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Le Petit Pierre/27

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Calmann-Lévy (p. 251-256).


XXVII

LA JEUNE HÉRITIÈRE DES TROGLODYTES


J’avais vu juste : Radégonde, ou plutôt Justine, car ma chère maman l’avait transférée délibérément du patronage de la noble thuringienne en celui d’une sainte dont le nom coule plus doucement sur les lèvres, Justine donc changea, pour sa bienvenue, notre maison paisible en une demeure féerique. Vous m’entendez bien : je ne veux pas dire par là que cette simple paysanne eût reçu d’une marraine fée le don de revêtir de porphyre, d’or et de pierreries les murs des appartements qu’elle nettoyait. Non, mais depuis son entrée en charge, notre logis résonnait sans cesse de bruits inouïs, de chocs formidables, de cris d’épouvante, de grincements de dents et de rires stridents ; il s’y répandait des odeurs horribles de graisse bouillante et de chairs grillées ; les eaux ménagères coulaient inopinément dans les chambres, une fumée soudaine y cachait le jour et oppressait les poitrines, les parquets craquaient, les portes claquaient, les fenêtres s’entrechoquaient, les rideaux se gonflaient, le vent soufflait en tempête, des signes funestes apparaissaient qui troublaient mon père : son encrier se renversait sur sa table, ses plumes perdaient leur bec, le verre de sa lampe éclatait chaque soir. N’était-ce pas proprement féerique ? Ma mère disait que Justine n’était pas une mauvaise fille et qu’avec du temps et de la patience, on la formerait ; mais qu’en attendant, elle cassait un peu trop ; cependant Justine n’était pas maladroite. Souvent, au contraire, elle surprenait mes parents par sa dextérité. Mais elle était sauvage, violente et prompte au combat, et, comme, dans son âme primitive, la matière inerte s’animait, prenait les sentiments et les passions des hommes, cette fille des troglodytes de la Loire entrait en lutte avec les ustensiles de cuisine et de ménage comme avec des esprits ennemis.

Elle s’attaquait aux métaux les plus durs. Les espagnolettes des fenêtres et les robinets des fontaines lui restaient dans la main. Enfin l’âme de ses lointains aïeux, remontée en elle, la vouait au plus sauvage fétichisme. Mais qui de nous ne s’est jamais irrité contre une chose non pensante dont il éprouvait de la douleur ou seulement de la résistance, une pierre, une épine, une branche ?

Je suivais Justine dans ses travaux quotidiens avec une curiosité qui ne se lassait jamais. Ma chère maman me reprochait ce qu’elle appelait ma sotte musardise. Elle n’en jugeait pas bien : Justine m’intéressait par ses façons guerrières et parce que toutes ses entreprises domestiques prenaient le caractère d’une lutte incertaine et terrible. Lorsque, armée de son balai et de son plumeau, elle disait avec force : « Faut que j’aille faire le salon », je l’accompagnais attentif.

Le salon était meublé d’un canapé et de vastes fauteuils d’acajou, destinés à recevoir sur leurs vieux sièges de velours rouge les clients du docteur. Tendus de papier vert à ramages, les murs portaient deux gravures : la Danse des Heures et le Songe de Napoléon, ainsi que deux toiles crevées en maint endroit, deux portraits de famille, un grand-oncle à moi très brun, avec son col d’habit très montant, sa cravate blanche qui lui cachait le menton et des boutons de chemise à chaînette d’or ; une grand’tante coiffée en coques et sévèrement enfermée, quant au buste, dans une robe noire, représentés tous deux, m’a-t-on dit, sous le règne de Charles X, peu de temps avant leur fin prématurée, figures du passé qui m’inspiraient une tristesse profonde. Mais ce qui faisait la principale richesse de ce salon, c’étaient les statuettes de bronze offertes par des malades guéris et reconnaissants. Chacune de ces œuvres d’art témoignait de l’âme du donateur. Il y en avait de gracieuses, il y en avait d’austères. Elles ne s’accordaient ensemble ni par la taille, ni par le caractère. D’un côté de la porte, une Vénus de Milo, réduite et coulée dans un métal chocolat, s’élevait sur une petite table façon Boulle. De l’autre côté, une Flore en bronze de commerce répandait en souriant des fleurs de zinc doré. Entre deux fenêtres siégeait, barbu et cornu, le Moïse de Michel-Ange. Et çà et là, sur les tables, on voyait un jeune pêcheur napolitain tenant un crabe par une patte, un ange gardien portant au ciel un petit enfant, Mignon regrettant son pays, Méphistophélès s’enveloppant de ses ailes de chauve-souris et Jeanne d’Arc en prière. Enfin, un Spartacus, ayant brisé ses fers, se dressait farouche, serrant les poings sur la pendule-borne de la cheminée.

Pour les nettoyer, Justine frappait violemment d’un maigre plumeau les tableaux et les bronzes. Cette fustigation n’endommageait pas sensiblement mon grand-oncle ni ma grand’tante déjà tant éprouvés ; elle n’avait point de prise sur les formes simples et pleines de la Vénus et du Moïse. Mais la sculpture moderne en souffrait. Des plumes arrachées violemment à l’époussetoir se logeaient sous les ailes de l’ange gardien, entre les pattes du crabe, sous l’épée de Jeanne d’Arc, dans les cheveux de Mignon, dans la guirlande de Flore, dans les chaînes de Spartacus. Justine n’aimait pas ces guignols, comme elle les appelait, et surtout elle détestait le Spartacus. C’est lui qu’elle frappait le plus rudement ; elle le faisait chanceler sur sa base. Il s’ébranlait, il penchait terriblement, il menaçait de tomber sur l’insolente et de l’écraser dans sa chute. Alors, les sourcils froncés, les veines du front gonflées, elle lui criait : « Hola ! Ho ! », comme aux bêtes que naguère elle ramenait le soir à l’étable, et, d’un coup bien asséné, le rencognait sur sa borne.

Dans ces combats de chaque jour, le plumeau eut bientôt perdu toutes ses plumes. C’était avec la manchette de cuir et le bois dénudé que Justine époussetait désormais. À ce traitement, l’ange gardien perdit ses ailes, Jeanne d’Arc son épée, le jeune pêcheur son crabe, Mignon une boucle de ses cheveux, et Flore ne jeta plus de fleurs. Justine n’en était point troublée, mais parfois, à la vue de ces ruines, la jeune Tourangelle, les mains jointes sur le manche de son plumeau, demeurait songeuse et murmurait avec un sourire triste :

— Tout de même, ces guignols, ce que c’est craintif !