Le Petit Savoyard/Le Départ
LE DÉPART
« Pauvre petit, pars pour la France.
Que te sert mon amour ? Je ne possède rien.
On vit heureux ailleurs : ici dans la souffrance.
Pars, mon enfant, c’est pour ton bien.
« Tant que mon lait put te suffire,
Tant qu’un travail utile à mes bras fut permis,
Heureuse et délaissée, en te voyant sourire,
Jamais on n’eût osé me dire :
« Renonce aux baisers de ton fils ! »
« Mais je suis veuve : on perd la force avec la joie.
Triste et malade, où recourir ici ?
Où mendier pour toi… Chez des pauvres aussi !
Laisse ta pauvre mère, enfant de la Savoie :
Va, mon enfant, où Dieu t’envoie.
« Mais si loin que tu sois, pense au foyer absent :
Avant de le quitter, viens, qu’il nous réunisse.
Une mère bénit son fils en l’embrassant :
Mon fils, qu’un baiser le bénisse.
« Vois-tu ce grand chêne là-bas ?
Je pourrai jusque-là l’accompagner, j’espère.
Quatre ans déjà passés, j’y conduisis ton père :
Mais lui, mon fils, ne revint pas.
« Encor s’il était là pour guider ton enfance.
Il m’en coûterait moins de l’éloigner de moi :
Mais tu n’as pas dix ans, et tu pars sans défense…
Que je vais prier Dieu pour toi !…
« Que feras-tu, mon fils, si Dieu ne te seconde ?
Seul parmi les méchants (car il en est au monde),
Sans ta mère, du moins, pour t’apprendre à souffrir :
Oh ! que n’ai-je du pain, mon fils, pour te nourrir !
« Mais Dieu le veut ainsi : nous devons nous soumettre.
Ne pleure pas en me quittant ;
Porte au seuil des palais un visage content.
Parfois mon souvenir t’affligera, peut-être…
Pour distraire le riche, il faut chanter pourtant.
« Chante, tant que la vie est pour toi moins amère
Prends ta marmotte et ton léger trousseau :
Répète, en cheminant, les chansons de ta mère.
Quand ta mère chantait autour de ton berceau.
« Si ma force première encor m’était donnée.
J’irais te conduisant moi-même par la main ;
Mais je n’atteindrais pas la troisième journée !
Il faudrait me laisser bientôt sur ton chemin :
Et moi, je veux mourir aux lieux où je suis née.
« Maintenant de ta mère entends le dernier vœu :
Souviens-toi, si tu veux que Dieu ne t’abandonne,
Que le seul bien du pauvre est le peu qu’on lui donne.
Prie et demande au riche : il donne au nom de Dieu.
Ton père le disait. Sois plus heureux : adieu. »
Mais le soleil tombait des montagnes prochaines :
Et la mère avait dit : « Il faut nous séparer : »
Et l’enfant s’en allait à travers les grands chênes.
Se tournant quelquefois, et n’osant pas pleurer.