si son père rentrait inopinément au bureau… mais non ! ce n’était pas possible. Quoi qu’il en soit, il devait dissimuler ses craintes.

— Certes, répondit-il, d’une voix naturelle. Et s’il refuse d’envoyer les perles sans un mot de moi, priez-le de m’appeler vers six heures.

Devant la maison, Paula Wendell manœuvrait adroitement sa voiture. Bob tint la grille ouverte et rejoignit l’auto sur la route sablonneuse.

La voiture prit de la vitesse et Eden put contempler à loisir ce monde étrange que Holley nommait le « jardin du diable ». Au loin, des montagnes dressaient leurs pics coiffés de neige sur un ciel d’un bleu de cobalt. Mais partout ailleurs il ne voyait que le désert, interminable surface grise parsemée de buissons et d’arbres qui tous portaient des épines cruelles. Un bizanae pointait vers le ciel un doigt menaçant, les éternels arbres de Judée ressemblaient à des tronçons calcinés.

— Eh bien, comment trouvez-vous le paysage ? demanda la jeune fille.

— Ce sont les cendres du feu de l’enfer, observa Bob en haussant les épaules.

Elle se mit à rire.

— Personne n’aime le désert au premier abord. Je me souviens de cette nuit où je débarquai du train d’Eldorado avec mon pauvre papa. J’arrivais des environs de Philadelphie où tout était vieux et civilisé et me trouvais subitement transportée dans cette région à l’aspect sauvage. Mon cœur d’enfant se brisa.

— Pauvre petite ! Et maintenant, vous l’aimez, ce désert ?

— Je l’adore ! Je ne tardai pas à découvrir l’étrange beauté de cette contrée baignée de soleil. Vous y viendrez, vous aussi. Au printemps, après les pluies, j’aimerais à vous conduire aux Sources du Palmier. La verveine y couvre le sol d’un tapis vieux rose et sur les arbres les plus laids s’épanouissent des fleurs d’une délicatesse exquise. Et puis, en toutes saisons, il y a les nuits du désert, les nuits calmes et reposantes où l’on respire un air pur sous les pâles étoiles du firmament.

— Oh ! je ne doute point que cet endroit soit idéal pour une cure de repos mais je n’en sens nullement le besoin.

— Qui sait ? Peut-être avant votre départ vous aurai-je introduit dans la secte très ancienne des Amis du Désert. Les qualités requises sont : une âme tendre et un goût très vif pour la beauté… Oh !… n’y entre pas qui veut.

Un panneau de publicité aux couleurs criardes était suspendu en travers de la route : « Arrêtez ! Avez-vous acheté un lopin de terre dans Date City ? »

Un petit jeune homme mal vêtu sortit du bureau de vente du lotissement, s’avança sur la route et leva la main. Docilement, la jeune fille stoppa sa voiture.

— Bonjour, mes amis, dit le jeune homme. Voici une occasion unique de votre vie. Ne la ratez pas. Choisissez un terrain dans Date City, la future métropole du désert.

Bob regarda le paysage désolé.

— Cela ne m’intéresse pas, déclara-t-il.

— Songez à ces malheureux qui autrefois tenaient le même langage devant les lotissements de Spring et Sixth, à Los Angeles. Cela ne les intéressait pas non plus et ils pouvaient y acheter deux lots pour une bouchée de pain. Pensez à l’avenir. Pouvez-vous imaginer ce que deviendra ce coin dans une dizaine d’années ?

— Il me semble que je le vois d’ici. Il sera exactement comme aujourd’hui.

— Aveugle ! s’exclama le jeune vendeur. Aveugle ! Ceci ne demeurera pas éternellement le désert. Tenez !

Il désignait du doigt un infime tuyau de plomb entouré de rocailles et essayant de tenir le rôle d’une fontaine. Un mince filet d’eau s’échappait de l’ouverture.

— De l’eau ! de l’eau ! Monsieur, de l’eau pure, l’élixir de vie coulant à flot du sein de la terre ! Je vois une cité immense se dresser sur cet emplacement, des gratte-ciel, des cinémas : le terrain vaudra alors deux mille dollars le mètre carré et vous pouvez l’acquérir aujourd’hui pour deux pauvres petits dollars…

— J’en prendrai pour un dollar, fit Eden, sarcastique.

— J’en appelle à vous, mademoiselle, continua le marchand de terrain. Si cette bague à votre annulaire a quelque signification, vous vous marierez bientôt.

Eden, tout surpris, remarqua en effet une grosse émeraude montée sur platine au doigt de Paula Wendell.

— … Vous, mademoiselle, vous êtes plus prévoyante. Achetez aujourd’hui même un lot et conservez-le pour… pour vos enfants. Une fortune ! N’est-ce pas que j’ai raison, Mademoiselle.

— Peut-être, dit la jeune fille, le regard perdu au loin. Mais vous vous trompez. Ce monsieur n’est pas mon fiancé.

— Oh ! fit l’autre, embarrassé.

— Je suis un étranger de passage dans le désert, précisa Bob.

— Voilà… vous ne me comprenez pas parce que vous êtes étranger au pays. Sachez que Los Angeles ressemblait autrefois à cette morne étendue.

— Pour certaines gens… cela n’a pas changé, observa Eden.

Le jeune homme lui lança un regard sévère.

— Oh ! je comprends ! Vous venez de San Francisco. (Il se tourna vers la jeune fille.) Ainsi, ce monsieur n’est pas votre fiancé, Mademoiselle ? Mes sincères félicitations !

— Je le regrette, dit Eden.

— Moi aussi, répliqua le vendeur. Je regrette de vous voir laisser passer une aussi belle occasion. Peut-être un jour vos yeux s’ouvriront-ils et alors revenez me voir. Je viens ici le samedi et le dimanche et nous avons un bureau à Eldorado.

Ils laissèrent cet indiscret auprès de la fontaine en miniature.

— Pauvre garçon ! fit la jeune fille. Les pionniers ont toujours une besogne ingrate.

Eden demeura un instant silencieux.

— Je ne suis guère observateur, dit-il enfin.

— Que voulez-vous dire ?

— Cette bague… je ne l’avais pas encore remarquée. Vous êtes sans doute fiancée… ?

— Cela m’en a tout l’air.

— N’allez surtout pas épouser quelque acteur de cinéma portant une trousse de maquillage !

— Vous devriez me connaître un peu mieux.

— Évidemment. Mais à quoi ressemble ce favori des dieux ?

— Il m’aime.

— Je l’espère bien.

Eden redevint taciturne.

— Vous êtes fâché ? demanda Paula.

— Non, mais terriblement vexé… Je devine votre répugnance à satisfaire ma curiosité.

— Je désire garder pour moi certains incidents de ma vie. Nous nous connaissons encore trop peu…

— Comme il vous plaira, acquiesça Bob.

L’automobile fila de plus belle, passa entre les deux amas de rochers qui figuraient des montagnes et bientôt Eldorado apparut ramassée autour de la minuscule gare rouge. La petite ville semblait toute triste et abandonnée.

■■

Lorsque les deux jeunes gens descendirent de voiture devant l’hôtel du Désert, Bob Eden interrogea Paula :

— Quand vous reverrai-je ?

— Mardi, peut-être.

— Probablement, je serai déjà parti. Il faut que je vous revoie auparavant.

— Demain matin je vais du côté du ranch. Si vous voulez, je vous prendrai en passant.

— C’est très gentil de votre part… mais demain est encore loin. Je penserai à vous ce soir, pendant que vous dînerez à l’Oasis. À demain, donc. Dois-je vous offrir un réveille-matin ?

— Je ne me lèverai pas trop tard. Au revoir !

— Au revoir et merci de cette délicieuse promenade.

Traversant la rue, il se rendit à la gare où se trouvait le bureau télégraphique. Dans l’étroit réduit occupé par l’employé, il aperçut Will Holley, debout, une feuille de papier à la main.

— Tiens, bonjour ! lui dit Holley. Je vais faire envoyer cette interview. Vous me cherchiez ?

— Oui, mais je vais, si vous me le permettez, expédier d’abord un télégramme urgent.

L’employé, un jeune homme bourru aux cheveux filasse, leva la tête.

— Pas moyen, Monsieur. M. Holley bloque la ligne pour un bon moment.

Holley éclata de rire.

— Ça va, mon petit, dit Holley en riant. Vous pouvez interrompre mon message pour transmettre celui de M. Eden ; vous le reprendrez ensuite.

Le sourcil froncé, Eden réfléchit au texte de sa dépêche. Comment révéler la situation à son père sans la dévoiler à d’autres ? En fin de compte, il écrivit :

« Acheteur présent, toutefois en raison de certaines circonstances nous lui faisons un peu hou malimali. Madame Jordan traduira. Quand je te parlerai au téléphone, promets envoyer objets précieux, mais n’en fais rien. Si importantes communications à me faire, écris-moi aux soins de Will Holley, Eldorado Times. Le désert est superbe mais trop plein de mystère pour un jeune homme d’affaires franc et loyal comme ton fils affectionné. Bob. »

Il remit la formule jaune au télégraphiste alarmé et lui recommanda d’envoyer son message au bureau de son père et un duplicata à l’adresse personnelle du bijoutier.

— Combien vous dois-je ?

L’employé consulta un registre et cita le prix. Eden paya et ajouta un pourboire qui suffoqua le télégraphiste.

— En voilà une journée ! déclara l’employé, ahuri. J’ai toujours désiré un peu d’imprévu dans mon existence, et maintenant que cela se présente, je n’y suis nullement préparé. Bien, Monsieur, comptez sur moi… je l’enverrai aux deux adresses… compris…

Holley donna au jeune homme quelques instructions concernant l’interview de Madden, puis retourna avec Eden dans la Grand’Rue.

— Entrons au bureau, proposa le journaliste. Il n’y a personne et j’aimerai savoir ce qui s’est passé chez Madden.

■■

Dans la salle nue de l’Eldorado Times, Eden prit une chaise proche de la table de son ami. Holley enleva son chapeau, le remplaça par un protège-vue et s’assit sur un tabouret devant sa machine à écrire.

— Mon collègue de New-York a sauté sur cette interview. Madden a été très chic de me l’accorder : il paraît qu’on me permettra de la signer… le nom de Will Holley reparaîtra dans la grande presse ! Quelle veine !… Allons, Bob, racontez-moi ce qui s’est passé ce matin au ranch. Hier, tout me semblait normal. Vous ne m’avez pas dit si oui ou non vous gardiez sur vous le collier…

— Je ne l’ai pas, interrompit Bob.

— Comment ?… vous l’avez laissé à San Francisco ?

— Non… c’est un collègue qui le porte…

— Un quoi ?

— Holley, Harry Fladgate m’a dit de vous un bien immense et il sait juger son monde. Personnellement, vous m’inspirez une entière confiance.

— Vous m’en voyez très flatté… mais, en cette affaire, agissez à votre guise.

— Il me semble que nous aurons besoin de votre concours. Écoutez-moi.

Ayant jeté un coup d’œil autour de lui, Bob Eden dévoila la véritable identité du cuisinier Ah Kim.

— Mais, c’est très amusant ! Continuez, je vous en prie.

— Charlie Chan a senti tout de suite qu’il se passait quelque chose de louche au ranch. Les Chinois, vous savez, sont doués de qualités psychiques remarquables.

— Vous plaisantez ! Excusez-moi, mais vous devez avoir certainement d’autres motifs pour ne point remettre le bijou ?

— Je vous avoue que moi-même, au premier abord, je me moquais des hésitations de Chan et me préparais à remettre le collier, quand soudain un cri étrange s’éleva dans la nuit : « Au secours ! À l’assassin ! »

— Comment ? Qui a crié ainsi ?

— Le perroquet chinois, Tony.

— Oh ! cela ne tire probablement pas à conséquence…

— Un perroquet n’invente rien : il ne fait que répéter ce qu’il entend. Peut-être ai-je agi comme un sot ; en tout cas j’ai gardé les perles.

Ensuite Bob raconta qu’il avait accepté de patienter jusqu’à deux heures de l’après-midi pour donner à Chan le temps de faire parler le perroquet, puis il parla de la mort de l’oiseau, survenue à la fin du déjeuner.

— Les affaires en sont là, conclut-il.

— Et vous désirez mon avis ? Le voici.

— Je vous écoute.

— Certes, il ne me déplairait point de voir un mélodrame se produire dans le ranch de Madden. Les événements sont si rares dans la contrée ! Ce serait une vraie manne. Mais je crains que vous ne vous laissiez berner par ce Chinois à l’imagination un peu trop fantaisiste.

— Charlie est absolument sincère ! protesta Bob.

— Je n’en doute point. N’oubliez pas, toutefois, que vous avez affaire à un Oriental et, de surcroît, à un détective désireux de déployer ses talents policiers. Tout va bien au ranch. Tony a toujours crié la nuit.

— Ainsi, vous l’avez entendu ?

— Ma fois, je ne l’ai jamais entendu crier : Au secours ! À l’assassin ! Quand Madden l’a apporté ici, je logeais chez le docteur Whitcomb et je me promenais souvent autour du ranch. Tony proférait d’étranges paroles, rapportées de son séjour parmi des brutes sans aveu. Rien d’étonnant qu’il ait crié ainsi, la nuit dernière. L’arrivée dans le désert, l’obscurité, les appréhensions de Chan, tout cela vous a fait prendre une taupinière pour une montagne.

— Et la mort subite de l’oiseau ?

— Madden l’a expliquée. Tony était vieux ; un perroquet ne vit pas éternellement. Pure coïncidence, je vous l’accorde… Cependant, je crains fort que votre père ne se montre peu satisfait de vous, jeune homme. P. J. Madden, vif et emporté, finira par vous mettre à la porte et annuler le marché. Alors, je vous vois d’ici expliquer à votre paternel que vous n’avez pas conclu l’affaire parce qu’un perroquet est mort chez votre client. J’espère que votre papa à le cœur tendre ; autrement, il serait capable de vous renier.

Bob Eden réfléchit quelques instants.

— Avec un brin d’imagination, on peut trouver mystérieux le moindre événement. L’arme a disparu… et après ? Madden l’a peut-être vendue, donnée à quelqu’un, ou simplement emportée dans sa chambre.

— Vous avez sans doute raison. Plus j’y songe dans la pleine lumière du jour, plus je vois que j’ai agit sans discernement.

Par la fenêtre, Bob aperçut Charlie Chan qui descendait d’une automobile devant l’épicerie voisine. Bob alla sous le porche.

— Ah Kim ! cria-t-il.

Le petit détective chinois approcha et, sans un mot, pénétra dans le bureau.

— Charlie, dit Bob Eden, je vous présente un de mes amis, M. Will Holley. Holley… le sergent Chan, de la Police d’Honolulu.

En entendant prononcer son véritable nom, Chan fronça le sourcil.

— Rassurez-vous, Charlie. On peut avoir pleine confiance en M. Holley. Je lui ai tout raconté.

— Je suis loin de mon pays, fit Chan. Je préfère ne me fier à personne. M. Holley voudra bien excuser mon impertinence.

— Ne vous tourmentez point à mon sujet, dit Holley. Je vous promets de ne rien répéter à personne.

— Enfin, peu importe, observa Eden. Chan, je commence à croire que nous poursuivons des chimères… J’en ai référé à M. Holley et d’après lui il ne se passe rien d’anormal au ranch. Ce soir en rentrant nous donnons les perles à Madden et en route pour San Francisco !

Le visage de Chan s’obscurcit.

— Voyons, ajouta le jeune homme, il faut avouer que nous avons agi comme des vieilles femmes…

Une expression de dignité offensée parut sur la petite figure ronde du détective.

— Une minute, s’il vous plaît. Permettez à la vieille femme de radoter encore un peu. Il y a quelques heures, le perroquet tombe de son perchoir dans l’éternité. Mort, comme César…

— Eh bien ! dit Eden, agacé. Il est mort de vieillesse. Ne discutons pas sur ce point.

— Qui veut discuter ? Pour ma part, je hais ce moyen de passer le temps. Toute vieille femme que je suis, j’appuie mes raisonnements sur des faits… des faits probants.

Il étala une feuille de papier blanc sur le bureau de Holley et, tirant une enveloppe de sa poche, il en versa le contenu sur le papier.

— Examinez ceci. C’est une partie de la nourriture que contenait la mangeoire de Tony. Voulez-vous me dire ce que vous voyez-là ?

— Du chènevis, nourriture ordinaire des perroquets, répondit Bob.

— Bien, de la graine de chanvre… Mais ceci… cette poudre fine d’un blanc grisâtre, mêlée en grande quantité au chènevis ?

— Sacrebleu ! s’exclama Holley.

— Avant de venir chez l’épicier, je me suis arrêté chez le pharmacien du coin. Ce savant a fait l’analyse de la poudre. Qu’a-t-il trouvé ?

— De l’arsenic ! suggéra Holley.

— Parfaitement, de l’arsenic. On en vend beaucoup aux habitants des fermes pour tuer les rats… et aussi les perroquets.

Eden et Holley se regardèrent, étonnés.

— Le pauvre Tony a énormément souffert avant de nous quitter, continua Charlie… il a souffert en silence. Il fallait que je vinsse dans cette étrange contrée pour découvrir l’assassinat d’un perroquet.

— Ils l’ont empoisonné ! s’écria Bob Eden. Pourquoi ?

— Ou plutôt : pourquoi pas ? D’après un dicton, les hommes morts ne parlent pas. Il en est de même des perroquets. Tony parlait le chinois comme moi. Maintenant Tony et moi nous ne parlerons plus ensemble.

Eden prit sa tête entre ses mains.

— Je deviens fou. Au nom du ciel, où voulez-vous en venir ?

— Réfléchissez un peu. Comme je vous le faisais remarquer ce matin, le perroquet ne formule aucune pensée originale. Cette nuit Tony a crié : « À l’assassin ! Lâchez ce revolver ! » On excusera une vieille femme de penser qu’il répétait des paroles entendues récemment. Et le souvenir de ces mots lui fut rappelé par… par quoi ?

— Continuez, Charlie, fit Eden.

— Par un fait précédant le cri… peut-être par une lumière éclairant soudain la chambre à coucher occupée par Martin Thorn, le secrétaire.

— Charlie… que savez-vous ?

— Ce matin, en vaquant à mes occupations de vieille femme dans la chambre de Thorn, j’aperçus sur le mur une trace rectangulaire et de mêmes dimensions qu’un jolie gravure du désert toute proche. Cette gravure avait été déplacée… et tout récemment. Pourquoi ? Intrigué, je soulève le tableau : il dissimule, en effet, un petit trou qui ne pouvait avoir été fait que par une balle.

— Une balle ! s’exclama Eden.

— Une balle enfoncée dans le mur. Une balle qui a raté le corps de cet infortuné que Tony a entendu appeler au secours une de ces dernières nuits.

De nouveau Eden et Holley échangèrent des regards significatifs.

— Et cette arme… fit le journaliste, le revolver de Bill Hart disparu de la salle à manger. Nous devrions en toucher un mot à M. Chan.

Le petit détective haussa les épaules.

— Épargnez-vous cette peine. Hier soir j’ai remarqué l’emplacement vide sur le mur et voici ce que j’ai trouvé dans la corbeille à papiers.

Il tira de sa poche une carte froissée écrite à la machine :

« Offert à P. J. Madden par William S. Hart, 29 septembre 1923. »

— Toute la journée, continua Chan, j’ai essayé de mettre la main sur le revolver de la vedette de cinéma ; jusqu’ici je n’ai obtenu aucun résultat.

Will Holley se leva et serra chaleureusement la main de Chan.

M. Chan, je vous félicite.

Puis, se tournant vers Bob Eden :

— Ne venez plus me demander mon avis. Suivez aveuglément les conseils de M. Chan.

— Je n’y manquerai pas.

— Voyons, quel honneur y a-t-il à écouter les papotages d’une vieille femme ?

— Oh ! excusez-moi, Charlie. Je vous demande pardon de tout cœur.

Le visage de Chan s’épanouit.

— Merci. Alors, c’est bien entendu… nous ne remettons pas les perles ce soir ?

— Certes non ! Nous suivons une piste au bout de laquelle nous découvrirons… Dieu sait quoi ! À vous Charlie de mener le train… je vous suis.

— Vous aviez raison de dire que le facteur en vacance fait de longues marches, dit Chan. Ici dans ce vaste désert, je ne puis oublier ma profession. Retournons au ranch de Madden pour continuer nos recherches. À notre place, certains objecteraient : « Madden est là, remettons le collier. » Notre devoir de citoyen américain ne nous permet pas de raisonner ainsi, la vérité serait étouffée et le coupable demeurerait impuni. L’affaire du collier passe au second plan.

Le Chinois ramassa le papier qui contenait la preuve de l’empoisonnement du perroquet et le fourra dans sa poche.

— Pauvre Tony ! Ce matin encore, il me disait que je parlais trop… et c’est lui qu’on a réduit au silence. Je dois maintenant faire des achats chez l’épicier. Trouvez-vous dans un quart d’heure devant la porte de l’hôtel.

■■

Après le départ de Chan, Holley et Eden demeurèrent un moment silencieux.

— Je me trompais grossièrement, avoua le journaliste. Il se passe quelque chose de drôle au ranch de Madden.

— Oui, mais quoi ?

— À propos de cette interview, toute la journée je me suis demandé pourquoi le financier avait enfreint les règles les plus strictes de sa vie. Pour quelle raison ?

— Si vous me posez une question, épargnez votre souffle, conseilla Eden.

— Je ne vous demande rien… mon opinion est déjà faite. Tout comme Charlie, je me suis posé des « pourquoi ? » Madden craint qu’à tout moment on ne découvre ce qui s’est passé au ranch et qu’on n’en parle dans toute la presse. Par mesure de précaution, il tient à gagner la sympathie parmi les reporters. Qu’en dites-vous ?

— Votre raisonnement paraît logique. En quittant San Francisco, j’ai dit à mon père que j’aimerais être mêlé à quelque affaire criminelle. Mais celle-ci est trop mystérieuse… ni cadavre, ni arme, ni mobile… Nous ne pouvons même pas prouver qu’un meurtre a été commis. Il se leva. Je retourne au ranch… voir la suite…

— Écoutez bien votre ami chinois, conseilla Holley. Quelque chose me dit qu’il vous tirera d’embarras.

— Je l’espère.

— Ouvrez l’œil et méfiez-vous. Si vous avez besoin d’aide, pensez à Will Holley.

— Merci. À bientôt. Peut-être vous reverrai-je demain ?

Il sortit et se tint sur la courbe du trottoir, devant l’hôtel du Désert. Comme tous les samedis soirs, Eldorado grouillait de gens venus des fermes d’alentour, travailleurs maigres et bronzés en blouses voyantes et en culottes de cheval de couleur kaki… hommes simples pour qui Eldorado représentait la grande ville.

Par la devanture d’une boutique à la fois échoppe de barbier et salle de jeu, Bob Eden vit un groupe d’hommes jouer aux dés. D’autres, au dehors, s’appuyaient aux troncs des peupliers et discutaient récoltes ou politique. Bob Eden se faisait l’effet d’un habitant de Mars tombé au milieu de ces gens.

Bientôt, Chan contourna le coin de la rue et arrêta la petite auto en face du jeune homme. En montant dans la voiture, Bob remarqua les yeux du détective fixés sur la porte de l’hôtel. Lui-même détourna la tête en s’asseyant auprès de Charlie Chan.

Un homme sortait de l’hôtel… qui ne semblait nullement à sa place parmi les travailleurs du désert. Il portait un pardessus boutonné jusqu’au cou et un chapeau de feutre baissé sur ses yeux dissimulés derrière des lunettes noires.

— Vous avez vu cet individu ? demanda Eden.

— Certes. L’hôtel Killarney a perdu un client d’importance.

Ils quittèrent la chaussée pavée de la Grand’rue et la figure de Chan rayonna de joie.

— Le travail ne manque pas… De profonds mystères restent à résoudre, fit-il. Loin de chez moi, il me semble retrouver une vieille amie.

Surpris, Bob regarda autour de lui.

— Une vieille amie ? répéta-t-il.

Chan sourit.

— Dans le garage, sur la colline de Punchbowl, ma petite voiture, semblable à celle-ci attend mon retour. Avec ce véhicule trépidant sous mes pieds, je me vois encore dans les rues familières d’Honolulu.

Ils grimpèrent l’étroite gorge entre les deux montagnes et devant eux le soleil se couchait dans sa gloire désertique. Sans prendre garde à la route raboteuse, Chan appuya à fond sur l’accélérateur.

— Hou ! Charlie ! s’écria Eden dont la tête faillit percer le toit de la voiture. Quelle allure !

— Excusez-moi, fit Chan en ralentissant un peu. J’espérais ainsi combattre ma nostalgie.