Le Pirate (Montémont)/Chapitre XI

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 119-130).

CHAPITRE XI.

le réformateur.


Toutes vos anciennes coutumes, tous ces usages empruntés à vos ancêtres, je les changerai. Vous ne pourrez ni manger, ni boire, ni parler, ni remuer, ni penser, ni voir, ni marcher, comme vous aviez habitude de faire ; vos lits conjugaux même n’échapperont pas au changement : l’épouse aura le bord, l’époux aura la ruelle ; car j’innoverai tout, je tuerai tous les vieux us. Voilà ce qui s’appellera une réforme… Morbleu, je réussirai !
On dirait que nous ne sommes pas bons amis.


Le jour de la fête approchait, et nulle invitation n’était encore arrivée pour cet hôte sans qui, peu de semaines auparavant, nulle réjouissance n’avait lieu dans l’île. D’un autre côté, à en croire les bruits qui couraient dans le public, le capitaine Cleveland était mieux que jamais dans les bonnes grâces de la famille du vieil udaller de Burgh-Westra. Swertha et le vieux Rauzellaer branlèrent la tête à ce changement, et rappelèrent à Mordaunt par des demi-mots, par des phrases rompues, qu’il s’était attiré cette disgrâce, en consacrant imprudemment tous ses efforts à sauver la vie de l’étranger, lorsqu’il était à la merci de la première vague qui allait le briser contre le Sumburgh-Head. « Mieux vaut laisser l’eau salée faire à sa guise, disait Swertha ; malheur arrive toujours à qui l’en empêche ! — C’est la vérité, répondait le Rauzellaer ; les gens sages laissent leur bien à la vague comme au chanvre… Bonheur ne nous advient jamais d’un homme à demi noyé ou à demi pendu. Qui tira sur Will-Patterson aux environs de Noss ?… le Hollandais qu’il sauva du naufrage, je pense… Jeter au malheureux qui se noie une planche ou une corde, c’est peut-être un devoir de chrétien ; mais ne le touchez pas, si vous voulez vivre, et qu’il ne vous cause aucun malheur. — Vous êtes la sagesse même, Rauzellaer, et un digne homme, » reprenait Swertha avec un soupir ; « vous savez aider à propos un voisin, aussi bien que pêcheur qui tira jamais un filet. — La vérité est que je ne suis pas né d’hier, dit le Rauzellaer, et je me rappelle ce que les vieux de ma jeunesse disaient à ce sujet. Personne, de tous nos compatriotes, n’ira plus loin que moi, quand il s’agira de faire une œuvre de charité chrétienne envers mon semblable sur la terre ferme ; mais s’il crie au secours du milieu de l’eau salée, c’est une autre histoire. — Et pourtant songer que ce jeune Cleveland se met devant la lumière de notre M. Mordaunt, et chez Magnus Troil encore, qui le regardait comme la fleur de l’île à la Pentecôte dernière, chez Magnus qui passe… quand il est à sec, l’honnête homme… pour le plus sage et le plus riche des Shetlandais. — Magnus n’y trouvera pas son compte, » dit le Rauzellaer avec un air de merveilleuse sagacité. « Il y a des occasions, Swertha, où les plus sages d’entre nous… (et, ma foi, j’avoue humblement que je ne m’excepte pas) peuvent ne guère mieux valoir que des mouettes ; et il leur est aussi impossible de gagner quelque chose à leurs actes de folie, qu’il m’est impossible, à moi, de grimper sur le Sumburgh-Head : tel je me suis trouvé deux ou trois fois dans ma vie. Mais nous verrons bientôt quel malheur amènera tout ceci, car il n’en peut advenir rien de bon. »

Et Swertha répondit avec le même ton de sagesse prophétique : « Non, non, il ne peut en advenir du bien ; c’est fort bien dit. »

Ces tristes prédictions, répétées de temps à autre, produisirent quelque effet sur Mordaunt. Il ne supposait pas sans doute que l’acte charitable de sauver un homme qui se noyait le soumît, comme conséquence nécessaire et inévitable, à la position désagréable où il se trouvait ; il lui semblait néanmoins qu’un sort était jeté sur lui sans qu’il pût en comprendre la nature et la puissance… bref, qu’un pouvoir surnaturel agissait sur sa destinée et n’y exerçait pas une influence favorable. Sa curiosité, aussi bien que son inquiétude, croissaient de jour en jour ; mais il restait déterminé, à tout événement, à paraître en personne à la fête prochaine, où il était assuré, par un pressentiment, que des choses extraordinaires auraient lieu, qui fixeraient ses vues pour l’avenir et son plan de conduite.

Comme M. Mertoun père se portait alors assez bien, il fallut que son fils le prévînt de la visite qu’il se proposait de faire à Burgh-Westra. Il le fît ; mais son père lui demanda pour quelle raison il avait choisi un tel jour plutôt qu’un autre.

« C’est un jour de réjouissances, répondit le jeune homme ; tout le pays se rassemble. — Et vous êtes jaloux sans doute d’ajouter un fou à la masse… Allez… mais veillez à la manière dont vous marcherez sur le chemin que vous allez parcourir… Une chute des hauteurs de Foulah ne serait point plus dangereuse. — Puis-je vous demander le motif de ce conseil, mon père ? » répliqua Mordaunt, laissant de côté la réserve qui existait entre lui et son singulier père.

« Magnus Troil, répondit M. Merlcun, a deux filles… vous êtes d’un âge où l’on regarde ces belles poupées avec des yeux affectueux, pour apprendre ensuite à maudire le jour où, pour la première fois, on entrevit la lumière du ciel. Méfiez-vous-en, je vous en prie ; car aussi sûrement que la mort et le péché entrèrent dans le monde avec la femme, aussi sûrement leurs douces paroles et leurs plus doux regards amènent la destruction et la ruine de ceux qui s’y fient. »

Mordaunt avait parfois remarqué la haine déclarée de son père pour les femmes ; mais il ne l’avait jamais entendu la déclarer en termes si clairs et si précis. Il répliqua que les filles de Magnus Troil ne lui étaient pas plus chères que les autres femmes des îles ; « et même, ajouta-t-il, elles l’intéressaient beaucoup moins, car elles avaient rompu leur ancienne amitié avec lui sans donner de motifs. — Et vous allez chercher à la renouer, répondit le père, insensé papillon qui, échappé une fois à la flamme sans y perdre ses ailes, ne se contente pas de l’obscurité protectrice de ces lieux sauvages, mais cherche à revenir au plus tôt vers la torche qui doit un jour le consumer ! Pourquoi perdrais-je mes arguments à te détourner d’un destin inévitable ?… Va où ton sort t’appelle. »

Le jour suivant, veille de la grande fête, Mordaunt se mit en route pour Burgh-Westra, pesant tour à tour les injonctions de Norna, les paroles sinistres de son père, les augures défavorables de Swertha et du Rauzellaer de Jarlshof ; l’esprit chagrin et troublé par tant de pensées diverses.

« Tout m’annonce une froide réception à Burgh-Westra, se disait-il ; mais mon séjour n’en sera que plus court. Je veux absolument m’assurer si elles ont été trompées par le marin étranger, ou si elles ont agi par caprice de caractère, et pour changer de compagnie. Dans le premier cas, je soutiendrai ma réputation et j’avertirai le capitaine de prendre garde à lui ; dans le second, eh bien ! bonsoir à Burgh-Westra et à tous ses habitants. »

Tandis qu’il méditait intérieurement sur cette dernière alternative, l’orgueil blessé et un retour de tendresse pour ses jeunes amies, auxquelles il croyait avoir dit adieu pour toujours, amenèrent une larme dans ses yeux mais il l’essuya sur-le-champ et avec indignation ; et doublant le pas, il continua son voyage.

Le temps était alors pur et serein, et Mordaunt marchait avec une aisance qui formait un contraste frappant avec les difficultés qu’il avait rencontrées la dernière fois qu’il avait parcouru la même route ; mais il y avait dans son esprit un moins agréable sujet de comparaison.

« Alors, se dit-il à lui-même, le vent me permettait à peine de respirer, mais mon cœur était calme et heureux. Je voudrais avoir encore cette douce indifférence, dût-elle m’être apportée par le déchaînement de la plus furieuse tempête qui battît jamais les montagnes solitaires. »

Poursuivi par ces pensées, il arriva vers midi à Harfra, habitation, comme le lecteur peut se le rappeler, de l’ingénieux M. Yellowley. Notre voyageur avait pris soin, dans la présente occasion, de n’être pas obligé de recourir à la sordide hospitalité de cette maison, qui était devenue notoire dans toute l’île, en prenant avec lui, dans son petit havre-sac, des provisions qui eussent suffi pour un plus long voyage. Par politesse cependant, ou plutôt peut-être pour donner le change à ses pénibles réflexions, Mordaunt ne manqua point de frapper à la porte ; il trouva la maison dans une singulière agitation. Triptolème lui-même, les jambes enfoncées dans une grosse paire de bottes, montait et descendait bruyamment l’escalier, questionnant à haute voix sa sœur et sa servante Tronda, qui répondaient par des cris plus aigus et plus compliqués. Enfin mistress Baby elle-même se montra ; sa vénérable personne était enveloppée de ce qu’on appelait alors un joseph, ample robe qui jadis avait été verte, mais qui alors était devenue, à force de taches et de pièces, fort semblable au vêtement du patriarche dont elle portait le nom[1] ; un bonnet pointu comme un clocher, ancienne emplette pour laquelle la vanité l’avait emporté sur l’avarice, avec une plume qui avait reçu autant de pluie et de vent que si elle eût fait partie de l’aile d’un oiseau marin, complétait son accoutrement ; elle tenait à la main une cravache montée en argent, mais d’une façon très ancienne. Cet équipement, ainsi qu’un air déterminé dans l’extérieur et la démarche de mistress Barbara Yellowley, semblait annoncer qu’elle se préparait à se mettre en route et qu’elle s’inquiétait peu, comme on dit, qu’on devinât sa détermination.

Elle fut la première qui remarqua l’arrivée de Mordaunt, et elle le salua d’un air assez ému. « Dieu me bénisse, » s’écria-t-elle avant qu’il fût entré, « si ce n’est pas le beau garçon qui porte une chaîne d’or autour du cou et qui avala notre oie aussi vite que si c’eût été un moineau ! » L’admiration de la chaîne d’or, qui avait produit une si vive impression sur son esprit, venait de lui dicter la première partie de son discours ; le souvenir du malheureux sort de l’oie enfumée était consigné dans la seconde partie. « Je parierais ma vie », ajouta-t—elle aussitôt, « qu’il ouvre la porte. — Je vais à Burgh-Westra, mistress Yellowley, dit Mordaunt. — Eh bien ! vous nous tiendrez compagnie, répliqua-t-elle. Il est trop tard pour manger ; mais s’il vous plaisait d’accepter un gâteau d’orge et une gorgée de bland… Mais on voyage mal l’estomac plein ; et d’ailleurs je pense qu’il faut garder votre appétit pour le banquet qui vous attend ce soir ; car tout y sera prodigué sans doute. »

Mordaunt tira ses propres provisions, et déclarant qu’il ne voulait pas leur devenir à charge une seconde fois, il les invita à partager les vivres qu’il avait à leur offrir. Le pauvre Triptolème, qui avait rarement vu un aussi bon dîner que celui de son hôte, se jeta sur la bonne chère comme Sancho sur l’écume de la marmite de Gamache. La dame elle-même ne put résister à la tentation, quoiqu’elle s’y abandonnât avec plus de réserve et avec une espèce de honte. « Elle avait éteint le feu, disait-elle, car c’était pitié de perdre du bois dans une contrée si froide ; et elle n’avait pas pensé à préparer quelque chose, vu qu’ils devaient partir de bonne heure. Aussi ne pouvait-elle s’empêcher de dire que le pain du jeune gentilhomme avait très bonne mine ; de plus, elle était curieuse de savoir si dans ce pays on accommodait le bœuf de la même manière que dans le nord de l’Écosse. » D’après ces considérations réunies, dame Baby fit joyeusement usage des rafraîchissements qui lui arrivaient d’une façon si inattendue.

Quand leur repas imprévu fut terminé, le facteur demanda à grands cris qu’on partît aussitôt, et Mordaunt découvrit alors que l’alacrité avec laquelle il avait été reçu par mistress Baby n’était pas entièrement désintéressée. Ni elle, ni le savant Triplolème ne se sentaient fort disposés à s’aventurer au milieu des déserts shetlandais, sans le secours d’un guide, et quoiqu’ils eussent pu se faire accompagner par un de leurs charretiers, cependant le prudent agriculteur observa que ce serait perdre au moins une journée de travail, et sa sœur augmenta ses appréhensions en répétant :

« Une journée de travail ?… vous pouvez bien dire vingt… que leur nez sente le fumet d’une marmite, que leurs oreilles entendent le son d’un violon, et puis rappelez-les à la charrue si vous pouvez. »

Or l’heureuse arrivée de Mordaunt, dans un moment si opportun, pour ne pas parler de la bonne chère qu’il apportait avec lui, le fit accueillir aussi cordialement qu’il était possible à une porte qui, dans toutes les occasions ordinaires, abhorrait l’entrée d’un hôte. D’ailleurs M. Yellovvîey n’était pas tout-à-fait insensible au plaisir qu’il se promettait à détailler ses projets de perfectionnement à son jeune compagnon, et à goûter un bonheur qui lui arrivait rarement… la compagnie d’un auditeur patient et émerveillé.

Comme le facteur et sa sœur devaient voyager à cheval, il ne restait plus qu’à trouver une monture pour leur guide et compagnon. C’était une chose facile à se procurer dans un pays où l’on rencontre par bandes des poneys velus à dos long et à jambes courtes, courant en liberté dans les vastes marécages qui servent de pâturages communs aux bestiaux de chaque village ; où les chevaux, les oies, les porcs, les chèvres, les moutons et les petites vaches shetlandaises sont laissés pêle-mêle, et souvent en si grand nombre, qu’ils ne peuvent obtenir qu’une substance précaire d’une végétation si paresseuse. Il existe, à la vérité, un droit de propriété individuelle sur tous ces animaux, qui sont distingués par le chiffre particulier de chaque propriétaire, qu’on imprime au moyen d’un fer chaud ou du tatouage ; mais quand un voyageur a, par hasard, besoin d’un poney, il ne se fait aucun scrupule de mettre la main sur le premier venu qu’il peut attraper, lui met une bride, et après s’être fait conduire aussi loin que bon lui semble, il abandonne l’animal à lui-même pour qu’il retrouve son chemin… chose pour laquelle les poneys ont un instinct merveilleux.

Quoique cet usage général de la propriété d’autrui fût une de ces monstruosités qu’avec le temps le facteur se proposait d’abolir, pourtant, en homme sage, il profitait temporairement d’une coutume qu’il avouait être particulièrement agréable aux personnes qui, comme lui, n’avaient pas de chevaux à prêter à leurs amis. On se procura donc trois poneys sur la colline voisine, petits animaux velus, ressemblant plutôt à des ours qu’à rien de ce qui porte le nom de cheval, mais doués d’une force et d’une ardeur surprenantes, et aussi capables de résister à la fatigue et aux mauvais traitements qu’aucune créature au monde.

Deux de ces chevaux étaient déjà amenés et convenablement équipés pour le voyage. L’un d’eux, destiné à porter la gracieuse personne de mistress Baby, était décoré d’une grande selle à dossier d’une antiquité vénérable… masse de coussins et de bourrelets, d’où pendillait de tous côtés une housse de vieille tapisserie qui, faite, dans l’origine, pour un cheval de taille ordinaire, couvrait le palefroi en miniature, sur lequel on l’avait étendu, depuis les oreilles jusqu’à la queue, depuis les épaules jusqu’au fanon, ne laissant de visible que la tête qui sortait fièrement de dessous cette couverture, comme la représentation héraldique d’un lion au milieu d’un buisson. Mordaunt enleva galamment la jolie mistress Yellowley, et, sans beaucoup de peine, la jucha sur le sommet de la selle. Il est probable qu’en se voyant l’objet des attentions d’un tel cavalier, qu’en écoutant la voix de sa conscience qui lui disait qu’elle était dans ses plus beaux atours, chose presque inouïe ! certaines pensées surgirent dans l’esprit de mistress Baby, pensées qui éloignèrent pour un moment les idées d’économie qui faisaient l’occupation journalière de son âme ; elle jeta un coup d’œil sur son joseph passé et sur la longue housse de sa selle, en observant, avec un sourire, que « voyager était une chose très agréable par un beau temps et avec une aimable compagnie ; si toutefois, » ajouta-t-elle en portant les yeux sur la broderie usée de son joseph, « si toutefois il n’en résultait pas tant de dégâts dans les ajustements que l’on porte à cheval. »

Cependant le frère sauta bravement sur sa monture ; et comme il avait jugé convenable, malgré la sérénité du temps, de jeter un long manteau rouge par dessus ses autres vêtements, son poney était encore plus complètement enveloppé dans cette draperie que celui de sa sœur. Il se trouva que l’animal était d’une humeur capricieuse et maligne, sautant et caracolant de temps à autre sous le poids de Triptolème, avec une vivacité qui, malgré l’adresse ordinaire du paysan du comté d’York, le dérangeait beaucoup sur sa selle ; et comme le palefroi n’était pas visible, sinon pour un observateur attentif, ces cabrioles faisaient, à quelque distance, l’effet d’être les mouvements volontaires du cavalier en manteau, sans le secours d’aucune autre jambe que celles dont la nature l’avait pourvu ; et pour quiconque aurait vu Triptolème, en s’imaginant une pareille chose, la gravité et même la frayeur peintes sur sa physionomie, eût formé un contraste risible avec les vives gambades qu’il se permettait pendant la route.

Mordaunt, réuni à ce digne couple, monta, selon l’usage rustique du pays, sur le premier bidet qu’on put amener, sans autre harnachement que la bride qui servait à le conduire. M. Yellowley, voyant avec plaisir son guide pourvu d’un cheval, résolut à part lui que cette grossière coutume de prendre pour voyager les chevaux d’autrui sans en demander permission au propriétaire, ne serait pas abolie dans les îles Shetland, à moins qu’il ne possédât en propre un troupeau de bidets nécessairement exposés à souffrir par voie de représailles.

Mais, pour les autres us ou abus du pays, Triptolème Yellowley se montrait moins tolérant. Il tint à Mordaunt de longs et ennuyeux discours, ou pour parler plus correctement, il lui infligea des harangues sur les innovations que son arrivée dans ces îles devait occasionner. Bien que très peu versé dans l’art moderne d’améliorer un domaine au point de le faire glisser entre les doigts du possesseur, Triptolème réunissait au moins dans sa personne le zèle, sinon les connaissances de tout une société d’agriculture. Jamais il ne fut su passé par aucun de ses successeurs dans ce noble esprit qui dédaigne de mettre en balance les profits contre les pertes, mais qui tient uniquement à la gloire d’opérer un grand changement sur la face de la terre ; gloire qui, comme la vertu, doit être sa propre récompense.

Il n’était aucune partie de la région sauvage et montagneuse, à travers laquelle le conduisait Mordaunt, qui ne suggérât à son imagination quelque projet de perfectionnement et d’innovation. Il devait pratiquer une route à travers le marécage inaccessible à tout autre animal qu’aux poneys aux pieds sûrs. Il devait substituer de bonnes maisons aux appentis ou hangars construits en pierres sèches sous lesquels les habitants préparaient et accommodaient leur poisson. Il devait brasser de bonne ale en place de bland ; il devait planter des forêts où jamais arbre n’avait poussé, et trouver des mines abondantes dans un pays où un skilling danois était presque un objet de vénération. Tous ces changements, et bien d’autres, étaient accomplis dans la tête du digne facteur, et il parlait avec la plus ferme confiance de l’appui et du secours qu’il recevrait des grands propriétaires, et surtout de Magnus Troil.

« Je communiquerai quelques unes de mes idées au brave homme, disait-il, avant que nous soyons plus vieux de beaucoup d’heures, et vous verrez quelle reconnaissance il témoignera à l’homme qui peut lui procurer un savoir bien préférable à la richesse. — Je ne voudrais pas que vous comptassiez trop sur ce fonds-là, » répondit Mordaunt par manière d’avertissement ; « la barque de Magnus Troil est rude à conduire… il aime ses habitudes qui sont les habitudes du pays, et vous apprendriez plus vite à votre bidet à manger comme un veau marin, que vous n’amèneriez Magnus à prendre une méthode écossaise en place d’un usage norse… Et pourtant, s’il tient à ses vieilles coutumes, il est aussi changeant qu’un autre pour ses vieilles amitiés. — Heus tu, inepte ! s’écria l’élève de Saint-André ; qu’il y tienne ou n’y tienne pas, qu’importe ?… ne suis-je pas ici dans ma charge, dans mes droits ? Est-ce un fowd (titre barbare que Magnus Troil prend encore) qui oserait mesurer son jugement et ses raisons contre moi qui représente toute la dignité du chambellan des îles Orcades et Shetland ? — Malgré cela, je vous conseillerais de ne pas attaquer trop vivement ses préjugés. Magnus Troil, depuis l’heure de sa naissance jusqu’à ce jour, n’a jamais vu un plus grand homme que lui-même, et il est difficile de brider un vieux cheval pour la première fois. D’ailleurs, il ne lui arriva jamais de sa vie d’écouter patiemment de longues explications ; il est donc possible qu’il se fâche contre vos perfectionnements projetés avant que vous puissiez lui en démontrer les avantages. — Que voulez-vous dire, jeune homme ? est-il un seul habitant dans ces îles qui s’aveugle assez misérablement pour ne pas sentir leurs déplorables imperfections ? Se peut-il qu’un homme, » ajouta-t-il, son enthousiasme augmentant à mesure qu’il parlait, « ou même qu’une brute, regarde la machine qu’on a l’impudence d’appeler ici un moulin, sans trembler à l’idée qu’il faut confier son grain à une si misérable mécanique ? Les malheureux sont obligés d’en avoir au moins cinquante par chaque paroisse, chacun tournant une méchante meule, entre quatre murs couverts d’un toit de chaume à peine plus solide qu’une ruche, au lieu d’un magnifique moulin baronnial, dont vous entendriez le vacarme par tout le pays, et qui jetterait la farine à travers le bluteau par sacs à la fois. — Oui, oui, frère, dit sa sœur, c’est parler sagement comme toujours. Plus grande est la dépense, plus grand l’honneur ; c’est le précepte qui ne quitte pas vos lèvres. Ne pouvez-vous pas fourrer dans votre sage caboche, l’ami, que dans ce pays les pauvres gens moulent le grain qu’il leur faut, sans s’inquiéter des moulins, des meules, ni des bluteaux du baron ni de tout ce bataclan ? Combien de fois vous ai-je entendu disputer avec le vieil Edie Netherstane, le meunier de Grindleburn, et même avec son garçon, sur les droits de moulure, coupe et recoupe, mesurage, engrenage, profit du garçon, et que sais-je encore ? Or, maintenant, rien ne vous servira moins que d’attirer tous ces désagréments à de bonnes gens qui moulent leur grain chacun chez eux, bien ou mal, n’importe. — Ne me parlez ni de mesurage, ni d’engrenage ! » s’écria l’agriculteur indigné ; « mieux vaudrait laisser au meunier la moitié du grain pour avoir le reste moulu d’une manière chrétienne, que de jeter de bon grain dans un moulin d’enfant… Regardez un instant, Baby… Holà ! ho ! le maudit diablotin ! » Cette dernière interjection s’adressait à son bidet, qui commençait à s’impatienter extrêmement de ce que le cavalier arrêtait sa course pour faire remarquer tous les défauts d’un moulin shetlandais. « Regardez ce moulin, vous dis-je, il ne vaut guère mieux qu’un moulin à bras ; il n’a ni roues, ni dents, ni trémie, ni écluse… Holà ! oh ! la maudite bête !… Il ne peut moudre une poignée de farine en un quart d’heure, encore devrait-on plutôt la faire manger à un cheval qu’à un homme… Allons, holà ! ho ! te dis-je ; allons, allons ; il a le diable au corps, je crois ! »

Comme il prononçait ces derniers mots, le poney, qui avait caracolé et cabriolé quelque temps avec beaucoup de vivacité, baissa la tête entre ses jambes, et, d’un saut, lança son cavalier dans le petit ruisseau qui faisait l’objet de la critique de l’Écossais ; puis, une fois débarrassé du long manteau, le cheval s’enfuit vers son désert, hennissant de colère et ruant tous les cinq pas.

Riant de tout son cœur de cet accident, Mordaunt aida le vieillard à se relever, tandis que sa sœur, avec un ton ironique, le félicitait d’être tombé plutôt dans la bourbe d’un ruisseau shetlandais qu’au fond du canal d’un moulin d’Écosse. Triptolème dédaigna de répondre à ce sarcasme, et dès qu’il fut remis sur ses jambes, il se secoua les oreilles, et trouvant que les plis de son manteau l’avaient empêché d’être fort mouillé dans le mince filet d’eau, il s’écria : « J’aurai des étalons du Lanarkshire, des juments race d’Ayrshire ; je ne souffrirai pas qu’il reste un seul de ces maudits embryons dans l’île, pour casser le cou aux honnêtes gens ; oui, Baby, j’en délivrerai le pays. — Vous feriez mieux de tordre votre manteau, Triptolème, » répliqua Baby.

Cependant, Mordaunt prenait une autre monture dans une troupe de chevaux qui paissaient à quelque distance ; après avoir fabriqué une bride de branches entrelacées, il replaça l’agriculteur déconcerté sur un poney moins rétif et plus paisible que celui qu’il montait d’abord.

Mais la chute de M. Yellowley avait opéré comme un sédatif sur son enthousiasme, et pendant un espace de cinq bons milles il prononça à peine une parole, laissant pleine carrière aux interjections douloureuses et aux lamentations qui échappaient à sa sœur Baby, sur la perte de la vieille bride que le bidet avait emportée dans sa fuite. « Celle bride, qui aurait eu dix-huit ans de service à la Saint-Martin, devait être considérée maintenant comme une chose perdue. » Une fois que la vieille dame eut saisi le dé de la conversation, elle entama un sermon sur l’économie, et mit au jour les idées qu’elle s’était faites sur cette vertu. C’était tout un système de privations, qui aurait fait honneur à la plus austère communauté religieuse, bien que pour miss Baby ce ne fût qu’un moyen d’épargner son argent.

Elle ne fut guère interrompue par Mordaunt qui, en approchant de Burgh-Westra, s’efforçait plutôt de deviner le genre de réception qu’allaient lui faire les deux charmantes sœurs que de donner son attention au bavardage d’une vieille, quelque sagement qu’elle prouvât que la petite bière était plus salutaire que l’ale, et que si son frère s’était foulé le pied dans sa chute, des simples connus d’elle et du beurre l’auraient mieux guéri que toutes les drogues et tous les docteurs du monde.

Mais déjà les tristes marécages qu’ils avaient traversés jusque-là faisaient place à un joli paysage, se déroulant au bord d’un bras de mer qui s’avançait assez loin dans l’intérieur des terres ; ce lac était entouré d’un sol mou et fertile, produisant des moissons plus belles que l’œil expérimenté de Triptolème Yellowley n’en avait encore vu dans les îles Shetland. Au milieu de cette terre promise s’élevait la maison de Burgh-Westra, abritée au nord et à l’est par une chaîne de collines couvertes de bruyère, et dominant de la façon la plus pittoresque le lac et l’Océan son père, aussi bien que les îles et les montagnes les plus éloignées. Des cheminées de cette maison, ainsi que de celles de chaque cabane du village voisin, sortait un riche nuage de fumée vaporeuse qui prouvait que les préparatifs de la fête ne se bornaient pas à la demeure principale de Magnus, mais s’étendaient sur tout le voisinage.

« Sur ma parole ! s’écria mistress Baby Yellowley, on dirait que tout le village est en feu. De cette colline on sent leur prodigalité, et un drôle affamé ne demanderait pas d’autre assaisonnement à son pain d’orge, que de le passer au fumet qui s’élance par ces cheminées. »



  1. Vêtement de plusieurs couleurs. a. m.