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Le Perroquet chinois/VI — « Hou malimali »

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 84-101).

Chapitre sixième

HOU MALIMALI.

Oubliant la promesse qu’il avait faite à Madden de se lever de bonne heure pour téléphoner à son père. Bob Eden s’attardait douillettement au lit. Le magnifique lever de soleil du désert, tant décrit dans les livres, avait dû se passer de son admiration, et une brume de chaleur s’étendait sur le monde aride. Après une bonne nuit de sommeil, Bob s’éveilla à neuf heures et s’assit sur son séant.

Il regarda autour de lui et bientôt il se rappela dans quelle partie de la Californie se trouvait située la chambre où il reposait. Un à un, les événements de la veille défilèrent dans sa mémoire. Tout d’abord la scène de l’auberge : le bifteck sauteur et la charmante jeune fille, dont la présence transformait ce maussade café en une véritable oasis. Ensuite le voyage dans le désert en compagnie de Will Holley, le salon somptueux de Madden, le fox-trot d’un orchestre de Denver, le millionnaire penché vers lui et réclamant les perles des Phillimore… Chan en pantoufles de velours, murmurant ses craintes et ses recommandations… enfin, les cris aigus du perroquet dans la nuit désertique.

Néanmoins, les vagues appréhensions avec lesquelles il s’était couché la veille se dissipaient dans la clarté du soleil matinal. Le jeune homme se jugeait ridicule d’avoir écouté le petit détective d’Hawaï. Chan était un oriental et, de surcroît, un policier… un tel homme ne pouvait considérer les événements qu’à travers mille préjugés. Somme toute, lui, Bob Eden, ne représentait-il pas la firme Meek et Eden ?

Il devait agir selon son propre bon sens. Qui dirigeait l’expédition, Chan ou lui ?

La porte s’ouvrit. Sur le seuil se tenait Ah Kim, dans la personne de Charlie Chan.

— Bonjour, Mossié. Vous lever si vou vouloi déjeuner.

Ayant dit, Charlie ferma doucement la porte et entra en faisant la grimace.

— Je ne puis m’habituer à ce parler stupide, observa-t-il. Un Chinois qui abandonne sa dignité ressemble à un homme dépouillé de ses vêtements. Il me semble que vous avez passé une excellente nuit de repos.

Eden bailla.

— Comparé à moi, Rip Van Winkle avait de l’insomnie.

— Parfait. Je vous conseille de vous lever à présent, car le puissant Madden est en proie à une crise de nerfs sur le tapis de son salon.

Eden sourit et repoussa les couvertures.

— Allons mettre un terme à ses souffrances.

Chan regardait par la fenêtre.

— Permettez-moi de contempler la nature. De tous côtés le désert s’étend à perte de vue comme le plancher de l’éternité. Des lieues et des lieues de sable !

— En effet, c’est le désert, l’immense désert. Voyons, Charlie, parlons peu mais parlons bien, puisque nous en avons maintenant l’occasion. Hier, vous avez subitement changé vos plans…

— De grands soupçons…

— Pourquoi ?

Chan le dévisagea sévèrement.

— N’avez-vous pas entendu le perroquet hier soir ? « À l’assassin ! Au secours ! Lâchez ce revolver ! »

— Je l’ai entendu comme vous. Mais cela ne veut rien dire.

— Sachez que les perroquets n’inventent rien. Ils répètent simplement les paroles prononcées devant eux.

— Et sans doute Tony répétait-il des cris entendus dans un cabaret en Australie ou sur un bateau. Je sais que Madden a dit la vérité au sujet de l’oiseau. Permettez-moi de vous l’avouer, Charlie, à bien considérer les choses sous la brillante clarté du matin, j’estime qu’hier soir, nous avons agi comme des sots. Je me propose de remettre le collier de perles à Madden avant le déjeuner.

Charlie Chan demeura un instant silencieux.

— Si j’osais, je recommencerais l’éloge de la patience. La jeunesse s’emballe trop vite. Veuillez suivre mon conseil et attendre.

— Attendre… attendre quoi ?

— Que j’aie arraché quelques autres bribes de conversation de Tony. Tony est un oiseau très intelligent… il parle le chinois. Sans prétendre l’égaler en savoir, moi aussi, je parle chinois…

— Que comptez-vous apprendre de Tony ?

— Peut-être me révélera-t-il ce qui va de travers dans le ranch, fit Chan.

— Il me semble que tout y marche droit.

Chan hocha la tête.

— Il m’est bien difficile de discuter avec un jeune homme aussi spirituel.

— Je vous en prie, Charlie, écoutez-moi. J’ai promis d’appeler mon père au téléphone ce matin. Madden croira que je me suis moqué de lui.

Hou malimali ! répondit Chan.

— Vous avez sans doute raison, mais je n’entends pas le chinois.

— Vous faites une erreur bien excusable. Permettez-moi de vous donner une petite leçon : ce n’est pas du chinois, mais du hawaïen. « Hou malimali » est une expression très employée dans les îles et qui signifie : bercez-le d’espoir en lui contant de légers mensonges ou, comme s’exprime en termes vulgaires mon cousin Willie Chan, chef d’équipe de football chinois : « Faites-le marcher ! »

— Plus aisé à dire qu’à faire, répliqua Eden.

— Un jeune homme capable comme vous peut mener à bien ce petit jeu pendant quelques heures, juste le temps de faire parler Tony.

Eden réfléchit. Paula Wendell venait au ranch dans la matinée. Il ne pouvait partir sans la revoir.

— D’accord, j’attendrai donc jusqu’à deux heures, promit Bob Eden. Si rien ne se passe d’ici là, nous livrons les perles. Est-ce compris ?

— Peut-être…

— Que signifie ce « peut-être » ?

— Peut-être livrerons-nous les perles, précisa Chan.

Eden, déconcerté, regarda le Chinois et lut l’obstination dans ses yeux noirs.

— Quoi qu’il arrive, ajouta Chan, je vous sais gré de bien vouloir suivre mon avis. Hâtez-vous de venir goûter au misérable déjeuner préparé par moi.

— Dites à Madden que je descends tout de suite.

Dans le patio, placé sur son perchoir en face de la fenêtre de Bob Eden, Tony picorait son repas. Le jeune homme aperçut Chan se dirigeant vers l’oiseau.

Hou la ma ! cria le détective.

Tony regarda le Chinois et pencha la tête de côté.

Hou la ma ! répondit-il, d’une voix stridente.

Chan s’approcha davantage du perroquet et se mit à lui parler rapidement en chinois. Il s’arrêtait de temps à autre et l’oiseau répondait drôlement en se servant de certaines phrases du discours de Chan.

— On se croirait au cirque, songeait Bob.

Soudain un homme apparut de l’autre côté du patio. C’était Thorn, son visage pâle assombri par la colère.

— Que diable fais-tu là ? s’écria-t-il.

— Padon, Mossié. Tony bien zentil… moi li plendle dans la cuisine avec moi.

— Veux-tu bien te sauver et laisser ce perroquet tranquille ?

Chan s’éloigna. Le secrétaire le suivait des yeux, le regard chargé de haine et d’appréhension. Bob, témoin de cette scène, se demandait si, après tout, Chan n’avait pas raison de se méfier.

Il se précipita dans la salle de bain, située entre sa chambre et une autre pièce inoccupée. Quand enfin il rejoignit Madden il lui sembla discerner des traces d’irritation sur le visage du millionnaire.

— Excusez-moi si je suis en retard… sans doute l’air du désert…

— C’est très bien. Il n’y a pas de temps de perdu. J’ai déjà demandé la communication avec votre père.

— Excellente idée, répondit le jeune homme, sans enthousiasme. Vous avez demandé son bureau ?

— Naturellement.

Eden se rappela soudain qu’on était au samedi matin. À moins qu’il ne plût à San Francisco, Alexandre Eden était déjà en route pour les terrains de golf de Burlingam, où il resterait jusqu’au soir et peut-être y passerait-il la journée du dimanche. « Pourvu qu’il fasse beau dans le Nord », songeait Bob.

Thorn entra, calme et solennel dans son costume de serge bleue ; d’un œil avide il regarda la table placée à côté du feu. Les trois hommes prirent place pour déguster le déjeuner préparé par le nouveau serviteur Ah Kim… un repas excellent, car Charlie Chan n’avait pas oublié son apprentissage dans la maison des Phillimore. Bientôt Madden se rasséréna.

— J’aime à croire, dit Madden que les cris du perroquet ne vous ont pas trop effrayé hier soir ? demanda-t-il à Bob.

— J’avoue avoir éprouvé quelque peur, mais dès que j’eus découvert l’auteur de ce vacarme, je me suis senti plus tranquille.

— Tony est une petite bête au plumage terne, mais au passé rouge, observa Madden.

— Comme beaucoup de gens, conclut Eden.

Madden le regarda bien en face.

— Un capitaine de navire australien me fit cadeau de ce perroquet et je l’ai amené ici pour qu’il tienne compagnie à mon serviteur, Louie Wong.

— Il me semblait que votre domestique se nommait Ah Kim, dit Eden, d’un air innocent.

— Ah !… celui-ci… Louie Wong a été rappelé à San Francisco l’autre jour. Cet Ah Kim vint justement m’offrir ses services hier soir ! j’ai sauté sur l’occasion et Ah Kim le remplace jusqu’au retour de Louie Wong.

— Le hasard vous a bien servi. On rencontre rarement d’aussi bons cuisiniers qu’Ah Kim.

— Oui, il fera l’affaire, acquiesça Madden. Lorsque je m’installe ici pour quelque temps, j’emmène avec moi une partie de mon personnel domestique. Cette fois, ma visite était plutôt inopinée.

— Vous résidez de préférence à Pasadena ?

— Oui… Je possède une propriété dans l’avenue des Orangers. Je garde ce ranch pour m’y reposer les fins de semaine de temps à autre, quand je ressens une pointe d’asthme. Il faut bon de s’éloigner parfois de la ville.

Le millionnaire recula sa chaise de la table et consulta sa montre.

— D’un instant à l’autre nous allons avoir la communication avec San Francisco, déclara-t-il, plein d’espoir.

Eden jeta un coup d’œil à l’appareil placé sur un guéridon dans un coin de la salle.

— Avez-vous demandé mon père personnellement, ou simplement son bureau ?

— J’ai demandé son bureau, répondit Madden. Si votre père est absent, nous pourrons lui laisser un message.

Thorn s’avança de Madden.

— Monsieur, songez-vous à cette interview pour Holley ?

— Oh ! la peste soit de ce plumitif ! Pourquoi le lui ai-je promis cet article ?

— Voulez-vous que j’apporte la machine à écrire ici ? proposa le secrétaire.

— Non… allons dans votre chambre. M. Eden, si le téléphone sonne, vous serez bien aimable d’y répondre.

Madden et son secrétaire sortirent. Ah Kim arriva silencieusement et débarrassa la table. Eden alluma une cigarette et s’assit devant le feu, que le radieux soleil du dehors rendait superflu.

Au bout de vingt minutes, la sonnerie du téléphone retentit. Eden se précipita vers l’appareil, mais avant qu’il eût décroché le récepteur, Madden se trouvait à côté de lui.

Bob étouffa un soupir de déception : il avait espéré être seul pendant la communication. À l’autre extrémité du fil, il entendit bientôt la voix fraîche et mélodieuse de la jolie secrétaire de son père.

— Allo ! C’est Bob Eden qui vous parle du ranch de M. Madden, dans le désert. Comment allez-vous par cette superbe matinée ?

— Qui vous a dit qu’il faisait beau ici ? demanda la jeune fille.

— Ne me dites pas qu’il fait mauvais temps à San Francisco : vous me briseriez le cœur.

— Pourquoi donc ?

— Parce que… si vous êtes ravissante par tous les temps, j’aime à me figurer les rayons de soleil éclairant votre chevelure.

Madden abattit une lourde main sur l’épaule de Bob.

— Que racontez-vous là ? Vous prenez rendez-vous avec une actrice ? Songez plutôt à notre affaire !

— Excusez-moi, M. Madden. Miss Chase, mon père est-il là ?

— Non. Un samedi, vous ne le voudriez pas !… Et le golf ?

— Ah ! je comprends ! Ainsi le temps est beau à San Francisco. Veuillez lui dire de demander, dès son retour, la communication avec Eldorado 76.

— Où est votre père ? interrogea vivement Madden.

— Il est parti jouer au golf.

— Où ?

— Sans doute sur les links de Burlingham ? demanda Eden à la jeune fille encore à l’appareil.

— Pas aujourd’hui, répondit-elle. Des amis l’ont emmené ailleurs, il ne m’a pas dit où.

« L’excellente jeune fille », songea Bob.

— Merci beaucoup, Mademoiselle. Laissez simplement un message sur le bureau de mon père.

Il raccrocha le récepteur.

— C’est regrettable, observa-t-il, bien soulagé intérieurement. Mon père s’en est allé avec des amis et personne ne sait où il se trouve.

— En voilà un drôle de commerçant ! pesta Madden. Pourquoi abandonne-t-il ainsi sa maison ?

— Je vous en prie, M. Madden…

— Le golf ! Le golf ! Toujours le golf ! rugit le millionnaire. Le golf a ruiné plus d’individus que le whisky. Ah ! si je m’étais amusé sur des terrains de golf, je ne serais pas arrivé à la situation que j’occupe aujourd’hui. Si votre père possédait un brin de bon sens…

— Je n’en ai que trop entendu ! s’exclama Bob en se levant.

Les façons de Madden se modifièrent instantanément.

— Excusez mon emportement. Vous admettrez tout de même que ces retards m’exaspèrent. Je comptais emporter ce collier aujourd’hui.

— La journée ne fait que commencer. Les perles peuvent partir avant ce soir.

— Je le souhaite. (Madden fronça le sourcil). Je puis vous dire que je n’ai point été habitué à ces atermoiements.

Dans un geste de colère, il secouait son énorme tête en sortant de la pièce.

Madden, ce brasseur de millions attachait une importance inexplicable à un petit collier de perles, songeait Bob Eden. Son père vieillissait et se tenait trop peu au courant du marché diamantaire de New-York… Avait-il commis une erreur ridicule en évaluant le bijou ? Ce collier de perles valait-il beaucoup plus que la somme demandée, et Madden voulait-il à tout prix le mettre en sûreté avant que le bijoutier reconnût sa méprise et annulât la vente ? Sans doute, Alexandre Eden avait donné sa parole ; cependant, Madden pouvait craindre que le bijoutier, mieux informé, ne revînt sur sa décision.

Le jeune homme arpenta nonchalamment le patio. Le vent frais de la nuit était tombé et Bob contemplait le désert des romans et des chansons, brûlant sous les feux du soleil. Dans la petite cour sablée du ranch, la vie s’épanouissait. Des poules grasses et des dindons majestueux se prélassaient derrière un treillis de fil de fer. Pendant un instant, Bob admira une plate-bande de fraises rouges et appétissantes. Levant les yeux, il remarqua sur les branches lisses des peupliers des bourgeons déjà formés, promesse d’une ombre bienfaisante.

Cette végétation et cette animation au sein du désert paraissaient une anomalie. Bob Eden fit le tour de la propriété. Dans un coin il aperçut un grand réservoir à moitié plein d’eau… vision délicieuse par un après-midi estival…

Il revint dans le patio et s’arrêta pour parler à Tony. Le perroquet lui sembla abattu.

Hou la ma ! fit Eden.

Tony se rengorgea aussitôt.

Sung kaï yat bo, répondit l’oiseau.

— Ma foi, continue, je n’y comprends goutte, fit Eden d’un ton facécieux.

Djî fung laô hop, ajouta Tony.

— Tu as sans doute raison, approuva Eden, et il poursuivit son chemin.

Il se demandait ce que faisait Chan. De toute évidence, le petit détective se soumettait aux ordre de Thorn et se tenait loin du perroquet. Rien de surprenant : des fenêtres de sa chambre le secrétaire voyait très bien le perchoir de Tony.

De retour au salon, Bob Eden prit un livre. Un peu avant midi, il entendit la toux asthmatique d’Horace Greeley dans la cour. Il se leva vivement pour aller au devant de Will Holley, tout souriant et plein de vivacité.

— Bonjour, lui dit Bob. Madden et Thorn rédigent l’interview. Asseyez-vous (Il s’approcha du journaliste). Sachez que je n’ai point apporté les perles. Mon affaire avec Madden n’est pas encore réglée.

Holley l’observa avec curiosité.

— Tiens ! Je croyais que tout allait bien de ce côté. Que s’est-il donc passé ?

— Je vous le dirai plus tard. Peut-être irai-je en ville cet après-midi. (Puis, élevant légèrement la voix). Je suis heureux de vous revoir ; je commençais à trouver le désert un peu monotone.

Holley esquissa un sourire.

— Du courage, mon vieux ! Ça vous permettra de vous instruire tout en vous divertissant. (Il lui tendit un journal). L’édition hebdomadaire de l’Eldorado Times, qui vient de sortir des presses. Toutes les nouvelles sensationnelles… le départ de Louie Wong pour San Francisco.

Eden prit le journal — huit petites pages de nouvelles et d’annonces. Il parcourut des yeux la première page.

« Il paraît que le banquet de l’Entraide Féminine fut en tous points réussi mardi soir. On ne peut qu’encourager les bonnes volontés.

« Oui, mais le plus intéressant se trouve à la page trois. Vous y apprendrez que les coyotes envahissent la vallée. Les gens posent des pièges.

« Heureusement qu’Henry Gratton surveille la basse-cour de M. Dickey pendant le voyage de celui-ci à San Francisco, lut Bob, souriant de tous ces papotages de feuille de choux.

Holley se leva et regarda tristement son journal minuscule.

— Dire qu’autrefois je travaillais avec Mitchell au New-York Sun. Ne montrez pas ce canard à Harry Fladgate… Au temps où je fréquentais Harry, j’étais un vrai journaliste. (Il marcha dans le salon et demanda à Bob) : M. Madden vous a-t-il fait admirer sa panoplie ?

— Ma foi, non.

— Elle est remarquable, mais poussiéreuse. Je crois bien que Louie avait peur d’y toucher. Presque toutes ces armes ont leur histoire… Tenez… au-dessus de chacune se trouve une petite carte dactylographiée : « Offert à P. J. Madden par Til Taylor. » Taylor a été un des meilleurs shériffs de l’Orégon. Regardez celle-ci : « Don de Bill Tilghman à Madden ».

— Et ce fusil avec tous ces crans ?

— Il a appartenu à Billy le Kid, répondit Holley. Parlez de ce Billy à un habitant de New Mexico. Tenez, voici un revolver qui vient de Bat Masterson. Mais le clou de la collection — il se tourna vers Eden — tiens… il a disparu…

— Il manque une arme ? demanda Eden à voix basse.

— On le dirait. Un des premiers revolvers Colt qu’on ait fabriqués… offert à Madden par Bill Hart, qui a tourné plusieurs scènes dans ces parages. Voilà où il se trouvait, ajouta Holley, désignant du doigt l’emplacement vide.

Eden le tira par la manche.

— Une minute. Laissez-moi réfléchir. Un revolver manque… la carte aussi… on voit encore la trace des petits clous qui la fixaient au mur.

— Oui, eh bien ? fit Holley, surpris de l’attitude de son compagnon.

Eden passa son doigt sur le mur.

— Il n’y a pas de poussière à l’endroit où se trouvait la carte. À mon avis, le revolver de Bill Hart a été enlevé depuis quelques jours seulement.

— Que me chantez-vous là ?

— Chut !

La porte s’ouvrit et Madden, suivi de Thorn, entra au salon. Le millionnaire demeura un instant immobile, le regard fixé sur les deux jeunes gens.

— Bonjour, M. Holley. Je viens de terminer votre interview. Ne me disiez-vous pas que vous alliez la télégraphier à New-York ?

— Presque sûrement. J’en ai informé mon ami ce matin par téléphone et sans doute sera-t-il ravi de la publier dans son journal.

— Oh ! vous savez, ce n’est rien de sensationnel. Ne manquez pas d’expliquer en quelles circonstance, je vous l’ai donnée. Ceux qui me redoutent à la Bourse de New-York se féliciteront de me sentir au loin. Surtout, ne changez rien à mon petit papier.

— Pas une virgule. Je retourne en ville à présent. Tous mes remerciements M. Madden.

— Il n’y a pas de quoi. Je suis heureux de vous avoir rendu service.

Eden suivit Holley dehors.

— Vous m’avez paru tourmenté au sujet de ce revolver. Que se passe-t-il donc ? demanda le journaliste.

— Oh ! rien de grave ! Cependant…

— Cependant… ?

— J’ai l’impression qu’un événement étrange a eu lieu dans ce ranch ces jours derniers.

Holley le regarda longuement.

— Pas possible ! Dites-moi ce que vous avez découvert.

— Plus tard. L’histoire serait trop longue à vous raconter et il ne faut pas que Madden nous voie bavarder ensemble. Je passerai tantôt au journal, comme je vous l’ai promis.

Holley sauta dans sa voiture.

— C’est bon. Je patienterai jusque-là. À bientôt.

Eden eut le cœur serré en voyant Horace Greeley cahotant sur la route poudreuse. Le journaliste venait d’apporter au ranch un peu de cette ambiance chaude et sympathique qui y manquaient. Mais la mélancolie du jeune homme se mua soudain en joie : dans le lointain, il aperçut une petite automobile élégante conduite par la jolie fille rencontrée la veille à l’Oasis, Paula Wendell.

Il tint la grille ouverte. Paula le salua d’un geste amical de la main et amena sa voiture devant le porche de la maison.

— Bonjour ! lui dit-il. Je me demandais si vous alliez venir.

— Je me suis réveillée très tard. Dans le désert, je dors toujours beaucoup. Les gens prétendent que cet air produit un effet enivrant, comparable à celui du vin.

— Vous avez bien déjeuné, au moins ?

— Certainement. À l’Oasis.

— Pauvre enfant ! Vous avez bu cet horrible café ?

— Bah ! Qu’importe ! Will Holley m’a affirmé que Madden est visible en ce moment.

— Madden ? Vous le verrez sûrement. Entrez.

Thorn se trouvait seul dans le salon. Il dévisagea la jeune fille d’un œil sournois.

Thorn, fit Eden, voici une jeune personne qui désire voir M. Madden.

— J’ai une lettre de lui, expliqua Paula. Il nous autorise à tourner quelques scènes d’un film dans son ranch. Vous vous souvenez peut-être de ma visite de mercredi soir ?

— Je m’en souviens, répondit Thorn avec aigreur. J’en suis fâché, mais M. Madden ne peut encore vous recevoir. Il me prie de vous informer qu’il se voit malheureusement dans l’obligation de revenir sur la permission accordée dans sa lettre.

— Je n’accepterai ce refus de personne autre que de M. Madden, répliqua la jeune fille, une lueur d’acier éclairant son regard.

— Je vous le répète, il ne peut vous recevoir.

Paula Wendell s’assit.

— Veuillez dire à M. Madden que son ranch est superbe, reprit-elle. Prévenez-le que je suis assise dans un des fauteuils de son salon et que je ne bougerai pas avant de lui avoir parlé.

Thorn, les yeux furibonds, hésita une seconde. Puis il sortit.

— Bravo, Mademoiselle ! fit Eden. Vous avez du cran !

— Il le faut bien. Depuis trop longtemps je me débrouille seule pour daigner prêter l’oreille aux sottises d’un simple secrétaire.

Madden entra en coup de vent :

— Eh bien, quoi ? Que voulez-vous encore ?

M. Madden, dit la jeune fille en se levant, un doux sourire rayonnant sur son visage. J’étais certaine que vous ne me laisseriez pas partir sans me voir. J’ai ici la lettre que vous m’avez écrite de San Francisco. Vous vous en souvenez ?

Madden prit la lettre et la parcourut du regard.

— Oui, oui, Miss Wendell, excusez-moi, mais depuis lors, certains événements… je traite une affaire… (Il jeta un coup d’œil vers Eden). En réalité, cela m’ennuierait beaucoup de voir le ranch envahi par des acteurs de cinéma en ce moment. Je suis désolé de vous refuser…

Le sourire de la jeune fille s’évanouit.

— Bon. Cela me vaudra une mauvaise note auprès de mes chefs. Les gens pour qui je travaille n’admettent point d’excuses… seuls les résultats comptent à leurs yeux. Je leur avais annoncé que tout marchait bien…

— Vous avez été un peu vite en besogne…

— Comment ça ? N’avais-je point la promesse formelle de P. J. Madden ? Je m’imaginais, sottement, peut-être, que M. Madden ne revenait jamais sur sa parole.

Le millionnaire paraissait gêné.

— Bien… évidemment… je… jamais je ne reviens, en effet, sur ma parole. Quand pensiez-vous amener votre monde ici ?

— Tout était arrangé pour lundi.

— Impossible ! Si vous pouviez remettre à quelques jours… disons jeudi, par exemple. (De nouveau il regarda Eden). Notre affaire sera sûrement conclue avant jeudi.

— Certes, acquiesça Eden, heureux de faciliter les choses.

— Parfait, Alors ! (Madden considéra un instant la jeune fille et ses yeux s’adoucirent). Jeudi le ranch est à votre disposition, mademoiselle. Peut-être n’y serai-je point, mais je laisserai les instructions nécessaires.

— Vous êtes on ne peut plus aimable, M. Madden. Je savais qu’on pouvait compter sur vous.

Thorn quitta la pièce, en lançant un regard courroucé vers le dos de son patron.

Madden souriait avec bonhomie.

— La réputation de P. J. Madden demeure intacte, fit-il. Sa parole vaut un écrit…, n’est ce pas ?

— si quelqu’un en doute, qu’il vienne me trouver, répliqua Miss Wendell.

— Voici bientôt l’heure du déjeuner. Voulez-vous nous honorer de votre présence… ?

— Vraiment ?… M. Madden…

— Mais si, elle va rester, intervint Bob Eden. Elle prend ses repas à Eldorado dans une auberge appelée l’Oasis, et si elle refuse votre invitation, elle a tort…

— Vous tous bien aimable pour moi, dit-elle.

— Soyez donc la bienvenue. Votre présence égayera le repas. Ah Kim, un autre couvert ! Miss Wendell, nous déjeunons dans dix minutes, fit Madden en sortant.

Paula se tourna vers Eden.

— Et voilà ! Je savais bien que le malentendu disparaîtrait dès qu’il me verrait.

— Bien sûr. Tout irait mieux dans ce triste monde si tous les hommes pouvaient seulement vous voir !

— Cela ressemble fort à un compliment, observa Paula.

— En tout cas, j’ai voulu vous en faire un. Il est peut-être mal tourné, mais montrez-vous indulgente… Pour l’instant, j’ai l’esprit très occupé. J’essaie de devenir un homme d’affaires…

— Vous n’êtes donc pas un vrai homme d’affaires…

— Je ne suis rien du tout ; je cherche ma voie. Savez-vous que vous m’avez donné à réfléchir hier soir ?

— Vous m’en voyez très fière.

— Oh ! Ne raillez pas ! Quand je vous vois travailler pour gagner votre existence… pour vous payer les merveilleux rôtis de L’Oasis et le reste… je me sens encore le petit garçon de son papa. Votre exemple me déciderait à changer ma manière de vivre, que je n’en serais pas surpris.

— Alors ma vie n’aura pas été inutile. Que diable signifie tout cet arsenal ? demanda-t-elle en montrant la panoplie suspendue au mur.

— Oh !… c’est la collection d’armes à feu du charmant Madden, une fantaisie de ce vieux millionnaire. Approchez, je vais vous raconter l’histoire de chacun de ces joujoux.

■■

Bientôt Madden et Thorn revinrent et Ah Kim servit un déjeuner réussi en tous points. Thorn se tut durant le repas, mais Madden, sous le charme des yeux brillants de la jeune fille, parlait avec volubilité et éloquence.

Au moment du café, les yeux de Bob Eden se portèrent sur la grande horloge : elle marquait deux heures moins cinq. À deux heures ! Chan avait dit : à deux heures !… Quelle décision prendre ? Le visage impassible de l’Oriental n’avait rien révélé au jeune homme au cours du repas.

Madden racontait avec force détails les luttes de sa jeunesse pour arriver à conquérir la fortune, quand le Chinois entra dans la salle. Il demeura immobile, mais son attitude alerta le millionnaire tout aussi sûrement qu’un coup de feu.

— Voyons, qu’y a-t-il ? interrogea Madden.

— La mort ! répondit Ah Kim, d’un ton solennel. La mort fatale. Finies peines, finies misères !

— Allons ! explique-toi !

Thorn écarquillait les yeux.

— Pov’ petit Tony ! se lamentait Ah Kim.

— Eh bien… qu’est-il arrivé à Tony ?

— Pov’ petit Tony, li fêter la bonne année au pays de Hadès.

Aussitôt Madden se leva et courut au patio. Sur le sol, au pied du perchoir, gisait le corps inanimé du perroquet chinois.

Le millionnaire se baissa et ramassa l’oiseau.

— Mon pauvre petit Tony, murmura-t-il. C’est fini… il est mort.

Eden observait Thorn. Pour la première fois, il découvrit l’ombre d’un sourire sur le visage pâle du secrétaire.

— Pauvre Tony ! poursuivit Madden, il se faisait vieux. Et, comme dit Ah Kim, la mort est inévitable…

Il s’interrompit et scruta le visage impassible du Chinois.

— Je m’y attendais, ajouta-t-il. Tony ne se portait pas très bien ces derniers temps. Tiens, Ah Kim, emporte-le et enterre-le quelque part, fit-il, tendant au Chinois le paquet de plumes qui avait été Tony.

— Bien. Moi empolte li.

Dans la grande salle, l’horloge fit entendre deux coups nets et sonores. Ah Kim, en la personne de Charlie Chan, s’éloignait lentement. Il tenait l’oiseau mort dans ses bras et lui marmottait quelque chose en chinois.

Soudain il regarda derrière lui :

Hou malimali, prononça-t-il distinctement.

Bob Eden se rappela alors sa première leçon d’hawaïen.