Le Piège d’or/VIII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 69-88).


CHAPITRE VIII

LE TERME DU VOYAGE


Pendant une bonne demi-heure, Bram parut soudain comme pétrifié.

Ses yeux, cessant de fixer Philip, s’étaient détournés vers la tresse de cheveux. Ses lèvres épaisses s’étaient décollées et sa bouche demeurait béante. On eût dit qu’il avait cessé de respirer. Ses mains lâchèrent le fouet et le gourdin, qui tombèrent dans la neige.

Comme hypnotisé par le piège, il fit un pas en avant, puis deux, puis un autre encore, jusqu’à ce qu’il fût à portée de Philip. Il prit la tresse dorée, sans prononcer un seul mot. Mais la lueur mauvaise s’éteignit dans ses yeux gris. Les lignes de sa lourde face se détendirent et, tandis qu’il élevait en l’air les cheveux, pour en faire jouer l’éclat dans la lumière, quelque chose de sa bestialité s’adoucit un peu. C’était tout le sourire que pouvait mettre la nature dans le faciès de Bram.

Toujours énigmatique cependant, il continuait à se taire, tandis qu’il enroulait la tresse autour de ses grands doigts, puis la rangeait quelque part, sous son vêtement. Mais, redevenant tout à coup conscient de la présence de Philip, il ramassa le revolver et, avec un grognement, qui était l’écho de ses réflexions intimes, il le jeta au loin sur la plaine blanche. Et les loups, instantanément, coururent dessus, dans un élan effréné. Le couteau suivit la même route que le revolver. Lorsque ce fut le tour du fusil, le géant l’appuya sur son genou et, aussi froidement qu’il eût rompu un morceau de bois à brûler, d’un simple effort, il le brisa, près du canon.

« Le diable l’emporte ! » maugréa Philip.

Une vague de colère monta en lui et, pendant un instant, il fut sur le point de s’élancer sur Bram, pour défendre son bien. Mais si, tout à l’heure, il s’était déjà senti impuissant, combien plus encore l’était-il maintenant ! Une autre idée se fit jour, presque aussitôt, dans son esprit. Si Bram détruisait ces armes, c’est qu’il avait dessein d’épargner sa vie, pour le moment tout au moins. En agissant ainsi son but était de le mettre hors d’état de nuire.

L’inutilité de tout discours tenait ses lèvres closes. Bram, l’avant regardé, lui montra du doigt ses raquettes. C’était une muette invitation à les chausser. Les loups étaient revenus, furtifs et alertes. Un claquement de fouet retentit et, Bram ayant levé son bras vers le Nord, en faisant signe à Philip de marcher devant, la caravane se mit en chemin. Bram suivait Philip, et la bande suivait Bram. L’ordre du cortège indiquait nettement que l’outlaw emmenait avec lui un prisonnier, non un ami. Pourquoi avait-il fait grâce ? Mystère.

Au bout de deux milles, on retrouva le traîneau de Bram. Il l’avait abandonné, pour être plus libre de ses mouvements, lorsqu’il était venu dans la nuit, avec ses loups, se mettre à l’affût de son poursuivant inconnu. Car il s’était bien douté que Philip allait suivre sa piste, à la suite de leur dernière rencontre. La tactique de l’homme-loup n’avait rien laissé à désirer, ni sa prévoyance. Philip, intérieurement, s’en émerveilla.

Il observait Bram, tandis que celui-ci mettait la horde sous le harnais. Les loups lui obéissaient ainsi que des chiens. Il existait, entre eux et lui, comme une camaraderie, comme une affection même. Bram leur parlait exclusivement en esquimau : les mots claquaient comme des paquets d’os se heurtant les uns les autres : clac-clac-clac. Ce n’était plus du tout le timbre guttural de Bram, lorsqu’il s’exprimait dans le patois des métis.

Au moment de repartir avec le traîneau, Philip tenta à nouveau de rompre le silence et de tirer de Bram quelques paroles.

« Si tu crois vraiment qu’en tirant vers toi j’ai essayé de te tuer, dit-il, pourquoi ne m’as-tu pas répondu en lançant sur moi tes loups, comme tu l’as fait déjà, avec d’autres ? Pourquoi es-tu venu m’assiéger, le lendemain seulement, dans mon abri ? Et puis… où allons-nous ? »

Bram tendit le bras vers le Barren.

« Là ! » fit-il, sans répondre au reste du questionnaire.

Et son bras était pointé vers le Nord, aussi droit qu’une aiguille de boussole.

Puis, comme si sa pensée était revenue en arrière, vers la première partie de l’interrogation de Philip, il éclata de rire. La laideur naturelle de Bram, lorsqu’il riait, faisait de sa face quelque chose d’effrayant et de grotesque à la fois, comme ces gargouilles gothiques, sculptées à la corniche des vieilles cathédrales, qui roulent vers le passant leur œil exorbité. Ce rire était à ce point exaspérant que Philip se sentit l’envie de prendre aux épaules celui qui le proférait, et de le secouer jusqu’à ce qu’il se décidât à parler.

Mais il songea, une fois de plus, à Pelletier. À Pelletier qui, lorsqu’il griffonnait sur la porte de sa case ses élucubrations éparses, était sans doute, comme Bram, un demi-fou. Contre la folie aussi luttait Bram, contre la folie et la solitude qui avaient tué Pelletier. Parce qu’il avait assassiné, une malédiction était sur lui. Il était, de par la Loi, au ban de l’humanité !

Le rire était tombé et Bram avait repris sa lourde face impassible. D’un geste, il indiqua à Philip qu’il devait monter sur le traîneau, tandis que lui-même prenait la tête de l’attelage. Le fouet claqua, Bram parla aux loups en langage esquimau, les loups tirèrent sur leurs traits, et l’on repartit.

L’homme-loup, tête et épaules basses, ouvrait la marche sur ses raquettes, en de formidables enjambées, qui maintenaient au trot l’attelage qui suivait. L’allure moyenne devait être de huit milles à l’heure. Philip, sur le traîneau, ne pouvait détacher ses yeux des larges épaules de Bram et du dos gris des loups. En voyant peiner de compagnie cet homme et ces bêtes, dans un fraternel effort, à travers un monde de silence et de néant, il se sentait pris de compassion pour ces parias de la vie. Une oppressante pitié l’envahissait.

Puis ses yeux retombèrent sur le traîneau et il inspecta avec intérêt le chargement. Des peaux d’ours y étaient roulées. C’étaient les couvertures de Bram. L’une d’elles, avec sa blanche fourrure, provenait d’un ours polaire. À côté des peaux était le train de derrière du caribou. À portée de sa main, étaient allongés un gourdin et un fusil. Le fusil était d’un vieux modèle, à un seul coup, et se chargeait par la culasse. Philip se demanda pourquoi, au lieu de détruire le sien, plus moderne, Bram ne se l’était pas approprié, en échange de cette vieille relique. Il songea aussi, si défectueuse que fût cette arme, au danger qu’il avait couru, perché sur son arbre, dans la pleine lumière des étoiles.

Plus encore que le fusil, le gourdin semblait usagé. Il était de bouleau et long de trois pieds. À l’endroit où s’agrippait la main de Bram, le bois était tout usé, tout lisse, et si imprégné de crasse qu’il en était noir comme de l’ébène. À l’extrémité opposée, celle qui frappait, sa surface, entamée, portait la marque des coups formidables, durement appliqués, et des macules de sang à demi décoloré en disaient long. Pas d’ustensiles de cuisine sur le traîneau, et encore moins de comestibles, sauf la chair du caribou. À l’arrière, était seulement un fort fagot de branches résineuses de sapin, d’où sortait un grossier manche de hache.

La peau d’ours blanc et le fusil retenaient surtout l’attention de Philip. Un fusil ! Il n’avait qu’à se pencher un peu, pour s’en saisir, et la pensée le lancinait, qu’il ne pouvait guère manquer le large dos qu’il avait devant lui. Nul doute que Bram eût oublié l’arme dans le traîneau. Peut-être aussi comptait-il sur la seule protection de ses loups, qu’il estimait être suffisante, ou bien encore… avait-il confiance en son prisonnier ? C’est à cette dernière supposition que Philip s’arrêta. Il n’avait, effectivement, nul désir de faire à Bram aucun mal. Pas plus qu’il ne songeait à s’échapper lui-même. Il avait oublié qu’il était un agent assermenté de la Loi, et qu’il se devait d’amener à son quartier général Bram, mort ou vif. Bram, pour lui, n’était plus un criminel. C’était un malheureux. Et, dans cette chasse à l’homme il ne voyait plus un simple sport, mais l’attrait troublant d’un devoir humain à remplir et le frisson de sensations inconnues.

Il y avait aussi, en effet, le piège d’or. Même s’il eût accepté la tentation du fusil qui s’offrait à lui, comme placé là par la Providence, la pensée du piège d’or et de son mystère eût arrêté son bras. C’était vers ce mystère que Bram et ses loups le conduisaient à toute vitesse, il n’en doutait plus maintenant.

Combien de temps durerait cette course ? Il n’était pas téméraire de supposer que, passant à l’Est du grand lac de l’Esclave, Bram, se dirigeant vers la mer Polaire, l’atteindrait au-delà de la rivière de la Mine-de-Cuivre, vers le golfe du Couronnement. La peau de l’ours blanc, qui se trouvait dans le traîneau, provenait d’une bête fraîchement tuée, et dans ces parages abondent ces animaux. C’étaient cinq cents bonnes lieues jusqu’aux premières colonies d’Esquimaux. Bram et ses loups pouvaient couvrir cette distance en dix jours, peut-être en huit.

Si cette supposition était fondée, bien des choses s’expliquaient. La jeune fille ou la femme, à qui avait appartenu la tresse dorée, était arrivée dans cette région à bord d’un baleinier. Peut-être était-elle la femme, ou la fille, du capitaine. Le navire s’était perdu dans les glaces et l’équipage avait été sauvé par les Esquimaux. Elle était chez eux, à cette heure, en compagnie d’autres blancs. Cela valait mieux, certes, que de penser qu’elle appartenait à Bram.

Philip faisait tout ce qu’il pouvait pour écarter cette idée hideuse et terrible qui, malgré ses efforts, s’acharnait sur lui. Car, enfin, cela pouvait être. Une femme, avec de semblables cheveux, pareils à l’or filé, dans la possession de ce géant, de ce demi-fou !

Tandis que trottait ainsi son imagination, Philip serrait ses poings. Il lui prenait des démangeaisons de sauter à bas du traîneau, de bondir sur Bram, de le renverser dans la neige et, le genou sur sa poitrine, d’arracher de lui la vérité. Mais il fallait se contraindre et, par une diplomatie savante, au contraire, atteindre au but désiré.

Une heure durant, Philip contrôla, à l’aide de sa boussole, la direction suivie par Bram. Elle demeurait celle du Nord. Puis Bram vint prendre place, lui aussi, sur le traîneau. Il se mit debout, derrière Philip, et de son long fouet activa la marche de l’attelage. Les loups prirent le galop, et la vitesse, autant qu’il était possible d’en juger, dépassa dix milles à l’heure.

Tandis que le traîneau filait sur la plaine gelée, Philip, une bonne douzaine de fois, tenta d’entamer la conversation. Bram ne répondit toujours pas. Il se contentait, de temps à autre, de crier vers ses loups, en esquimau, de faire claquer son fouet, d’agiter en l’air ses grands bras, avec des éclats intermittents de son rire apocalyptique.

Deux heures encore s’écoulèrent. Bram lança un ordre bref, et l’attelage s’arrêta net. Un second ordre suivit, énergique et brutalement impérieux, la lanière du fouet claqua, menaçante, et les loups haletants aplatirent leurs ventres dans la neige.

Philip sauta du traîneau, tandis que Bram se baissait vers le fusil. Agenouillé devant lui, il le montra du doigt à Philip. Puis, calmement, posément, sans qu’aucune folie se trahît dans sa voix :

« Vous pas toucher le fusil, m’sieu. Pourquoi vous pas tirer quand j’étais là, en tête des loups ?

— Pour la même raison, il me semble, que tu ne m’as pas tué pendant que je dormais ! » répondit Philip. Et, saisissant Bram par le bras :

« Pourquoi, diable, rester ainsi boutonné ? Pourquoi ne parles-tu pas ? Je ne suis plus à tes trousses, à cette heure. La police te croit mort et je n’ai nulle envie de te trahir. Pourquoi ne pas t’humaniser un peu ? Où allons-nous et pourquoi, tonnerre… »

Il n’acheva pas. La tête de Bram s’était rejetée en arrière, sa large bouche s’était fendue jusqu’aux oreilles et le rire inouï en avait jailli. Mais ce n’était plus, cette fois, un rire méchant et tragique. C’était un vrai rire, tout naturel, et auquel Bram se laissait aller librement. Il prit le fusil et, sous les yeux de Philip, en ouvrit la culasse. La chambre à cartouches était vide.

Philip en demeura paralysé. Bram avait mis la tentation sous sa main pour l’éprouver !

Le stratagème ne manquait pas de logique, ni d’ingéniosité. Il était le fait d’un homme sain d’esprit. Mais déjà les yeux de Bram Johnson étaient redevenus hagards. La folie remontait en lui, prête à le faire basculer dans ses insondables abîmes.

Ayant remis en place le fusil, Bram, à l’aide d’un grand couteau, commença à tailler en morceaux la chair du caribou. Il avait décidé, sans aucun doute, que l’heure du déjeuner commun était arrivée. À chacun des loups il distribua une portion de viande, et s’en adjugea une tranche à lui-même, qu’il dévora crue. Il avait laissé la lame de son couteau plantée dans la carcasse. C’était une invitation à Philip de s’en servir.

Philip, s’étant assis près de Bram, ouvrit son sac de voyage et en sortit ses vivres personnels. Il les étala, avec intention, entre lui et son compagnon, afin que celui-ci en prît sa part, si cela lui convenait.

Les mâchoires de Bram s’arrêtèrent de broyer et, lorsque Philip releva les yeux, il tressaillit. Ceux de Bram s’étaient injectés de sang. Fixement, il regardait les vivres.

L’homme-bête atteignit un morceau de galette et s’en saisit. Il était sur le point d’y mordre lorsque, lâchant tout à coup viande et galette, il se rua sur Philip, avec un rugissement de fauve. Avant que Philip eût eu le temps de lever un bras pour se défendre, avant même qu’il se fût rendu compte de ce qui advenait, le géant l’avait saisi à la gorge et renversé sur le sol. Sa tête alla cogner rudement sur la neige dure et il en demeura, un instant, tout étourdi.

Lorsqu’il se releva, en chancelant, et s’attendant à un nouvel assaut, Bram ne faisait plus attention à sa personne.

En jargonnant des mots incohérents, il établissait l’inventaire des provisions de Philip. Puis, toujours mâchonnant d’incompréhensibles réflexions, il amena à lui, sur le traîneau, la pile de peaux d’ours, les déroula et en soutira un sac gris, presque en lambeaux. Dans le sac, Philip entrevit un certain nombre de petits paquets, les uns enveloppés dans du papier, les autres dans des écorces de bouleau. Il reconnut l’un d’eux pour être un paquet d’une demi-livre de thé, pareil à ceux que la Compagnie de la baie d’Hudson met en vente, ou en troc, dans tous ses comptoirs.

Bram, maintenant, enfouissait dans le sac toutes les provisions de Philip, jusqu’à la dernière bribe de galette. Quand il eut terminé, il roula le sac, à nouveau, dans les peaux d’ours, qu’il remit en place sur le traîneau. Cela fait, et sans cesser de marmotter, il se rassit et acheva paisiblement son déjeuner de viande crue.

« Le pauvre diable ! » murmura Philip.

En dépit de la rude bousculade dont il avait été victime et dont il était encore étourdi, il ne s’irritait point contre Bram Johnson. L’irrésistible attirance, la faim effrénée de cette nourriture plus humaine avaient lui dans le regard sauvage du monstre. Et pourtant il n’avait rien mangé. Tout, par ses soins, avait été mis de côté. Pourquoi ? Ce qui du moins était certain, c’est que, si Philip émettait la prétention de rentrer dans son bien, il y allait pour lui de la vie.

Bram était, en apparence, redevenu indifférent. Mais, lorsqu’il vit Philip se découper une tranche de caribou, il recommença à l’observer. Philip planta ses dents dans la chair crue et pour bien persuader l’homme-loup qu’il était sans rancune, affecta de prendre à ce dégoûtant festin un plaisir considérable.

Il en était encore à s’escrimer après ce rosbif primitif lorsque Bram, ayant terminé sa viande, se remit sur ses pieds et, sans plus attendre, donna, par un cri aigu, le signal du départ. Les loups s’agitèrent dans leurs traits et Philip reprit sa place dans le traîneau, avec Bram dans son dos.

La diabolique randonnée recommença et, bien des années après, Philip s’en souvenait encore. Tantôt Bram demeurait debout sur le traîneau, tantôt, et plus souvent, il courait soit en arrière, soit en tête de l’attelage. Les loups fournissaient, comme Bram, un effort au-delà de la nature. Ils déferlaient sans trêve sur le Barren neigeux, sans halte ni repos. Si, parfois, ils semblaient fléchir sous leurs traits, le fouet de caribou claquait sur leurs dos gris et la voix aiguë de Bram leur claironnait aux oreilles ses exhortations sauvages. La croûte gelée était si résistante que les raquettes étaient devenues inutiles. À six reprises différentes, Philip, quittant le traîneau, courut de concert avec l’homme-loup, épaule contre épaule, et avec la horde, jusqu’à ce qu’il perdît souffle.

Vers le milieu de l’après-midi, sa boussole lui apprit qu’ils ne se dirigeaient plus vers le Nord, mais vers l’Ouest. Tous les quarts d’heure, à la suite, il vérifia cette orientation nouvelle, dont Bram ne se départit plus. Il n’avait pas été sans remarquer que la course avait pris cette allure échevelée depuis que Bram avait mis la main sur sa provision de vivres. Bram, à ce sujet, avait sans doute son idée fixe, car toujours, maintenant, il mâchonnait son obscur soliloque.

Le jour grisâtre noircissait lorsqu’enfin ils s’arrêtèrent. L’homme-loup sembla, durant un moment, avoir une fois encore retrouvé sa raison. Il montra du doigt, à Philip, le fagot de combustible et, s’exprimant comme un homme ordinaire :

« Un feu, m’sieu ! »

Les loups s’étaient effondrés dans leurs traits et, complètement épuisés, ils étendaient entre leurs pattes de devant leur grosse tête hirsute. Bram les passa rapidement en revue, adressa à chacun d’eux quelques paroles amies. Puis il retomba dans son mutisme.

Avec une peau d’ours, il confectionna une bouilloire et, à l’aide d’un bâton, après l’avoir remplie de neige, il la suspendit au-dessus de la pile de fagots. Philip frotta une allumette et la flamme joyeuse pétilla.

« Combien de chemin avons-nous parcouru ? questionna Philip.

— Cinquante milles, m’sieu, répondit Bram, sans hésiter.

— Et combien en avons-nous encore à parcourir ? »

Un grognement fut toute la réponse de Bram, dont la face redevint stupide. Il tenait dans sa main le coutelas dont il se servait pour découper la chair du caribou, et le regardait fixement. Il leva les yeux vers Philip.

« Moi tuer l’homme, près du lac de Dieu, dit-il, parce que lui m’avoir volé mon couteau et avoir appelé moi menteur. Moi le tuer comme ça ! »

Et, saisissant vivement un morceau de bois, il le rompit en deux.

Un accès de son rire sinistre suivit et, se dirigeant vers la viande, il en découpa plusieurs morceaux, pour lui, pour Philip et pour ses frères loups. Philip redoubla d’efforts pour le tirer de son mutisme. Il riait, sifflait et tenta même de chanter quelques bribes de la populaire Chanson du Caribou, que Bram avait certainement, souventefois entendue déjà[1]. Tout en faisant rôtir sa tranche au-dessus du feu, il parla du Barren et d’une grande horde de caribous qu’il avait rencontrée, vers l’Est. Il posa diverses questions à Bram, sur le temps écoulé depuis son séjour dans le Barren, sur les loups et sur le pays, vers le Nord. Il était visible que Bram écoutait avec une attention soutenue tout ce qu’il disait, mais il ne répondait, de temps à autre, que par un de ses grognements coutumiers. Le souper achevé, il leur fallut attendre une bonne heure pour que la neige achevât de fondre dans la peau d’ours et se résolût en eau. Ils s’en désaltérèrent et en donnèrent à boire aux loups. La nuit était tout à fait tombée et, à la lueur du foyer, Bram se creusa, en guise de lit, un simple trou dans la neige. Puis il renversa sur lui le traîneau, pour s’en faire un toit.

Philip s’installa de son mieux dans son sac de couchage et étendit sa tente par-dessus. La forte respiration de Bram lui apprit bientôt que l’hommc-loup dormait. La flamme s’était éteinte. Il fut, quant à lui, plus long à s’assoupir, mais le sommeil finit par avoir raison de ses préoccupations et de son énervement.

Il dormait profondément lorsqu’il sentit une lourde poigne qui lui agrippait le bras. S’étant éveillé, il entendit la voix de Bram qui lui criait :

— Levez-vous, m’sieu ! »

La nuit était si noire qu’il ne pouvait voir Bram. Mais, s’étant mis debout, il l’entendit encore qui parlait à ses loups, et il comprit qu’on allait se remettre en marche. Il replia son sac de couchage et sa tente, les replaça sur le traîneau et, grattant une allumette, regarda sa montre. Il était un quart d’heure à peine après minuit.

Jusqu’à deux heures du matin, l’attelage avança en pleines ténèbres, toujours dans la direction de l’Ouest. Ensuite le ciel s’illumina d’étoiles, de plus en plus brillantes et nombreuses, et la plaine neigeuse s’éclaira au loin, comme la nuit où Philip s’était, pour la première fois, trouvé face à face avec Bram. Il continua à gratter de temps à autre des allumettes, afin d’interroger sa boussole et sa montre. À trois heures, la caravane rencontra un petit bois, ce qui surprit Philip. Ces quelques sapins rabougris, bousculés par le vent, ne couvraient pas plus d’une demi-acre. Mais ils annonçaient sans doute un bois plus important.

Au bout d’une heure en effet, après avoir remis le cap vers le Nord et continué à tracer son sillage sur le blanc Barren, le traîneau atteignit la lisière d’une forêt, encore clairsemée, mais qui, à mesure qu’on s’y enfonçait, poussait plus régulière, avec des arbres plus gros et plus drus. Après qu’on y eut marché huit à dix milles, l’aube, grise et morne, se leva et, soudain, une cabane apparut.

Le cœur de Philip commença à battre. Mais un désappointement l’attendait. Il n’y avait là aucune vie.

Aucune fumée ne montait de la cheminée et la porte était presque enfouie sous un énorme amas de neige. Après un arrêt d’un instant, Bram fit claquer son fouet, les loups repartirent de l’avant et le rire fou de Bram fit résonner à travers la forêt son écho sinistre.

Ils laissèrent derrière eux la maison morte, étouffée sous la neige. Philip se doutait cependant que le voyage devait approcher de son terme. Les loups étaient tués de fatigue. L’homme-loup, lui aussi, traînait la patte. Philip, maintenant, regardait devant lui avec un intérêt grandissant. Il interrogeait des yeux ce qui allait se présenter bientôt…

Il était huit heures du matin (on avait marché deux heures depuis la rencontre de la cabane abandonnée), lorsque le traîneau déboucha au bord d’une clairière, au milieu de laquelle se trouvait une seconde cabane. Du premier coup d’œil, Philip se rendit compte qu’il y avait ici de la vie. De la cheminée s’élevait une fine spirale de fumée.

De cette cabane le toit, construit de bûches, était seul visible, car elle était enclose d’une palissade circulaire, de six pieds de haut. Bram arrêta son attelage à quelques pas de la porte de l’enclos et, passant son bras par une fente ménagée à cet effet, tira le loquet intérieur. La porte s’ouvrit.

Philip remarqua que les traits de l’homme-loup se détendaient étrangement. Sa face avait perdu sa brutale impassibilité. Ses yeux luisaient d’une clarté inconnue et ses lèvres épaisses s’entrouvraient pour balbutier on ne sait quelles paroles. Sa respiration était haletante, non pas tant par suite de sa fatigue physique que sous l’empire d’une émotion non dissimulée.

Tout en observant Bram, Philip se taisait. Derrière lui, il entendait le geignement des loups, impatients d’être rendus à la liberté et débarrassés de harnais. Cette joie mystérieuse, qui se peignait sur la figure de Bram, lui faisait mal. Il serra les poings.

Bram ne vit pas son geste. Il regardait vers la cabane et vers la fumée qui s’en échappait. Puis, se tournant :

« M’sieu, vous aller à la cabane ! »

Il tint ouverte la porte de l’enclos et Philip y pénétra. Puis il s’arrêta pour s’assurer des intentions de Bram.

L’homme-loup leva son bras vers la cabane.

« Dans la fosse je lâche les loups, m’sieu » poursuivit-il.

Philip avait compris. L’enclos était ce que Bram appelait la fosse aux loups. C’était leur corral, et Bram voulait dire à Philip qu’il devait gagner la cabane avant qu’il ne lâchât les bêtes.

Philip fit tout ce qu’il put pour cacher son agitation intérieure et paraître calme. De la porte de l’enclos à celle de la cabane, des multiples empreintes de pas avaient tracé sur la neige un sentier, et il était facile de reconnaître, à la petitesse des mocassins, que ces pas étaient ceux d’une femme. Philip se raidit contre son espoir. Il n’y avait là, sans doute, que quelque Indienne, ou bien une jeune Esquimaude, qu’il avait amenée de la terre arctique…

Il marcha, sur le sentier, vers la porte énigmatique. Quand il fut auprès, il n’y cogna pas, mais entra, comme Bram l’avait invité à le faire, et la porte se referma sur lui.

Alors Bram Johnson, rejetant sa tête en arrière, éclata d’un rire triomphal, d’un rire si retentissant que les loups eux-mêmes, tout exténués qu’ils fussent, dressèrent, derrière lui, leurs oreilles et écoutèrent.

À ce même moment, Philip, dans la cabane, se trouvait face à face avec le mystère du piège d’or.



  1. Dans Kazan, un autre de ses romans, J.-O. Curwood nous parle de la Chanson du Caribou, célèbre, dit-il, dans tout le Northland :
    « Oh ! le caribou-ou-ou, le caribou-ou-ou !
    Il rôtit en l’air,
    Haut sous le ciel clair,
    Le gros et blanc caribou-ou-ou ! »
    (Note des Traducteurs.)