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Le Petit Pierre/21

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Calmann-Lévy (p. 183-205).


XXI

LE PAPEGAI


La vieille Mélanie nous apprit en servant le café que le perroquet de la comtesse Michaud s’était envolé. On croyait le voir sur le toit de l’hôtel habité par M. Bellaguet. Je me levai de table et m’élançai à la fenêtre. Dans la cour un groupe formé du concierge et de quelques domestiques regardait en l’air et levait des bras indicateurs vers la gouttière. Mon parrain, sa tasse de café à la main, me rejoignit à la fenêtre et me demanda où était le papegai.

— Là, lui dis-je, en levant le bras comme les gens de la cour.

Mais mon parrain ne le voyait pas et je ne pouvais le lui montrer puisque je ne le voyais pas moi-même et affirmais sa présence sur l’autorité d’autrui.

— Et vous, madame Nozière, voyez-vous le papegai ? demanda mon parrain.

— Le papegai ?

— Le papegai ou le papegaut.

— Le papegaut ?

— Le papegai, répétait mon parrain en riant. Son rire qui sonnait comme un grelot lui secouait le ventre et faisait carillonner ses breloques sur son gilet de soie verte. Cette gaîté me gagna et je répétai en riant, sans savoir ce que je disais :

— Le papegai, le papegai.

Mais ma chère maman, dans sa prudence, ne consentit à sourire que lorsque mon père l’eut instruite que le perroquet s’appelait autrefois papegai ou papegaut. Ce que mon parrain illustra par cet exemple :

— Gai comme un papegai, dit Rabelais.

À ce nom de Rabelais, que j’entendais pour la première fois, je me mis à rire aux éclats par bêtise, sottise, niaiserie, baguenauderie et nullement par pressentiment, intuition et révélation de tout ce qu’il y a, sous ce nom, de sublime bouffonnerie, de joyeuse humeur, et de folie plus sage que la sagesse. Il n’en est pas moins vrai que ce fut dignement saluer l’auteur du Gargantua. Ma chère maman me fit signe de me taire et demanda si l’on a bien sujet de dire que les perroquets sont gais.

— Madame Nozière, répondit mon parrain, papegai rime à gai ; c’est déjà une raison pour le commun des hommes, qui considère plus le son des mots que leur sens. L’on peut croire aussi que le papegai prend plaisir à se voir si bien habillé de vert. Ne nomme-t-on pas le vert de ses plumes vert gai ?

Aux environs de ma cinquième année, j’avais eu avec Navarin, le perroquet de madame Laroque, des démêlés dont il me souvenait encore. Il m’avait mordu au doigt, j’avais médité de l’empoisonner. Nous nous étions réconciliés ; mais je n’aimais pas les perroquets. Je connaissais leurs mœurs par un petit livre intitulé La Volière d’Ernestine, qu’on m’avait donné pour mes étrennes et qui traitait en quelques pages de tous les oiseaux. Le désir de briller dans la conversation me fit dire, sur l’autorité de mon livre, que les sauvages de l’Amérique se nourrissent de perroquets.

— La chair de cet oiseau, objecta mon parrain, doit être noire et coriace. Je n’ai pas ouï dire qu’elle fût comestible.

— Quoi, Danquin, fit mon père, ne vous souvient-il pas que la princesse de Joinville, nouvellement amenée de ses pampas aux Tuileries, se trouvant enrhumée, refusa un bouillon de poulet et demanda un bouillon de perroquet ?

Mon père, hostile à la monarchie de juillet et gardant encore après la révolution de 48 quelque animosité contre la famille de Louis-Philippe, jeta ce trait avec malice, en regardant ma mère, sujette à s’attendrir sur le sort des princesses exilées.

— Pauvres princesses ! soupira-t-elle, elles payent bien cher les honneurs publics qu’on leur rend.

Tout à coup, découvrant le perroquet dans sa gouttière, j’en poussai un cri de triomphe si sauvage que ma mère s’en effraya d’abord et m’en réprimanda ensuite.

— Là ! là ! là, maman !

Et je m’emportais contre ceux qui ne le voyaient pas.

— Connaissez-vous Vert-Vert, madame Nozière ? demanda mon parrain.

Ma mère fit signe que non.

— Quoi ! vous ne connaissez pas Vert-Vert ? Cela vous manque.

— On n’a pas le temps de lire, monsieur Danquin, quand on est la mère d’un enfant qui use ses culottes comme par enchantement. C’est un poème, n’est-ce pas ?

— C’est un poème, madame Nozière, et charmant.


À Nevers, donc, chez les Visitandines
Vivait naguère un perroquet fameux.
Il était beau, brillant, leste et volage,
Aimable et franc comme on l’est au bel âge.


Les religieuses l’aimaient à la folie. Il était


Plus mitonné qu’un perroquet de cour.


La nuit


Il reposait sur la boîte aux agnus.


Vert-Vert parlait comme un ange. Mais…

Mon parrain s’arrêta.

— Mais quoi ? lui demandai-je.

Mon père fit très à propos cette réflexion que je ne parlais pas comme un ange.

— Mais, reprit mon parrain, ayant voyagé sur la Loire, en compagnie de bateliers et de mousquetaires, Vert-Vert prit un très mauvais ton.

— Tu vois, Pierre, conclut ma mère, le danger des mauvaises fréquentations.

— Parrain, est-ce qu’il est mort, Vert-Vert ? demandai-je.

Mon parrain ouvrit une bouche de de profundis et annonça d’un ton lugubre :

— Il est mort d’avoir trop mangé de dragées. Que son sort serve d’exemple aux enfants gourmands !

Et mon parrain, regardant la cour que dorait le soleil, sourit avec mélancolie :

— Quel temps radieux ! Les derniers beaux jours nous sont les plus chers.

— Ils nous semblent une faveur du ciel, fit ma mère. Bientôt viendront les temps froids et sombres. C’est cet après-midi que le père Debas viendra ramoner le tuyau du poêle de la salle à manger.

Et elle passa dans sa chambre.

J’ai retenu les moindres circonstances des événements mémorables qui marquèrent cette journée.

Ma mère reparut avec sa capote de velours à brides nouées sous le menton, son mantelet de soie puce et son ombrelle à manche pliant.

À son air calculateur et réfléchi, je devinai qu’elle allait faire des emplettes pour l’hiver et méditait un emploi avantageux de son argent, qui lui était cher non par lui-même, mais pour la peine qu’il coûtait à son mari. Elle approcha de mon front son cher visage que la capote enfermait comme un écrin de velours, me donna un baiser sur le front, me recommanda d’apprendre ma leçon, rappela à Mélanie de déboucher une bouteille de vin à l’intention de M. Debas et sortit. Mon père et mon parrain quittèrent l’appartement presque aussitôt.

Demeuré seul, je n’étudiai point ma leçon, faute d’habitude, par la force de l’instinct et sous l’inspiration du puissant démon qui gouvernait mes pensées. Il me persuadait de ne point apprendre mes leçons et m’en ôtait tout loisir en m’imposant à toute heure des tâches ardues, d’une étonnante diversité.

Ce jour-là, il me suggéra impérieusement de me tenir à la fenêtre et d’épier le perroquet fugitif. Mais mon regard fouilla en vain toits, gouttières et cheminées : il ne se montra pas. Je commençais à bâiller d’ennui quand un assez grand bruit qui éclata derrière moi me fit tourner la tête et je vis M. Debas, une auge sur la tête, avec une échelle, une cruche, un grapin, des cordes et je ne sais quoi encore.

Il ne faut pas croire pour cela que M. Debas fût maçon ou fumiste. C’était un bouquiniste qui étalait ses livres dans des boîtes sur le parapet du quai Voltaire. Ma mère l’avait surnommé Simon de Nantua, du nom d’un marchand ambulant dont elle me faisait lire l’histoire, en un petit livre aujourd’hui tombé dans l’oubli. Simon de Nantua courait les foires avec un ballot de toile sur le dos et moralisait sans trêve. Il avait toujours raison. Son histoire m’ennuya cruellement et j’en garde un triste souvenir. J’y acquis pourtant la connaissance d’une grande vérité : c’est qu’il ne faut pas avoir toujours raison. M. Debas, comme Simon de Nantua, moralisait du matin au soir et faisait tout, excepté son métier. Serviable aux voisins, travaillant pour tous, il montait et démontait les poêles, raccommodait la vaisselle cassée, remettait des manches aux couteaux, posait des sonnettes, graissait les serrures, réglait les pendules, opérait les déménagements et les emménagements, donnait des soins aux noyés, mettait des bourrelets aux portes et aux fenêtres, faisait chez le marchand de vin de la propagande pour les candidats du parti de l’ordre et chantait, le dimanche, dans la chapelle des petites sœurs des pauvres. Ma mère le tenait pour un homme de bien que son caractère élevait au dessus de sa condition, et elle le considérait. Pour moi, je n’eusse pas souffert aisément les préceptes sempiternels de bienséance et de civilité dont M. Debas m’assommait s’il ne m’eût extrêmement amusé par une ardeur excessive au travail dont j’étais seul au monde à comprendre le comique. Je m’attendais toujours en le voyant à quelque agitation divertissante. Cette fois encore je ne fus pas déçu.

Le poêle de notre salle à manger était de faïence blanche, toute craquelée et fendue en plusieurs endroits. Il occupait dans un angle de la pièce une niche où s’élevait un tuyau pareillement de faïence surmonté d’une tête barbue que je savais, pour l’avoir entendu dire à M. Dubois, être celle de Jupiter Trophonius. Et la barbe d’un si grand dieu me faisait impression. M. Debas ayant revêtu une blouse blanche monta à l’échelle et déjà Jupiter Trophonius gisait sur le plancher, détaché de sa colonne d’où s’échappaient des flots de suie, tandis que le poêle lui-même, disloqué, rompu, couvrait de ses débris la salle entière et que des nuages de cendre froide assombrissaient l’air. Les ténèbres furent accrues par une poudre subtile qui monta au plafond pour descendre ensuite lentement en couche épaisse sur les meubles et les tapis. M. Debas gâchait du plâtre dans une auge débordante et dégouttante. Visiblement il se réjouissait de travailler à l’exemple du dieu qui tira l’univers des abîmes du chaos. À ce moment, la vieille Mélanie pénétra, son cabas sous le bras, dans la salle, promena de haut en bas et de long en large des regards désolés, poussa un long gémissement et demanda :

— Alors, comment que je ferai pour servir le dîner de mes maîtres ?

Puis, sans espoir d’une réponse heureuse, elle s’en alla aux provisions.

Le chaos régnait encore quand de nouveau une grande rumeur monta de la cour. Le cocher de M. Bellaguet, le père Alexandre, concierge de notre maison, la bonne des Caumont, le jeune Alphonse criaient ensemble :

— Le voilà, le voilà !

Cette fois, je le vis distinctement sur le faîte du toit, le papegai de la comtesse Michaud. Il était vert avec du rouge sur les ailes. Mais à peine s’était-il montré qu’il disparut.

Les gens de la cour disputèrent entre eux sur la direction qu’il avait prise. L’un croyait qu’il s’était envolé vers le jardin de M. Bellaguet qui lui rappelait, pensait-on, les forêts du Brésil où s’était écoulée son enfance. Un autre affirmait qu’il avait gagné le quai, prêt à se jeter dans la rivière. Le concierge l’avait vu s’élancer sur le clocher de Saint-Germain-des-Prés. Mais l’imagination de ce vieux napoléonien, hantée par le souvenir de l’aigle aux couleurs nationales, l’égarait. Le perroquet de la comtesse Michaud ne volait pas de clocher en clocher. Le commis de M. Caumont conjecturait avec plus de vraisemblance que, pressé par la faim, l’oiseau fugitif gagnait le toit qui abritait sa mangeoire. Simon de Nantua, accoudé à la fenêtre, écoutait pensif. Je lui dis, pour montrer mon savoir, que ce perroquet n’était pas aussi beau que Vert-Vert.

— Qui appelles-tu Vert-Vert ?

Je m’enorgueillis de lui apprendre que c’était le perroquet des Visitandines de Nevers, qui parlait comme un ange, mais qui avait pris un mauvais ton en voyageant sur la Loire avec des bateliers et des mousquetaires. Je connus aussitôt qu’on se fait du tort en montrant son savoir aux ignorants. Car Simon de Nantua, m’ayant regardé sévèrement de ses gros yeux aussi expressifs que deux globes de lampe, me reprocha de dire des futilités.

Cependant il roulait dans son esprit de profondes pensées.

Parmi les innombrables soins qu’il se donnait bénévolement pour le service du prochain, celui qu’il prenait peut-être le plus volontiers était de rattraper les oiseaux échappés. Il avait notamment rapporté plusieurs fois à madame Caumont ses serins domestiques. Il jugea que rendre à la comtesse Michaud son perroquet était pour lui un devoir impérieux, et il ne balança pas à l’accomplir. Ayant remplacé à la hâte sa blouse blanche par une vieille redingote verte qui jaunissait comme les feuilles d’automne, il m’annonça son intention et, laissant régner dans la salle à manger le chaos qu’il n’avait pas eu le loisir d’organiser, il sortit, la tête pleine de son dessein. Je me jetai dans l’escalier à sa suite ; nous franchîmes d’un bond le court espace qui nous séparait de la maison, bien connue de moi, la maison du concierge Morin, où habitait la comtesse Michaud ; nous dévorâmes les degrés jusqu’au palier du deuxième étage et pénétrâmes par la porte grande ouverte dans l’appartement où tout respirait la désolation. Nous vîmes dans la salle à manger le perchoir abandonné. Mathilde, la femme de chambre de madame la Comtesse, nous exposa les circonstances qui avaient précédé et provoqué la fuite de Jacquot. La veille, à cinq heures du soir, un chat gris, à poil ras, un énorme matou, signalé depuis longtemps pour ses attentats, avait bondi dans la salle à manger. À son approche, Jacquot effrayé s’était enfui dans l’escalier et avait passé par la lucarne. Mathilde fit deux fois ce récit. Comme elle se disposait à le faire une troisième fois, je me coulai dans le salon et contemplai le portrait en pied du général comte Michaud qui occupait le plus grand panneau. Le général était représenté (je l’ai déjà dit) en grande tenue, culotte blanche et bottes vernies, à la bataille de Wagram. À ses pieds des morceaux d’obus, un boulet de canon, une grenade fumante ; au fond, des soldats, tout petits par l’effet de leur éloignement, chargeaient. Le général portait sur sa large poitrine le ruban de grand-aigle de la Légion d’Honneur et la croix de Saint-Louis. Je ne fis pas de difficulté à ce qu’il portât la croix de Saint-Louis à Wagram. J’en eusse fait quand je revis plus tard ce portrait chez un brocanteur, si l’on ne m’eût appris que le général comte Michaud, comblé de faveurs et d’honneurs par les Bourbons, avait fait ajouter, en 1816, cette croix à son portrait. Simon de Nantua me tira de ma contemplation et m’enseigna qu’on n’entre dans un salon qu’après en avoir été prié et s’être essuyé les pieds. Sa réprimande fut courte, car le temps était cher.

— Allons ! fit-il.

Et muni d’une grosse corde, apparemment pour se suspendre dans le vide, il monta l’escalier. Je le suivis, portant un verre qu’il m’avait confié et qui contenait du pain trempé dans du vin, appât pour attirer Jacquot. Mon cœur battait avec violence à la pensée des dangers où cette expédition m’allait jeter. Jamais, dans leurs plus effroyables aventures de guerre ou de chasse, trappeurs de l’Arkansas, flibustiers de l’Amérique du Sud, boucaniers de Saint-Domingue, ne sentirent mieux que moi l’ivresse du péril. Nous gravîmes jusqu’à ce que l’escalier nous abandonnât, puis, grimpâmes à une échelle de meunier des plus roides jusqu’à une lucarne par laquelle Simon de Nantua passa la moitié de son corps. Je ne voyais plus que ses jambes et son énorme derrière. Tantôt il appelait Jacquot d’une voix caressante, tantôt il imitait la grosse voix enrouée de Jacquot lui-même, pour le cas, je pense, où l’oiseau préférerait son propre organe à la parole humaine ; par moment il sifflait, par moment il chantait à voix de sirène et interrompait de temps à autre ces incantations pour m’adresser, si j’ose dire, des préceptes qui allaient de la civilité à l’éthique et pour m’enseigner l’art de me moucher en compagnie et mes devoirs envers la divinité.

Les heures passaient, le soleil en s’abaissant allongeait sur les toits l’ombre des cheminées. Nous désespérions, quand Jacquot parut. Les présomptions du commis de M. Caumont se vérifiaient. Je passai la tête par la lucarne et vis le papagai qui, d’une marche difficile, en balançant son gros corps, descendait lentement le pignon. C’était lui ! Il venait à nous. J’en tressaillis de joie. Il était tout proche. Je retenais mon souffle. Simon de Nantua lui jeta un appel sonore et, ayant pris le morceau de pain trempé de vin, le tendit à bout de bras, poing fermé. Jacquot s’arrêta, regarda de notre côté, d’un air de défiance, s’éloigna, battit des ailes et s’enfuit d’un vol d’abord difficile, mais qui, devenu peu à peu plus rapide et plus soutenu, le porta jusqu’au toit d’une maison voisine où il disparut à nos yeux. Notre déconvenue à l’un et à l’autre fut grande, mais Simon de Nantua ne se laissait point abattre par la mauvaise fortune : il tendit le bras vers l’océan des toits.

— Là ! fit-il.

Ce geste énergique, cette parole brève me transportèrent d’enthousiasme.

Je m’attachai à sa vieille redingote et, pour rapporter les faits tels que mon souvenir me les retrace, je fendis l’air avec lui et descendis du haut des nuées dans une enceinte inconnue où se dressaient des façades de pierre sculptée ; et je vis une multitude d’hommes nus, énormes, effrayants, suspendus dans un ciel sans lumière. Les uns y soutenaient le poids de leur puissante structure, les autres, par groupes, descendaient désespérément vers la rive sombre où des démons hideux les attendaient. Cette vision me remplit d’une sainte épouvante ; mes yeux se voilèrent, mes jambes fléchirent. Voilà les faits tels qu’ils frappèrent mes sens et mon esprit et tels qu’ils demeurent imprimés dans ma mémoire : j’en porte un témoignage fidèle. Toutefois, s’il faut les soumettre aux règles d’une critique sévère, je dirai que vraisemblablement nous avons, Simon de Nantua et moi, avec une étourdissante rapidité, descendu l’escalier, suivi le quai, pris la rue Bonaparte et atteint l’École des Beaux-Arts où je vis, par une porte entr’ouverte, une copie du Jugement Dernier de Michel-Ange peinte par Sigalon. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle est vraisemblable. Sans nous prononcer plus affirmativement sur ce point, poursuivons notre récit. Je ne contemplai qu’un instant les colosses flottants et me trouvai dans une cour spacieuse au côté de Simon de Nantua, qu’entouraient des gardiens coiffés d’un bicorne et de jeunes hommes aux longs cheveux ombragés d’un chapeau de feutre à la Rubens et portant un carton sous le bras. Les gardiens niaient avoir vu l’oiseau de la comtesse Michaud. Les jeunes gens conseillaient en riant à Simon de Nantua de lui mettre, pour l’attraper, un grain de sel sur la queue ou plutôt de lui gratter la tête. Il n’y avait rien, affirmaient-ils, qui fût plus agréable aux perroquets.

Et les jeunes hommes nous saluèrent en nous priant de présenter leurs hommages à la comtesse Michaud.

— Malappris ! murmura Simon de Nantua.

Et il sortit indigné.

De retour chez la comtesse Michaud, nous trouvâmes dans la salle à manger… qui ?… le papegai sur son perchoir. Il s’y tenait d’une assiette tranquille et accoutumée et semblait ne l’avoir jamais quitté. Quelques grains de chènevis répandus sur le parquet attestaient qu’il venait de manger. À notre approche, il tourna vers nous un œil rond et fier comme une cocarde, se balança, se hérissa et ouvrit largement ce bec qui formait tout son visage. Une vieille dame, coiffée d’un bonnet de dentelle noire et dont les maigres joues s’encadraient de boucles blanches, la comtesse Michaud, sans doute, assise près de Jacquot, en nous voyant, détourna la tête. La femme de chambre allait et venait sans desserrer les dents. Simon de Nantua passait son chapeau d’une main dans l’autre, affectait de sourire et restait stupide. Enfin Mathilde nous fit connaître, sans daigner nous regarder, que Jacquot venait d’entrer seul et de son propre mouvement, par la lucarne, dans la mansarde où elle couchait, sous les combles, et que le cher animal connaissait bien, pour y être venu souvent sur l’épaule de sa Mathilde.

— Il serait rentré plus tôt, ajouta d’un ton amer la servante, si vous ne l’aviez pas effrayé.

On ne nous retint pas. Et comme Simon de Nantua m’en fit, dans l’escalier, la remarque attristée, on ne nous offrit pas même un rafraîchissement.

Quand, à la tombée de la nuit, je rentrai au logis, je trouvai la maison consternée, ma mère agitée et fiévreuse, la vieille Mélanie en larmes, mon père gardant un calme affecté. On m’avait cru volé par des bohémiens ou des saltimbanques, écrasé par une voiture, arrêté devant quelque boutique dans une rafle de filous ou, pour le moins, perdu dans des rues lointaines. On m’avait cherché chez madame Caumont, chez les dames Laroque, chez madame Letord, la marchande d’estampes, et jusque chez M. Clérot le géographe, où m’attirait quelquefois le désir de contempler sur une sphère la figure de ce monde où je croyais tenir une place considérable. On parlait, quand je sonnai à la porte, d’aller à la préfecture et d’y demander qu’on fît des recherches. Ma mère m’examina attentivement, me toucha le front qui était moite, passa la main dans mes cheveux emmêlés et pleins de toiles d’araignées, et me demanda :

— D’où viens-tu, fait comme tu es, sans chapeau, ton pantalon déchiré au genou ?

Je contai mon aventure et comment j’avais suivi Simon de Nantua à la recherche du papegai.

Elle s’écria :

— Je n’aurais jamais cru monsieur Debas capable d’emmener cet enfant toute une après-midi, sans m’en demander la permission et sans avertir personne.

— Quand l’éducation n’y est pas !… ajouta, en secouant la tête, la vieille Mélanie, bonne créature, mais qui, humble et petite, se montrait sévère aux humbles et aux petits.

On dîna dans le salon, la salle à manger étant impraticable.

— Pierre, me dit mon père, quand j’eus pris mon potage, comment n’as-tu pas pensé que ta disparition prolongée jetterait ta mère dans une mortelle inquiétude ?

J’essuyai encore quelques reproches, mais visiblement c’était sur Simon de Nantua que tombait la réprobation.

Ma mère m’interrogeait touchant mes escalades, et paraissait troublée encore des dangers que j’avais courus.

Je l’assurai que je n’avais couru aucun danger. Je cherchais à la tranquilliser, mais en même temps, je voulais montrer ma force et mon courage, et, tout en lui répétant que je m’étais tenu loin de tout péril, je me dépeignais montant à des échelles suspendues dans le vide, escaladant des murailles, grimpant sur des toits aigus, courant dans des gouttières. En m’écoutant, elle laissa paraître tout d’abord un léger tremblement des lèvres qui trahissait son trouble. Puis, peu à peu rassurée, elle hocha la tête et finit par me rire au nez. J’avais passé la mesure. Et quand je contai que j’avais vu une multitude d’hommes nus, énormes, suspendus dans l’air, on cria holà ! et l’on m’envoya coucher.

L’aventure du perroquet resta fameuse dans ma famille et parmi nos amis. Ma chère maman racontait, peut-être avec quelque orgueil maternel, ma course dans les gouttières en compagnie de M. Debas auquel elle ne pardonna jamais. Mon parrain m’appelait ironiquement chasseur de papegauts ; M. Dubois[1] lui-même, tout grave qu’il était, souriait presque en entendant conter une si étrange aventure et faisait cette remarque qu’avec son habit vert, sa grosse tête, son cou épais et court, sa vaste poitrine, ses formes trapues, son air rébarbatif, le perroquet amazone sur son perchoir offre assez le profil de Napoléon à bord du Northumberland. À ce récit enfin M. Marc Ribert, romantique chevelu, tout de velours habillé et qui ronsardisait, se prenait à murmurer :

Quand le printemps poussait l’herbe nouvelle
Qui de couleurs se faisait aussi belle
Qu’est la couleur d’un gaillard papegai,
Bleu, pers, gris, jaune, incarnat et vert gai…

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  1. Il sera parlé amplement de M. Dubois et quelque peu de M. Marc Ribert dans un volume de Souvenirs qui fera suite à celui-ci