Le Piège d’or/XXII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 193-204).


CHAPITRE XXI

BLAKE DEVIENT COMMUNICATIF


À ce cri, Philip et Célie avaient dressé l’oreille.

Il se fit entendre à nouveau, différent du précédent : « Ma-too-ee[1].

C’est le long cri d’appel des Esquimaux, qu’ils lancent à un camarade. Celui-là s’adressait, sans nul doute, à l’homme de la cabane.

Tandis que Philip continuait à observer la neige et à sonder de l’œil arbres et buissons, Célie était rentrée dans la cabane. L’homme qu’elle avait assommé de son gourdin commençait à remuer. Elle appela Philip, qui l’envoya monter la garde à sa place et se mit en demeure de s’assurer de leur prisonnier.

Avec la lanière de peau de caribou qu’il avait ramassée sur un des cadavres d’Esquimaux, il lui lia les mains et les pieds. Pendant qu’il se livrait à cette opération, un rai de lumière tomba sur la figure et sur la poitrine du géant terrassé, dont les vêtements s’étaient écartés au cours de la lutte. Un tatouage rougeâtre, sur l’un des pectoraux, attira l’attention de Philip.

Il présentait l’image grossière d’un requin, avec d’énormes mâchoires béantes, qui luttait contre le harpon dont il avait été transpercé, et tentait de s’en dégager. Au-dessous, des lettres à demi effacées formaient un nom. Philip parvint à les déchiffrer et lut : « b-l-a-k-e ». L’initiale « g » précédait ce nom.

« Blake ! répéta Philip en se relevant. George Blake sans doute. Un matelot et un blanc ! »

Blake cependant, reprenant ses sens, marmotta quelques mots incohérents, tandis que Célie, de la porte, appelait Philip. Celui-ci arriva et, en se dissimulant de son mieux, regarda. À cent cinquante yards environ, était un attelage de chiens, qui approchait.

Il y avait huit chiens, de race esquimaude, à petite tête de renard, comme on en rencontre sur la côte de l’Arctique. Ils tiraient un traîneau lourdement chargé, et derrière eux venait le conducteur, une forme encapuchonnée et fourrée, trapue, et dont la voix commandait, brève et claquante.

Sur ces entrefaites, un grognement s’éleva du plancher de la cabane. Philip se retourna et vit les yeux de Blake qui le fixaient, injectés de sang et grands ouverts. Les lèvres saignantes de l’homme se contractaient dans un hideux rictus. et il s’efforçait de rompre la cordelette de cuir dont il était lié.

Célie, de son côté, examinait Blake avec attention et son regard trahissait un profond étonnement. Lorsque l’homme s’était à demi redressé, mettant son visage en pleine lumière, elle avait jeté un cri et détourné vers elle la fixité de ses yeux. La bête entravée sur le plancher et la jeune fille debout se faisaient vis-à-vis, en un tableau imprévu, plein de contrastes, et qui eût, en des circonstances différentes, amusé fort Philip.

Mais la voix des Esquimaux, que l’on entendait toute proche, interrompit la scène. Blake regarda aussitôt vers la porte, avec un grondement joyeux, et, sous l’effort de ses muscles, la cordelette de cuir qui lui liait les poignets se brisa, comme une simple ficelle. Non moins rapide, Philip avait brandi vers lui le canon du gros revolver et, l’appuyant contre la tête de son prisonnier :

« Prononcez un mot, dit-il, faites le moindre bruit, et vous êtes mort, Blake… Il me faut un attelage et ce traîneau. Pour un seul murmure, j’éparpille sur le plancher votre cervelle ! »

Laissant l’homme sous la garde de Célie, qui s’était, elle aussi, saisie du fusil et tenait son doigt sur la gâchette, prête à tirer, Philip sortit de la cabane, comme les patins du traîneau crissaient sur la neige, parmi le piétinement des chiens. L’Esquimau qui conduisait l’attelage vit, avec ahurissement, l’œil noir et rond du revolver se planter devant sa figure. Les paroles étaient superflues pour lui inculquer qu’il devait entrer à reculons dans la cabane, sous la menace imminente d’une balle.

Quand il fut là, Philip lui fit signe de se tourner et lui lia fortement les mains derrière le dos. Puis il renouvela l’opération avec Blake, à l’aide de doubles liens, tandis que Célie, avec son fusil en joue, se tenait prête à abattre sur-le-champ celui des deux prisonniers qui aurait résisté. Son sang-froid était parfait.

Philip ayant terminé, elle abaissa son arme et l’appuya contre le mur de la cabane. Courant ensuite vers Blake, dans une grande agitation, elle tenta d’expliquer à Philip comment elle connaissait déjà leur prisonnier.

Blake ne semblait nullement ému par la peur et ses yeux regardaient Célie avec une telle insolence que Philip en eut froid dans le dos. Puis, éclatant de rire :

« Vous n’y comprenez rien, camarade, eh ? gloussa-t-il. Moi non plus ! Mais moi je comprends ce qu’elle tente en vain de vous raconter. C’est diablement comique ! »

Il regarda vers la porte, semblant attendre un secours qui ne pouvait tarder à arriver. Comme rien ne venait, un accès de fureur s’empara de lui. Il hurla :

« Alors vous êtes Philip Brant, de la police royale montée, eh ? Vous avez bien lu mon nom : Blake. Mais le G. ne veut pas dire George. Si vous voulez couper la corde qui me lie les pieds et les jambes, afin que je puisse me remettre debout, ou m’asseoir tout au moins, je vous dirai quelque chose. Voyons, avec les mains amarrées comme je les ai, je ne puis vous faire de mal. Mais laisscz-moi me redresser un peu. Je ne puis parler, couché sur le dos, et ma pomme d’Adam m’étrangle dès que j’ouvre la bouche. »

Philip prit le fusil et le remit dans les mains de Célie. Puis, il coupa, aux chevilles, les entraves du prisonnier, qui se replaça sur ses pieds.

« Parlez maintenant ! ordonna Philip, le revolver au poing appuyé sur la poitrine de Blake. Je vous donne un peu moins d’une minute pour dire ce que vous savez. C’est vous qui avez amené jusqu’ici les Esquimaux. Pourquoi vous acharnez-vous après cette jeune fille et qu’avez-vous fait de ses parents ? »

Les lèvres saignantes de Blake se plissèrent, en un sourire sarcastique, et c’est posément qu’il répondit :

« Je ne suis pas un homme à m’effrayer de rien, dit-il en prenant son temps. Vous bluffez avec moi, mais le bluff, ça me connaît moi aussi Vous mentez lorsque vous dites que vous allez tirer. Non, vous ne tirerez pas, et n’en avez aucune envie. Je prétends parler ou me taire comme bon me semblera. Avant que je me décide, je vais vous donner tout d’abord un bon petit avis. Prenez ce traîneau, qui est là dehors, et ses chiens, et partez tout seul, en grande vitesse, à travers le Barren. J’ai dit tout seul, vous m’entendez bien. Laissez la jeune fille ici, sans plus vous occuper d’elle. C’est l’unique chance qui vous reste d’échapper au sort de… »

Il esquissa une affreuse grimace et haussa ses énormes épaules.

« Vous voulez dire, acheva Philip, en étouffant sa colère, au sort d’Olaf Anderson et des autres, là-bas, vers le Nord, au détroit de Bathurst ? »

Blake fit un signe affirmatif.

Philip avait étrangement tressailli et il lui semblait que Blake devait ouïr les battements de son cœur. Dans cet instant, il venait d’apprendre ce que la police tentait en vain de savoir depuis deux ans. L’homme qu’il avait devant lui, Blake, était ce mystérieux chef blanc des Kogmollocks, responsable des crimes croissants des petits démons errants de l’Arctique. Lui-même venait de s’avouer coupable du meurtre d’Olaf Anderson !

Son doigt frémit, durant une courte seconde, sur la détente de son revolver. Mais, redevenant maître de lui, il regarda Blake, bien dans les yeux, et abaissa lentement son arme, jusqu’à ce qu’elle pendît à son côté !

Le regard de Blake étincela de joie. Il triomphait, pensait-il, et son astuce avait réussi.

« C’est la seule chance qui vous reste, appuya-t-il. La seule, je le répète. Et vous n’avez pas de temps à perdre ! »

Les Kogmollocks, en effet, ne pouvaient plus être loin.

« Peut-être êtes-vous dans le vrai, répliqua Philip avec une hésitation feinte et un changement adouci de voix. Mais laissez-moi emmener cette jeune fille. Son unique désir est, je crois, de retourner près de son père. Où est son père ?

— Il est près de la rivière de la Mine-de-Cuivre, à cent milles environ vers son embouchure. Vous l’y retrouverez vivant. Mais vous laisserez ici la jeune fille. Filez et estimez-vous heureux de sortir du pétrin où vous vous êtes mis.

— Écoutez Blake, jouez franc jeu avec moi et j’agirai de même avec vous. Je n’ai pu comprendre un traître mot de la langue que parle cette femme et ne sais rien d’elle, sinon que Bram Johnson en a pris soin, jusqu’au jour où vos Esquimaux ont attiré l’homme-loup dans une embuscade et l’ont, j’imagine, assassiné. Avant de la quitter, je serais curieux d’apprendre qui elle est, qui est son père et ce que vous voulez faire d’elle. Répondez-moi franchement et je ne gaspillerai plus une seule minute. »

Blake eut un rire effrayant.

Ses yeux flamboyèrent, tandis que sa figure s’assombrissait sinistrement.

Alors Philip éclata et, avant même qu’il eût parlé, Blake s’aperçut qu’il avait été joué.

« Si jamais actions de grâce, dit Philip, sont montées vers Dieu de ma poitrine, c’est bien aujourd’hui ! Oui, je remercie Dieu que, dans son corps monstrueux, dans sa carcasse difforme et son cerveau faussé, Bram Johnson ait eu une âme. Et maintenant je vais tenir ma parole et ne gaspillerai plus une seule minute. Venez ! »

Blake émit un rugissement caverneux.

« Que je vienne ? Que prétendez-vous dire ?

— Quoi, vous n’avez pas encore deviné ? Deviné que je vais partir, en compagnie de cette femme, non pas vers le Sud, mais vers la rivière de la Mine-de-Cuivre, et que vous venez avec nous. Or écoutez bien ceci, écoutez-le de toutes vos oreilles ! Peut-être, en cours de route, faudra-t-il se battre. En ce cas, il faut bien vous fourrer dans l’entendement que le premier coup tiré sera pour vous. Est-ce clair ? À l’instant même où l’un de vos petits assassins montrera son nez sur notre piste, je vous tuerai. À ce propos, vous agirez sagement en expliquant l’affaire, comme je vous la dis, à cette face de hibou, qui est là à écarquiller ses yeux. Chargez le bonhomme d’annoncer cette joyeuse nouvelle à ses frères, dès qu’ils arriveront. Qu’il ne manque pas de les renseigner, et congrûment. Allons, dépêchez-vous… Croyez-vous encore que je bluffe, coquin ? »



  1. Se prononce : « Mé-toû-ie. » (Note des Traducteurs.)