Le Pirate (Montémont)/Chapitre VIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 94-102).

CHAPITRE VIII.

le naufragé.


C’était un aimable jeune homme, ma foi ; la panthère, dans son désert, n’était pas si belle que lui ; et quand il voulait bien jouer et badiner, jamais dauphin ne bondit plus joyeusement sur les mers du tropique.
Woodsworth.


Le pied agile de Mordaunt Mertoun ne mit pas long-temps à le conduire à Jarlshof. Il se hâta d’entrer dans la maison, car ce qu’il avait lui-même remarqué le matin confirmait en quelque sorte les idées que le conte de Swertha était fait pour exciter. Il trouva pourtant son père dans l’appartement commun, se reposant de sa fatigue, et la première question que M. Mertoun adressa à Mordaunt convainquit ce dernier que la bonne dame avait imaginé une petite ruse pour se débarrasser de ses deux maîtres. »

« Où est l’homme mourant que vous avez si sagement secouru au risque de votre vie ? demanda le père. — Norna s’est chargée de lui ; elle s’entend à pareille besogne. — Est-elle donc médecin aussi bien que sorcière ? Soit, je le veux bien… c’est un embarras d’épargné. Mais je suis venu ici en toute hâte, d’après un avis de Swertha, préparer bandages et compresses, car elle m’a parlé d’os brisés. »

Mordaunt garda le silence, sachant bien que son père ne demanderait pas de plus amples renseignements à ce sujet, et ne voulant ni nuire à la vieille gouvernante, ni jeter son père dans un de ces accès de colère qui éclataient si aisément lorsque, contre son habitude ; il jugeait à propos de reprendre la conduite de sa servante.

Le jour était fort avancé quand la vieille Swertha revint de son expédition, complètement harassée, et portant avec elle un paquet d’une certaine grosseur, qui semblait contenir sa part du butin. Mordaunt alla aussitôt la trouver pour la réprimander du mensonge qu’elle avait forgé à lui et à son père ; mais la matrone accusée ne chercha point sa réponse.

« Sur sa parole, dit-elle, elle avait cru qu’il était temps de renvoyer M. Mertoun à la maison pour y préparer des bandages lorsqu’elle avait vu, de ses deux yeux, Mordaunt descendre le précipice comme un chat sauvage… on devait croire que des os cassés seraient le résultat d’une telle entreprise ; et c’eût été alors un grand bonheur de trouver des bandages prêts… Et, sur sa foi, elle avait bien pu dire à Mordaunt que son père allait mal, et qu’il avait les joues pâles… pâles, avait-elle dit, et elle voulait mourir si ce n’était pas là sa propre expression… C’était une chose que personne n’aurait pu dire autrement. — Mais, Swertha, » répliqua Mordaunt aussitôt que cette prolixe défense lui laissa le temps de placer un mot, « comment se faisait-il que vous, qui auriez dû rester ici à faire votre ménage ou à filer, vous fussiez si matin dans le sentier d’Érick, pour prendre cet inutile souci de mon père et de moi ? Et que contient ce paquet, Swertha ? car je crains fort que vous n’ayez transgressé les ordres de mon père, et pillé aussi les débris du naufrage. — Le ciel vous conserve votre bonne mine, et saint Ronald vous bénisse ! » répliqua Swertha d’un ton qui tenait le milieu entre l’adulation et la plaisanterie ; « mais voudriez-vous empêcher une pauvre femme de couvrir son corps, et de ramasser pour cela quelques hardes que les vagues ont apportées sur le sable ?… Bah ! maître Mordaunt, un vaisseau naufragé est un spectacle à tirer le ministre même de sa chaire au milieu de son sermon ; à plus forte raison une pauvre femme ignorante doit-elle quitter balais et quenouilles. Et d’ailleurs je n’ai pas attrapé grand’chose aujourd’hui… seulement quelques guenilles de batiste ; un morceau ou deux de gros drap, et d’autres petites choses… Les forts et les alertes ont tout dans ce monde. — Oui, Swertha ; et c’est d’autant plus fâcheux, que vous aurez votre part entière de punition en ce monde ou dans l’autre, pour avoir volé de pauvres marins. — Bah ! mon jeune ami, qui voudrait punir une vieille femme comme moi pour une telle peccadille ?… On dit bien du mal du comte Patrick, mais c’était un ami du rivage, et il fit de sages lois contre quiconque irait secourir les vaisseaux prêts à se briser sur les rochers… Quant aux marins, j’ai entendu dire à Bryce le colporteur qu’ils perdent tout droit sur leurs marchandises du moment que la quille touche le sable ; et, d’ailleurs, ils sont morts et trépassés, les pauvres diables… Morts et trépassés, ils ne songent guère aux richesses de ce monde à présent… oh ! non, pas plus que les grands comtes et les rois de la mer, du temps des Norses, ne pensent aux trésors qu’on enterrait dans leurs vieux tombeaux et leurs antiques sépulcres. Vous ai-je jamais chanté, maître Mordaunt, la chanson où l’on dit comment Olaf Tryguarson parvint à faire cacher avec lui cinq couronnes d’or dans sa tombe ? — Non, Swertha, » répondit Mordaunt, qui prenait plaisir à tourmenter l’adroite et vieille pillarde, « vous ne me l’avez jamais chantée ; mais je vous préviens que l’étranger dont Norna prend soin au village se portera assez bien demain pour vous demander où vous avez caché les objets que vous avez dérobés au naufrage. — Mais qui ira lui en lâcher un seul mot, mon cher ami ? » répondit Swertha en regardant finement son jeune maître ; « et d’ailleurs je dois vous dire que j’ai dans mon paquet un bon reste de soie qui vous fera un charmant habit pour la première fête où vous danserez. »

Mordaunt ne put s’empêcher de rire en voyant l’adresse avec laquelle la vieille dame voulait se tirer d’affaire, moyennant la cession d’une partie du butin ; et la priant de servir le dîner qu’elle avait préparé, il revint près de son père qu’il trouva dans la même attitude où il l’avait laissé.

Lorsque leur court et frugal repas fut achevé, Mordaunt annonça à son père qu’il se proposait d’aller jusqu’au hameau pour savoir des nouvelles du malheureux naufragé.

M. Mertoun donna son assentiment par un signe de tête.

« Il doit y être mal soigné, monsieur, » ajouta le fils… observation qui reçut pour réponse un autre signe de tête. « Il avait l’air d’appartenir à une classe élevée… et, en supposant que ces pauvres gens fassent de leur mieux pour le recevoir, néanmoins il doit être encore si faible… — Je sais où vous allez en venir, interrompit le père, vous devez encore, pensez-vous, faire quelque chose pour lui. Soit, allez le voir. S’il a besoin d’argent, dites-lui de fixer la somme, et on la lui comptera ; mais pour ce qui est de loger un étranger ici et de faire société avec lui, je ne le peux, je ne le veux pas. Je me suis retiré à cette extrémité des îles britanniques pour éviter de nouveaux amis et de nouveaux visages, et jamais personne ne viendra m’importuner de son bonheur ou de ses misères. Quand vous aurez connu le monde pendant une dizaine d’années, vos anciens amis vous auront donné des raisons pour garder leur souvenir et éviter de nouvelles connaissances tout le reste de votre vie. Allez donc ; pourquoi demeurez-vous ? délivrez le pays de cet homme, que je ne voie autour de moi que ces figures auxquelles je suis habitué, que ces figures vulgaires dont je connais parfaitement tous les jolis défauts, mais que je puis tolérer comme un mal ne valant pas la peine qu’on s’en irrite. » Il jeta alors sa bourse à son fils et lui fit signe de s’éloigner.

Mordaunt eut bientôt atteint le village. Dans la noire cabane de Neil Konaldson, le Kauzellaer, il trouva l’étranger assis au coin d’un feu de tourbe, sur la caisse même qui avait excité la cupidité de Bryce Snailsfoot, le colporteur. Le Kauzellaer était absent, occupé à partager avec l’impartialité convenable les débris du vaisseau naufragé entre les individus de la communauté ; prêtant l’oreille et faisant droit aux plaintes, jouant enfin un rôle qui, dans tous ses détails, eût été celui d’un magistrat intègre et prudent, si l’affaire tout entière n’avait pas eu pour point de départ la plus injuste et la plus immorale des entreprises.

Margery Bimbister, la digne épouse du Kauzellaer, qui gardait la maison, introduisit Mordaunt près de son hôte, en disant à celui-ci sans grande cérémonie : « C’est le jeune tacksman… Vous voudrez bien peut-être lui dire votre nom, quoique vous ne vouliez pas nous le dire à nous. Si ce n’avait été lui, il est probable que vous ne l’eussiez dit à personne, si long-temps que vous puissiez vivre. »

L’étranger se leva et serra la main de Mordaunt, en lui disant qu’il savait que c’était à lui qu’il devait la conservation de sa vie et celle de son coffre. « Le reste de mes biens, ajouta-t-il, court les champs, je pense, car les habitants de ces îles sont aussi âpres à la curée que le diable dans une tempête. — Et de quoi vous a donc servi votre science nautique, dit Margery, si vous n’avez pu éviter le Sumburgh-Head ? il se serait passé du temps avant que le Sumburgh-Head fût venu vous trouver ! — Laissez-nous pour un moment, bonne Margery Bimbister, dit Mordaunt ; j’ai à entretenir ce gentleman de choses particulières. — Gentleman ! » répéta Margery avec emphase. « Ce n’est pas que monsieur n’ait l’air assez comme il faut, » ajouta-t-elle en le considérant encore ; « mais je doute qu’il soit un vrai gentleman. »

Mordaunt jeta les yeux sur l’étranger et pensa autrement. C’était un homme d’une taille plus que moyenne, aussi bien fait que robuste. Mordaunt n’avait pas encore beaucoup d’expérience du monde, mais il crut remarquer que sa nouvelle connaissance, à une belle figure un peu brunie par le soleil, et qui semblait avoir vu différents climats, joignait les manières franches et ouvertes d’un marin. L’étranger répondit avec reconnaissance aux informations que Mordaunt prenait de sa santé, et l’assura que le repos d’une nuit dissiperait aisément les effets du malheur qu’il avait souffert ; mais il se plaignait avec amertume de l’avarice et de la curiosité du Rauzellaer et de son épouse.

« Cette vieille babillarde de femme, dit l’étranger, m’a persécuté tout le jour pour savoir le nom du vaisseau qui a péri. Il me semble qu’elle devrait se contenter de la part qu’elle a eue au pillage. J’étais le propriétaire principal du bâtiment qui vient de faire naufrage, et ils ne m’ont rien laissé que ma garde-robe. N’y a-t il, dans ce pays sauvage, ni magistrat ni juge-de-paix, disposé à tendre la main à un infortuné qui se trouve au milieu des bandits ? »

Mordaunt lui cita Magnus Troil, propriétaire principal aussi bien que fowd, c’est-à-dire, juge provincial du district, comme la personne de laquelle il pourrait le plus probablement obtenir justice, et regretta que sa jeunesse et la position de son père, qui était étranger et vivait dans la retraite, ne lui donnassent pas le pouvoir de procurer au capitaine la protection dont il avait besoin.

« Oh ! pour votre part vous en avez déjà fait assez, reprit le marin ; mais si j’avais seulement cinq des quarante braves qui maintenant servent de pâture aux poissons, le diable m’enlève si je demanderais aux autres une justice que je pourrais alors me rendre à moi-même ! — Quarante personnes ! dit Mordaunt ; vous étiez bien nombreux pour la grandeur de votre navire. — Pas si nombreux que nous avions besoin de l’être. Nous portions dix canons, sans compter ceux de l’avant ; mais notre croisière avait coûté du monde, et surchargés de marchandises, six canons nous servaient de lest. Bien nombreux, dites-vous ! si j’avais eu mon équipage au complet, nous n’aurions pas essuyé une aussi infernale catastrophe. Les gens étaient harassés à force de travailler aux pompes, ils sautèrent dans les chaloupes et me laissèrent seul sur le vaisseau pour périr ou échapper à la nage. Mais les chiens en ont été dignement récompensés, et je dois tout pardonner. Les chaloupes s’enfoncèrent dans le courant… tout fut perdu… et me voilà, moi. — Vous veniez donc des Indes occidentales et vous vous dirigiez vers le nord ? — Oui, oui ; le bâtiment était la Bonne-Espérance de Bristol, une lettre de marque. Il avait eu assez de bonheur dans les mers espagnoles, comme navire marchand et armateur ; mais son bonheur est fini maintenant. Mon nom est Clément Cleveland, capitaine et possesseur en partie de ce vaisseau, comme je vous l’ai déjà dit. Je suis né à Bristol. Mon père était bien connu sur le Tollsell… le vieux Clem Cleveland de Colledge-Green. »

Mordaunt n’avait pas droit d’en demander davantage, et pourtant il ne se trouvait qu’à demi satisfait. Il y avait dans ces explications une affectation de brusquerie, une espèce de bravade dont les circonstances ne fournissaient aucun prétexte. Le capitaine Cleveland avait souffert de la rapacité des insulaires, mais de Mordaunt il avait reçu au contraire des services importants ; on eût dit cependant que le marin accusait tous les habitants indistinctement du tort qu’on lui avait fait. Mordaunt baissait les yeux et gardait le silence, ne sachant s’il devait se retirer ou aller plus loin dans ses offres de services. Cleveland parut deviner ses pensées, car il ajouta immédiatement d’un ton plus amical : « Je suis un homme franc, monsieur Mordaunt, car je pense que tel est votre nom ; je suis ruiné, ruiné complètement ; et ce malheur ne peut rendre les manières plus douces. Mais vous avez agi envers moi en protecteur, en ami, et peut-être suis-je aussi reconnaissant que si je vous remerciais davantage. C’est pourquoi, avant que de quitter cette maison, je veux vous faire cadeau de mon fusil de chasse ; il peut mettre cent grains de cendrée dans un bonnet hollandais à quatre-vingt-cinq pas… Il sait aussi lancer une balle… j’ai descendu un buffle à cent cinquante verges… Mais j’en ai deux qui sont aussi bons ou meilleurs ; prenez donc celui-ci pour l’amour de moi. — Ce serait prendre ma part des débris du naufrage, » répondit Mordaunt en riant.

« Non pas, » reprit Cleveland en ouvrant une caisse qui contenait plusieurs fusils et pistolets. « Vous voyez que j’ai conservé mon arsenal particulier aussi bien que ma garde-robe. C’est la grande vieille femme vêtue de noir qui m’a sauvé ceci. Soit dit entre nous, cette caisse vaut bien tout ce que j’ai perdu, car, » ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant autour de lui, « quand je corne aux oreilles de ces requins de terre que je suis ruiné, je ne prétends pas dire ruiné de fond en comble. Non, voici une arme bonne à autre chose qu’à tuer des oiseaux de mer. » Ainsi parlant, il tira une grande besace à munitions, étiquetée : plomb de chasse, et se hâta de montrer à Mordaunt qu’elle était pleine de pistoles espagnoles et de portugaises, nom qu’on donnait alors aux larges pièces d’or de Portugal. « Non, non, » ajouta- t-il en riant, «j’ai un lest assez considérable pour lancer eu mer un autre navire ; et maintenant accepterez-vous le fusil ? — Puisque vous voulez me le donner, » dit Mordaunt en souriant, « de tout mon cœur. J’allais vous demander au nom de mon père, » poursuivit-il en montrant sa bourse, « si vous aviez besoin de ce même lest. — Merci, vous voyez que j’en suis pourvu… Prenez ma vieille connaissance, et puisse-t-elle vous servir aussi bien qu’elle m’a servi. Mais vous ne ferez jamais avec elle d’aussi heureux voyages que moi. Vous savez tirer, je pense ? — Assez bien, » répondit Mordaunt en admirant l’arme qui était un magnifique fusil espagnol, d’un calibre étroit, orné d’or, et d’une longueur inusitée, semblable enfin à ceux qu’on emploie pour tirer les oiseaux de mer, ou viser à la balle.

« Avec de la cendrée, continua le marin, jamais fusil ne touche plus juste ; et avec une seule balle vous pouvez tuer un veau marin à deux cents pas en mer, du pic le plus élevé de vos infernales côtes. Mais, je vous le répète, le vieux braillard ne vous servira pas comme il m’a servi. — Je ne tire pas aussi adroitement peut-être, dit Mordaunt. — Hem ! peut-être non, répliqua Cleveland ; mais ce n’est pas la question. Que dites-vous d’un gaillard qui de la poupe attrape le pilote à la proue, en montant à l’abordage d’un espagnol ? Eh bien, c’est ainsi que nous avons renversé notre homme, nous l’avons mis en travers sur l’écubier, puis nous avons emmené le navire, sabre en main ; et, ma foi, il en valait la peine… un fort brigantin… El Santo-Francisco… frété pour Porto-Bello, avec de l’or et des nègres. Ce petit morceau de plomb m’a valu 20,000 pistoles. — Je n’ai pas encore tiré un pareil gibier, dit Mordaunt. — Je le crois, chaque chose a son temps ; nous ne pouvons tirer l’ancre avant que la marée descende : mais vous êtes un jeune homme vigoureux, bien fait et actif ; qui vous empêche de donner la chasse à des moineaux de cette espèce ? » dit-il en mettant la main sur la besace d’or.

« Mon père parle de me faire voyager, » dit Mordaunt, qui, habitué à rendre aux hommes de guerre le plus grand respect, se sentit flatté de cette invitation faite par quelqu’un qui semblait être un marin de haute condition.

« Je le respecte rien que pour cette pensée ; et je le visiterai avant de lever l’ancre. J’ai un vaisseau matelot aux environs de ces îles ; et puisse-t-il être maudit, il me retrouvera bien quelque part, quoiqu’une bouffée de vent nous ait séparés, à moins qu’il n’ait aussi rejoint Davy Jones[1]… Bah ! il était plus solide que le nôtre, et pas si pesamment chargé… Il doit avoir doublé le cap. Il y aura un hamac de suspendu pour vous à bord, et on fera de vous un homme et un marin du même coup. — Voilà qui me plairait assez, » dit Mordaunt ; car il désirait ardemment voir le monde plus que sa position solitaire ne le lui avait permis jusque-là ; « mais il faut que mon père consente. — Votre père ? bah ! dit le capitaine Cleveland ; mais vous avez raison, ajouta-t-il en se reprenant. Dieu ! j’ai vécu si long-temps sur mer, que je ne puis m’imaginer que personne ait droit qu’on pense à lui, sinon le capitaine et le contre-maître. Mais vous avez parfaitement raison. Je m’en vais trouver à l’instant le vieux bonhomme, et lui parler moi-même. Il demeure, je suppose, dans cette belle maison à la moderne que j’ai aperçue à un quart de mille ? — Non, il demeure dans le vieux château ruiné, répondit Mordaunt ; mais il ne veut recevoir aucune visite. — Alors, il faut arranger promptement les affaires vous-même, car je ne puis rester long-temps dans ces parages. Puisque votre père n’est point magistrat, il faut que j’aille voir ce susdit Magnus… comment l’appelez-vous ?… qui n’est pas juge de paix, mais qui saura cependant me faire bonne justice. Les brigands m’ont dérobé deux ou trois objets que je voudrais reprendre… Qu’ils gardent le reste, et s’en aillent au diable avec ! Voulez-vous me donner une lettre pour lui, une simple lettre d’introduction ? — C’est à peine nécessaire, dit Mordaunt. Il suffit que vous soyez naufragé et que vous ayez besoin de son secours… mais je puis néanmoins vous donner un billet de recommandation. — Tenez, » dit le marin, en tirant une écritoire de sa caisse, « voici ce qu’il vous faut pour écrire ;… cependant, puisque le pont a été rompu, je vais clouer les écoutilles, et mettre la cargaison en sûreté. »

Tandis que Mordaunt écrivait à Magnus Troil, et lui expliquait comment le capitaine Cleveland avait été jeté sur leurs côtes, le capitaine, après avoir tiré du coffre quelques objets de première nécessité pour en remplir une valise, prit en main marteau et clous, et se mit à assujétir le couvercle de la caisse, ce qu’il fit avec beaucoup d’adresse ; et enfin, pour dernière sûreté, il l’entoura d’une corde nouée avec une dextérité nautique. « Je laisse tout à votre garde, dit-il, excepté ceci, » et il montra la besace pleine d’or, « et cela, » et il désigna un sabre et des pistolets, « qui peut dorénavant m’épargner tout risque d’être obligé de dire adieu à mes portugaises. — Vous n’aurez aucune occasion de recourir aux armes dans ce pays, capitaine Cleveland, répliqua Mordaunt ; un enfant pourrait aller avec une bourse d’or depuis Sumburgh-Head jusqu’au Scaw-d’Unst, sans que personne songeât à lui faire aucun mal. — C’est bien hardiment parler, jeune homme, vu ce qui se passe dehors en ce moment. — Ah ! » répondit Mordaunt un peu confus, « tout ce que la marée pousse sur la grève, ils le prennent pour une propriété dûment acquise ; on dirait qu’ils sont allés à l’école de sir Arthegal, qui dit :

Ce qu’une fois la mer a pris dans sa fureur
Appartient à celui qui s’en fait possesseur ;
D’en disposer pour soi chacun a la puissance
Comme de biens laissés par quelque providence.

— Dorénavant j’aurai meilleure opinion des comédies et des ballades, à cause de ces vers, reprit le capitaine Cleveland ; et pourtant je les ai passablement aimées de mon temps. Voilà de bons préceptes, et plus d’un homme peut déployer sa voile à un pareil vent. Ce que la mer nous envoie est à nous, la chose est certaine. Toutefois, en cas que vos bonnes gens s’imaginent que la terre peut leur amener aussi bien que la mer des richesses perdues et sans maître, je me permettrai de prendre mon sabre et mes pistolets. Vous plairait-il de faire porter ma caisse dans votre propre maison, jusqu’à ce que vous entendiez reparler de moi, et d’user de votre influence pour trouver un guide qui m’indique le chemin et porte ma valise ? — Voulez-vous aller par mer ou par terre ? demanda Mordaunt. — Par mer ! s’écria Cleveland. Quoi !… dans une de ces coquilles, et dans une coquille fendue, par dessus le marché ? Non, non… par terre, à moins que je ne connaisse mon équipage, mon vaisseau et ma route. »

Ils se quittèrent donc : le capitaine Cleveland fut accompagné d’un guide pour se rendre à Burgh-Westra ; et sa caisse fut soigneusement portée chez Mordaunt, à Jarlshof.



  1. Manière proverbiale de dire le fond de la mer. a. m.