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Le Piège d’or/IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 89-100).


CHAPITRE IX

PREMIER CONTACT AVEC L’INCONNUE


L’unique fenêtre de la cabane était orientée vers l’Est. Passant par son ouverture, le pâle soleil déversait sa clarté sur la cloison opposée. Dans cette cloison s’ouvrait une porte et, dans la porte, une jeune fille était debout.

Inondée des rayons du soleil, elle semblait nimbée dans la même chevelure merveilleuse dont une tresse étincelante avait servi à la confection du piège d’or. Cette chevelure, déployée, retombait comme une onde sur ses bras et sur sa poitrine, et jusque sur ses hanches. Allumée par les feux vivants du soleil, sous leurs reflets, elle resplendissait comme une flamme.

Telle fut la première impression de Philip. Sa seconde constatation fut qu’il avait interrompu la jeune fille dans sa toilette. Muette d’étonnement, elle le regardait fixement. Et, sous la cascade des cheveux, Philip entrevoyait la blancheur laiteuse de ses épaules. Puis ce fut sur le visage que Philip reporta ses regards. Il sentit le sang se glacer dans ses veines. Une âme, sur cette figure, qui était belle, mais pâle comme la mort, trahissait ses tortures. Cette femme était jeune. Elle ne devait guère avoir plus de vingt ans. Ses yeux, tels que Philip n’en avait jamais vu, étaient mauves, comme des améthystes. La souffrance subie, à son paroxysme, et l’angoisse de celle de demain se reflétaient dans leur pur cristal. Philip comprit que l’inconnue avait traversé quelque enfer.

« Ne vous alarmez pas, dit-il, en parlant doucement. Je suis Philip Brant, de la police montée du Royal North-West. »

La jeune fille ne répondit point. Philip n’en fut pas surpris. Toute l’histoire de sa captivité se lisait dans ses yeux, aussi claire que si elle l’eût racontée. Que pouvait-elle ajouter de plus ? Il eût été heureux cependant de voir ces lèvres s’entrouvrir. En ce qui le concernait désormais, maintenant qu’il était venu jusqu’ici, tout ce qu’il savait, c’est qu’il tuerait Bram, le moment arrivé.

Il répéta les mots qu’il avait prononcés. La jeune fille poussa un profond soupir et Philip vit sa poitrine qui se soulevait sous sa chevelure. Mais les yeux demeurèrent effarés. Tout à coup, elle courut vers la fenêtre et Philip la vit y crisper ses mains, tandis qu’elle se penchait pour regarder au-dehors. Bram était en train de faire entrer les loups dans l’enclos. Son regard revint ensuite vers Philip et il était rempli d’épouvante. On eût dit une bête devant le fouet qui va la frapper. Il en fut stupéfait et effrayé lui-même. Et, comme il avançait d’un pas vers elle, elle se cabra en arrière. Elle étendit ses bras, comme pour l’empêcher d’approcher, et un cri strident s’échappa de ses lèvres.

Ce cri arrêta Philip, aussi net que l’eût fait un coup de feu. Elle avait parlé, et il n’avait pas compris ce qu’elle avait dit. Il ouvrit largement son manteau et un rayon de soleil tomba sur l’insigne de bronze de la police, qu’il portait accroché à sa veste. La jeune fille parut étonnée, au moins autant que jusque-là elle avait été effrayée. Philip réfléchit qu’avec sa barbe de huit jours il devait avoir un aspect aussi hirsute que celui de Bram. Il était évident qu’elle avait eu peur de lui, aussi bien que de Bram. Maintenant elle semblait se rassurer.

« Je suis, reprit-il, Philip Brant, de la police montée du Royal North-West. Je suis venu ici spécialement à votre secours, si vous en avez besoin. J’aurais pu m’emparer de Bram et le tuer, depuis longtemps, mais j’avais une raison pour ne point le faire, et cette raison c’était vous. Pourquoi êtes-vous ici, avec un fou et un assassin ?

Elle le considérait avec une grande attention et, dans sa figure, si blanche tout à l’heure, une rougeur soudaine était montée. Il vit l’effroi s’éteindre dans ses yeux et leurs prunelles s’allumer, éblouissantes d’émotion. Dehors on entendait Bram et ses loups. Elle se tourna vers la fenêtre. Puis elle commença à parler, rapidement et ardemment, dans une langue qui parut à Philip aussi énigmatique que le mystère de sa présence dans la cabane de Bram.

Elle n’ignorait pas qu’il ne pouvait comprendre ce qu’elle lui disait et, brusquement, elle vint tout près de lui, lui posa un doigt sur les lèvres, puis le mit sur les siennes, en hochant la tête. Philip sentit, à travers la pression du doigt, le frémissement qui l’agitait. Tout s’éclairait. Elle lui faisait comprendre que tous deux auraient eu beaucoup de choses à se dire, mais qu’ils ne pouvaient le faire, car ils ne parlaient pas le même langage. Il en demeura stupide et se prit à la regarder fixement, comme un imbécile.

À ce moment, on entendit près de la porte les pieds lourds de Bram. Immédiatement, les yeux de la jeune fille s’assombrirent à nouveau et, rapide, sa chevelure flottant autour d’elle, comme un nuage d’or, elle s’élança vers la pièce voisine, d’où elle était venue apparaître à Philip.

Elle y avait disparu lorsque la porte s’ouvrit, et Bram entra. À ses talons, Philip entrevit, de l’autre côté du seuil, une partie des loups qui jetaient vers l’intérieur de la cabane leurs regards de carnassiers. Bram pliait sous la charge qu’il apportait du traîneau. Il laissa tout choir sur le plancher et, sans s’occuper de Philip, il fixa ses yeux sur le rideau qui servait de porte à l’autre chambre.

Bram était comme hypnotisé par ce rideau et Philip regardait Bram. Ni l’un ni l’autre ne bougeaient. Dans le silence on entendit, à travers le rideau, la jeune fille marcher.

Philip était en proie à des sentiments divers. S’il avait possédé une arme, il en aurait, sur-le-champ, terminé avec Bram, car l’étrange lumière qui brillait dans les yeux de l’homme-loup semblait justifier ses pires soupçons. Ses mains, sans doute, étaient vides. Mais, ayant promené son regard autour de lui, il vit, près du poêle, une pile de bois à brûler. Un solide gourdin, pris dans cette pile, pourrait rendre, le cas échéant, d’utiles services.

Le rideau se souleva et, dans l’encadrement de la porte, la jeune femme reparut. Elle souriait des yeux et des lèvres, et son sourire allait droit vers Bram ! Ce fut un coup de fouet supplémentaire aux nerfs de Philip. Vers Bram elle semblait tendre ses beaux bras, et elle se mit à lui parler.

Philip ne pouvait saisir un traître mot de ce qu’elle disait. Ce n’était pas du cree, ni du chippewyon, ni de l’esquimau. Ce n’était pas davantage du français ou de l’allemand, ou toute autre langue qu’il eût jamais entendue. La voix était douce et pure ; elle tremblait seulement un peu, car le débit en était précipité. Le regard terrifié, qui avait accueilli Philip et tout à l’heure s’était de nouveau montré, avait disparu. La jeune femme avait peigné et tressé ses cheveux avec soin et l’on eût dit un splendide portrait descendu de son cadre. Portrait qui ne trahissait la race d’aucune femme élevée sur la Terre du Nord.

L’homme-loup était transfiguré. Ses yeux pétillaient de plaisir. Sa figure avait pris une expression de bon gros chien caressant, ses lèvres épaisses remuaient, comme s’il eût, à part lui, répété tout ce que disait la jeune femme.

Était-il donc possible qu’il la comprît ? Son langage inconnu était-il donc connu de Bram ? Et Philip se demandait quel rôle il était, lui-même, venu jouer là. La jeune femme semblait réellement heureuse. Qu’allait-il se passer ?

Lorsqu’elle eut fini de parler, l’homme-loup mit toute sa réponse dans un cri guttural, qui était comme un pacan de triomphe. Il se laissa choir sur les genoux, devant le sac gris, et, sans cesser son mâchonnement, il commença à en vider le contenu sur le plancher.

Les yeux de Philip, par-dessus Bram, se croisèrent avec ceux de la jeune femme. Les mains sur sa poitrine, elle semblait le supplier de comprendre. Et il comprit. C’était un rôle qu’elle s’était imposé, et qu’elle jouait vis-à-vis de l’homme-loup. Elle se forçait à lui sourire, elle contraignait son visage et ses lèvres à lui dire qu’elle était heureuse.

Et maintenant, c’était à Philip qu’elle s’adressait. Elle s’efforcait de lui dire, à lui, ce que ce jeu signifiait. Elle désigna du doigt Bram agenouillé, la tête énorme et les larges épaules courbées sur le sac, et, d’une voix basse et contractée, articula :

« Tossi, tossi, han er tossi… »

Que voulait-elle dire ainsi ? Philip se torturait l’esprit à le deviner. En désespoir de cause, il désigna du doigt le tas de bois. Sa pantomime était claire. Bram tournait le dos. Fallait-il l’assommer sur place d’un coup bien assené ? Mais elle secoua la tête et parut fort alarmée de cette idée.

Elle se remit à murmurer des mots incompréhensibles. Puis, regardant Bram à nouveau, elle répéta :

« Tossi, tossi, han er tossi… »

Soudain, pour se faire entendre, elle porta sa main à son front, en appuyant sur la racine de ses cheveux ses doigts fuselés. Ses yeux se dilatèrent et sa pensée en jaillit vers Philip. Elle lui disait ce qu’il savait déjà, que Bram Johnson était fou.

Après elle, il répéta : « Tossi, tossi… » en se frappant le front et en faisant vers Bram un signe de tête. Oui, c’était bien cela. Les traits de la jeune femme s’étaient détendus et elle parut soulagée d’un grand poids. Elle avait craint que Philip n’attaquât l’homme-loup. Maintenant il avait compris qu’il ne fallait point lui faire de mal et elle en paraissait tout heureuse.

La jalousie mordit à nouveau le cœur de Philip. L’énigme, loin de s’éclaircir, se compliquait. Qu’est-ce que cette jeune femme était donc pour Bram ? Elle semblait, par moments, redouter ce fou, ce hors-la-loi, et cependant elle désirait qu’il ne fût pas maltraité.

Bram, durant ce rapide colloque, avait déballé ses provisions et les avait alignées sur le plancher.

Vers celles-ci les yeux de la jeune femme se tournaient maintenant. Dans ses yeux il y avait la faim ! Vers ces provisions bénies tout son être s’extériorisait à cette heure. L’enfer de souffrance qu’elle avait traversé, se révélait dans son regard. Elle avait faim. Faim de quelque chose qui ne fût point de la chair saignante, faim d’une nourriture qui ne fût pas la même que celle des loups ! Voilà pourquoi Bram s’était aventuré si loin vers le Sud, pourquoi il s’était si brutalement attaqué à Philip, afin de lui ravir ses provisions. Il les destinait à la jeune femme.

Philip la voyait qui tentait de lui cacher, par fierté féminine, la folie de joie qu’elle éprouvait devant la nourriture déballée par Bram. S’il n’eût pas été là, elle se fût déjà agenouillée à côté de Bram. Elle n’osait, devant l’étranger. Et, comme son regard rencontrait celui de Philip, sa figure s’empourpra. C’était l’aveu de son désir ardent, la trahison de son estomac, dont elle ne pouvait réprimer les contractions. N’allait-il pas trouver qu’elle était folle, elle aussi, aussi folle que Bram, et retournée pareillement à l’état animal ?

Philip fit en hâte un pas vers elle et posa une main sur son bras.

« Nous allons, n’est-ce pas, déjeuner de compagnie ? » lui dit-il.