Le Piège d’or/VII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 61-68).


CHAPITRE VII

REDDITION


Au cours du métier de policier qu’il exerçait dans le Northland, Philip avait appris à ne s’étonner de rien, ou à peu près. Le choc fut rude cependant, lorsqu’il se trouva nez à nez avec l’homme qu’il chassait.

Il se reprit vite, cependant, et la première pensée qui lui vint, en voyant la face sauvage encadrée dans l’ouverture du boyau, fut que si Bram, en le surprenant ainsi dans son sommeil, avait eu l’intention arrêtée de le tuer, il l’eût déjà fait, sans grande peine. Il remarqua aussi, dès le premier instant, que son fusil, dont il s’était servi pour soutenir la tente de soie, avait disparu avec celle-ci. Bram avait déjà mis la main dessus. Il n’en fut qu’à moitié surpris. Ce qui l’étonna davantage, ce fut l’expression bizarre de la face de l’outlaw. Ce regard intense qui le fixait, ne trahissait pas la joie du vainqueur qui est maître de sa victime. La haine ne s’y peignait pas, ni même une excitation quelconque. Mais plutôt une sorte d’embarras et d’incertitude, et comme un malaise irrésolu.

Philip pouvait, trait par trait, dévisager cette face : les os saillants des pommettes, les larges bajoues, le front bas, le nez plat, les lèvres épaisses. Les yeux illuminaient ce masque terrible. Ces yeux, sans doute, Bram les avait-il hérités, dans son ascendance, de quelque femme qui lui avait transmis leur beauté. Oui, ils étaient grands et beaux, et gris comme des perles, les yeux de cette créature traquée. Dans toute autre face, ils auraient suscité une admiration étonnée. Une minute s’écoula sans qu’une parole fût échangée entre les deux hommes. Instinctivement la main de Philip s’était portée vers son revolver, mais son intention n’était pas de s’en servir. Causer lui paraissait plus simple.

« Hello, Bram ! fit-il.

Bonjou, m’sieu ![1] » répondit Bram.

Seules, ses lèvres épaisses avaient remué. Sa voix était basse et gutturale. Presque au même instant, sa tête disparut de la porte. Prestement, Philip sortit de son sac de couchage. Un autre bruit arrivait maintenant à ses oreilles, par le boyau d’entrée. C’était le cri ardent des loups.

En dépit de la confiance qu’il avait d’abord ressentie devant Bram, un frisson lui courut dans le dos. Tandis qu’il rampait vers la sortie, sur ses genoux et sur ses mains, dans l’étroit tunnel de neige, il se demanda si, au lieu d’offrir son salut à Bram, trois fois meurtrier, il n’aurait pas mieux fait de lui envoyer d’abord un peu de plomb dans l’aile. Si Bram Johnson lâchait ses loups, il serait là comme un rat pris dans une trappe. Quel sport pour la bande et pour Bram lui-même ! Quand il aurait descendu deux ou trois bêtes, ce serait tout. Les autres s’abattraient sur lui et il en serait littéralement submergé. Pour la seconde fois il venait d’agir comme un fou, de subir la fascination diabolique du hors-la-loi.

Lorsqu’il fut à l’entrée du boyau, il s’arrêta, toujours accroupi, son revolver au poing. Il ne vit rien devant lui, par l’étroite ouverture, que la neige du sol et la marque des pas de Bram qui, à côté des siens, s’y étaient imprimés. Il entendait seulement les loups qui grognaient.

La voix de Bram se fit entendre.

« M’sieu ! le revolver — le couteau — ou je vous tue. Les loups avoir grand-faim. »

Il ne voyait pas Bram, qui se tenait en dehors de son rayon visuel. La voix n’était ni forte ni menaçante. Mais on sentait en elle une volonté froide et calme, et qu’il en serait comme elle disait.

Toute lutte aurait été insensée. Avec ses féroces auxiliaires, Bram tenait une certitude de victoire. L’apparition, à trente pieds devant lui, de trois des animaux, dissipa, s’il en avait encore, les derniers doutes de Philip. C’étaient des géants de l’espèce et, tandis qu’ils le regardaient en grognant, il put voir la lueur blanche de leurs longs crocs s’ouvrir et se refermer. Un quatrième se joignit bientôt à eux. Puis, arrivant deux par deux, ils furent bientôt une vingtaine alignés en face de lui.

Ils étaient en proie à une vive agitation et poussaient des gémissements plaintifs, tandis que leurs mâchoires claquaient avec un bruit de castagnettes. Philip considéra les vingt paires d’yeux, dont les fulgurantes prunelles fixaient sa retraite, et eut un recul instinctif pour se dérober à ces regards. Il savait que c’était Bram qui les empêchait d’avancer, et pourtant il n’avait entendu aucune parole, aucun ordre.

Au même moment, une ombre, onduleuse comme un serpent, se déroula rapidement dans l’air, et le fouet, en peau de caribou, de Bram, fit claquer au-dessus des têtes de la horde, sa menaçante lanière, longue de vingt pieds. À cet avertissement, la bande s’écarta et la voix de Bram se fit de nouveau entendre.

« M’sieu ! le revolver — le couteau — ou je lâche les loups. »

Les mots étaient à peine sortis des lèvres de Bram que le revolver de Philip alla voler dans la neige.

« Le voilà, mon vieux ! Et voici le couteau ! »

Le couteau et sa gaine rejoignirent le revolver.

« Dois-je aussi jeter mon lit dehors ? » demanda Philip.

Il faisait un effort surhumain pour paraître gai. Mais il ne pouvait oublier que, la nuit précédente, il avait tiré sur Bram, et il n’était pas absurde de supposer que Bram attendait qu’il sortît la tête de son trou pour lui brûler la cervelle. Sa demande, concernant son lit, ne reçut pas de réponse. Ce qui ne contribua pas à le rassurer. Il répéta la question et vainement encore.

Il n’en roula pas moins ses couvertures et ricana, à part lui, en songeant au rapport qu’il écrirait de tout ceci à ses chefs, en admettant qu’il l’écrivît jamais. Ce serait une rare comédie à raconter. S’être creusé un trou dans la neige, comme une marmotte prête à hiverner ; puis être invité à en sortir, pour déjeuner, par un homme armé d’un gourdin, entouré d’un cercle de bêtes aux crocs luisants comme des stylets d’ivoire.

Un instant plus tard, il jetait dehors son sac de couchage et il vit que Bram en prenait possession, ainsi que du revolver et du couteau. Profitant du moment où Bram était baissé, Philip sortit rapidement à son tour et, quand Bram se releva, il était debout devant lui, hors de la hutte, solidement planté sur ses pieds.

« Bonjour, Bram ! » dit-il.

Un chœur de hurlements sauvages répondit à son bonjour. Il tenta cependant de dissimuler à Bram son émotion, quoique tous ses nerfs lui parussent autant de pointes d’épingles qui le lardaient de leurs piqûres. De la gorge de Bram jaillit un mot aigu, emprunté au langage esquimau, et le long fouet claqua à nouveau sur les gueules baveuses.

Bram ne lâchait pas des yeux son prisonnier. Philip vit le regard gris assombrir son expression et un feu brûlant s’y allumer. Les lèvres épaisses se pincèrent étroitement, le nez plat s’aplatit encore et l’énorme main nue, qui tenait le gourdin, gonfla et tendit ses veines, comme autant de cordes de boyaux. Bram était prêt à frapper et à tuer.

Un geste maladroit, intempestif et Philip savait la fin inéluctable.

De sa voix épaisse et gutturale, et dans le patois de métis qu’il employait, Bram interrogea :

« Pourquoi vous, avant-hier, tirer sur moi ?

— Parce que je voulais causer avec toi, Bram, répondit Philip avec calme. Je n’ai pas tiré pour t’atteindre. J’ai visé au-dessus de la tête.

— Vous vouliez causer ? répondit Bram, et chaque mot qu’il articulait semblait lui coûter un gros effort. Pourquoi causer ?

— Je désirais te demander comment il se fait que tu as abattu un homme dans la région du lac de Dieu. »

À peine eut-il parlé que Philip regretta ses paroles.

Un grognement, pareil à celui d’une bête, sortit de la poitrine de Bram. Le feu ardent qui flamboyait dans les yeux gris devint plus brillant.

« Ah ! l’homme de la police ? Celui qui est venu du Fort Churchill et que les loups ont tué ? »

Bram laissa tomber le revolver et le couteau. Il ne conserva dans ses mains que le fouet et le gourdin. Les loups faisaient cercle derrière Philip et il n’osait pas se retourner, pour les regarder. Leur silence sinistre l’emplissait d’effroi. Ils attendaient un ordre de Bram, ils épiaient un geste de lui. Leur instinct leur disait que cet ordre, après lequel ils haletaient, tremblait déjà sur les lèvres épaisses du maître. L’instant était décisif et follement terrible.

Philip sortit de sa poche son portefeuille.

« Bram Johnson, dit-il, tu as perdu quelque chose, durant la nuit où tu as campé près de la case de Pierre Bréault. »

Sa voix s’était comme empâtée et le timbre en semblait étrangement fêlé.

« Si je t’ai suivi, Bram Johnson, c’était pour te rendre cet objet. J’aurais pu te tuer, je le répète, lorsque j’ai tiré sur toi. Mais je voulais seulement que tu t’arrêtes, et te rendre ceci… »

Et il tendit à Bram le piège d’or.



  1. En français dans le texte. (Note des Traducteurs.)