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Le Pirate (Montémont)/Chapitre X

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 110-119).

CHAPITRE X.

le lac.


J’ai la puissance de régler le temps et de distribuer les saisons. Le soleil a écouté mes décrets, et passé d’un tropique à l’autre, sous mes ordres ; les nuages, à ma voix, ont répandu leurs eaux.
Johnson. Rasselas.


Une cause soudaine de réflexions pénibles et mortifiantes, qui dans un âge mûr amènerait une douloureuse inaction, pousse le jeune homme à choisir des distractions vives et bruyantes, comme si, à l’exemple du daim blessé, il cherchait à endormir la douleur par la rapidité de sa course. Quand Mordaunt prit son fusil et sortit de Jarlshof, il marcha rapidement par monts et par vaux, sans autre but que celui d’échapper, s’il lui était possible, à l’amertume de son chagrin. Son orgueil était piqué au vif par le récit du colporteur, qui coïncidait exactement avec certains doutes auxquels l’avait conduit le long et singulier silence de ses amis de Burgh-Westra.

Si la fortune de César l’avait condamné, comme dit le poëte, a n’être que


Le meilleur des lutteurs combattant en champ clos,


on peut présumer que la victoire de son adversaire, dans cet exercice champêtre, l’aurait mortifié tout autant que le triomphe de son rival, quand il luttait pour l’empire du monde. De même Mordaunt Mertoun, descendu à ses propres yeux du rang élevé qu’il occupait comme chef de la jeunesse de l’île, se sentait vexé, irrité, non moins qu’humilié. Les deux jolies sœurs aussi, dont tous étaient si jaloux de s’attirer les sourires ; qui avaient vécu avec lui sur le pied d’une affection si familière, qu’à l’aisance et à l’innocence d’un amour fraternel s’était jointe, à leur insu, une tendresse plus vive encore ; les deux sœurs semblaient aussi l’avoir oublié. Il n’ignorait pas que d’après l’opinion unanime de tout le Dunrossness, et même de toute l’île, il avait toute chance de devenir l’amant favorisé de l’une d’entre elles ; et voilà que soudain, sans qu’il y eût faute de sa part, il leur devenait si indifférent, qu’il avait même perdu l’intérêt qu’on accorde à une connaissance ordinaire. Le vieil udaller, dont le caractère loyal et franc aurait dû être plus constant dans ses amitiés, paraissait avoir été aussi oublieux que ses filles. Le pauvre Mordaunt avait tout d’un coup perdu les sourires de la beauté et les faveurs de la puissance ; c’étaient de bien tristes réflexions, et il doubla le pas pour les chasser, s’il était possible.

Sans beaucoup songer à la route qu’il suivait, Mordaunt marchait rapidement à travers un pays où ni haies, ni murailles, ni enclos d’aucune espèce ne viennent arrêter les pas de l’homme qui erre ; enfin il arriva dans un endroit fort solitaire, où, enterré au milieu de collines rapides et couvertes de bruyères qui se prolongent jusqu’au bord de l’eau, s’étendait un de ces petits lacs communs dans les îles Shetland, dont les échappées forment les sources des petites rivières et des ruisseaux qui arrosent le pays et font tourner les moulins qui réduisent les grains en farine.

C’était un assez beau jour d’été, les rayons du soleil, comme il arrive souvent dans ces parages, étaient faibles et obscurcis par un brouillard argenté qui remplissait l’atmosphère, et détruisant le contraste marqué de la lumière et de l’ombre, déployait, en plein midi, sur le paysage, la teinte mélancolique du crépuscule. Le petit lac, qui n’avait pas les trois quarts d’un mille en circuit, était parfaitement calme ; sa surface était unie ; seulement, de temps à autre, un des nombreux oiseaux qui voltigeaient au dessus s’y plongeait pour un instant. La profondeur de l’eau donnait au lac une teinte de vert bleuâtre, qui lui avait valu le nom de lac Vert. Dans ce moment, il formait un miroir si parfait pour les collines pâles dont il était entouré, et qui se réfléchissaient sur ses ondes, qu’il était difficile de distinguer la terre de l’eau ; et même, dans la lumière incertaine produite par l’épais brouillard, un étranger se fût à peine aperçu qu’il avait une nappe d’eau devant les yeux. Une scène de la plus complète solitude, dont toutes les beautés étaient singulièrement augmentées par l’extrême sérénité du temps, par la couleur grisâtre répandue dans l’atmosphère, et par le silence profond des éléments, ne peut que difficilement être imaginée. Les oiseaux aquatiques, qui fréquentaient ce lieu en grand nombre, n’avaient garde de troubler ce calme par leur vol bruyant ou par leurs cris, et passaient tranquillement sur l’eau silencieuse.

Sans rien viser particulièrement, sans avoir d’intention déterminée, sans presque penser à ce qu’il faisait, Mordaunt Mertoun inclina son fusil et le tira dans le lac. L’abondante charge de plomb en rida la surface comme eût fait une bouffée de grêle. Les collines reçurent le bruit du coup, et le répétèrent une fois, deux fois, trois fois avec tous leurs échos ; les oiseaux aquatiques se mirent à décrire mille cercles rapides et bizarres, répondant aux échos par mille cris divers, depuis le ton sonore du swabie ou swartback jusqu’au glapissement plaintif du tirracke et du kittiewake[1]

Mordaunt regarda un instant la multitude piaillarde avec un ressentiment qu’il se sentait pour le moment disposé à étendre sur toute la nature, et sur toutes ses productions animées ou inanimées, quelque peu qu’elles se rapportassent à sa mortification secrète.

« Oui, oui, dit-il, tournez, plongez, criez, hurlez, et tout cela pour avoir vu un objet étrange et avoir entendu un son inaccoutumé ! Il y a bien des gens comme vous sur ce globe. Mais vous apprendrez du moins, vous, » ajouta-t-il en rechargeant son arme, « que des objets et des sons nouveaux ne sont pas plus exempts de périls que peuvent l’être des liaisons nouvelles… Mais pourquoi déchargerais-je mon propre dépit sur ces innocentes mouettes ? » ajouta-t-il encore après un moment de silence ; « qu’ont-elles de commun avec les amis qui m’oublient ?… Je les aimais si bien toutes deux !… Et puis, être sitôt remplacé près d’elles par un étranger que le hasard a jeté sur la côte ! «

Tandis qu’appuyé sur son fusil il s’abandonnait au cours de ces réflexions pénibles, ses méditations furent subitement interrompues par quelqu’un qui lui frappa sur l’épaule. Il se retourna et vit Norna de Fitful-Head, enveloppée dans son noir et ample manteau. Elle l’avait aperçu du haut de la colline, et était descendue par un étroit ravin couvert, et s’avançant avec si peu de bruit qu’il ne se retourna qu’après avoir été touché.

Mordaunt Mertoun n’était de sa nature ni peureux ni crédule ; les études qu’il avait faites avec plus de fruit que beaucoup d’autres avaient en quelque sorte fortifié son esprit contre les attaques de la superstition ; mais il aurait été un vrai prodige, si, demeurant aux îles Shetland à la fin du dix-septième siècle, il eût possédé la philosophie qui ne devint générale en Écosse qu’au moins deux générations plus tard. Il révoquait en doute l’étendue et même l’existence des attributs surnaturels de Norna, et c’était une grande hardiesse d’incrédulité dans un pays où cette croyance était universellement reçue ; mais son incrédulité n’allait pas plus loin que des doutes. C’était évidemment une femme extraordinaire, douée d’une énergie supérieure à celle des autres, agissant d’après des motifs à elle particuliers, et apparemment indépendante des considérations purement terrestres. Imbu de ces idées, qui s’étaient imprimées chez lui dès son enfance, ce ne fut pas sans une émotion assez voisine de la frayeur qu’il aperçut soudain cette femme mystérieuse placée si près de lui, et le regardant d’un air aussi triste et aussi sévère que celui avec lequel les Valkiries, ces fatales vierges de la mythologie du Nord, étaient censées regarder les jeunes guerriers désignés par elles pour assister au banquet d’Odin.

En effet, on considérait au moins comme de mauvais augure de rencontrer Norna seule et dans un lieu éloigné de tous témoins. Elle passait pour être alors aussi bien une prophétesse de malheurs qu’un présage d’infortune pour celui qui faisait une pareille rencontre. Il n’y avait point d’insulaires qui, tout familiarisés qu’ils étaient à la voir, ne fussent étonnés de la trouver sur les bords solitaires du lac Vert.

« Je ne vous apporte aucun malheur, Mordaunt Mertoun, » dit-elle, lisant peut-être quelque chose de ce sentiment superstitieux dans les yeux du jeune homme. « Je ne vous fis jamais de mal, et ne vous en ferai jamais. — Je suis sans crainte, » répondit Mordaunt, s’efforçant de bannir une frayeur qu’il sentait mal convenir à un homme ; « et pourquoi vous craindrais-je, la mère ? vous fûtes toujours mon amie. — Pourtant, Mordaunt, tu n’es pas de notre pays ; mais il n’est personne en qui coule le sang shetlandais, personne même de ceux qui entourent le foyer de Magnus Troil, ce noble descendant des anciens comtes des Orcades, à qui je souhaite plus de bien qu’à toi, mon bon et brave garçon. Lorsque je suspendis à ton cou cette chaîne enchantée, qui, comme personne ne l’ignore dans ces îles, ne fut point fabriquée par des mains humaines, mais par celles des Drows, dans les retraites profondes de leurs cavernes, tu n’avais encore que quinze ans ; mais déjà tes pieds avaient foulé le Maiden-Skerrie du Northmaven, qui n’avait encore été foulé que par la patte membraneuse du swartback, et ta barque avait pénétré dans les plus profondes cavernes du Brinnattir, où le Haafe-fish[2] avait jadis dormi dans une complète obscurité. Ce fut pourquoi je te fis ce noble cadeau, et tu n’ignores pas que depuis ce jour, tous les yeux ouverts dans ces îles ont vu en toi un fils ou un frère, que tu as été plus favorisé que les autres jeunes gens, et protégé par ceux dont le pouvoir commence à l’heure où la nuit rencontre le jour[3]. — Hélas ! ma bonne mère, votre présent peut m’avoir concilié la faveur générale, répondit Mordaunt, mais il n’a pas eu la vertu de me la garder, ou j’ai été incapable de la garder moi-même… Mais qu’importe ? j’apprendrai à me passer des autres comme ils se passent de moi. Mon père m’a dit que je quitterais bientôt ces îles : je vous rendrai donc, Norna, votre présent enchanté, pour qu’il procure à d’autres un bonheur un peu plus durable que le mien. — Ne méprise pas les dons que tu tiens de cette race sans nom, » reprit Norna en fronçant le sourcil ; puis, quittant soudain son ton irrité pour en prendre un triste et solennel, elle ajouta : « Ne les méprise pas ; mais, ô Mordaunt, ne les ambitionne pas !… Assieds-toi sur cette pierre grise : je dépouillerai autant que possible les attributs qui me séparent de la masse commune de l’humanité, et je te parlerai comme une mère parle à son enfant. »

À ce ton mélancolique se joignait une dignité de langage et de manières propre à exciter la sympathie et à captiver l’attention. Mordaunt s’assit sur le roc qu’elle lui montrait, fragment qui, comme beaucoup d’autres épars alentour, avait été entraîné par quelque tempête d’hiver du haut du précipice au bord du lac ; Norna prit place elle-même sur une pierre à quelque distance, arrangea son manteau de manière à ne laisser voir sous son capuchon d’étoffe grossière que son front, ses yeux, et une seule mèche de ses cheveux gris ; alors elle continua d’un ton où l’importance et la dignité imaginaires que prennent souvent les lunatiques semblaient lutter contre la douleur poignante d’une affliction extraordinaire et profondément enracinée.

« Je ne fus pas toujours, dit-elle, ce que je suis à présent : je ne fus pas toujours la femme sage, puissante, redoutable, devant qui les jeunes se tiennent confus, et les vieux découvrent leurs têtes blanches. Il fut un temps où ma présence n’imposait pas silence à la joie, où je payais tribut aux passions humaines, où je partageais les plaisirs et les peines du monde. C’était un temps de faiblesse, c’était un temps de folie… c’était un temps de gaîté vaine et sans cause… c’était un temps de larmes sans motifs… et pourtant, avec ses folies, ses chagrins et ses faiblesses, combien Norna de Filful-Head donnerait pour être encore la simple et heureuse fille qu’elle était dans ses premières années ! Écoute-moi, Mordaunt, et console-moi, car je te confie des douleurs dont le récit n’a jamais retenti dans une oreille mortelle, et que des oreilles mortelles n’entendront jamais. Je serai ce que je dois être, » ajouta-t-elle en se levant et en étendant son bras maigre et décharné, « la protectrice et la reine de ces îles sauvages et incultes… Je serai celle dont les vagues de la mer ne mouillent pas les pieds sans sa permission, fussent-elles au comble de la fureur et de la rage… celle dont les tourbillons respectent la robe, lors même qu’ils arrachent le toit des maisons de dessus leurs fortes solives. Rends-moi témoignage, Mordaunt Mertoun… tu entendis mes paroles à Harfra… tu vis la tempête tomber à ma voix… parle, rends-moi témoignage. »

L’interrompre au milieu du torrent de son enthousiasme, c’eût été une cruauté gratuite, quand même Mordaunt aurait été fermement convaincu qu’il avait sous les yeux une femme insensée et non un être surnaturel.

« Je vous ai entendue chanter, répondit-il, et j’ai vu l’ouragan se calmer. — Se calmer ! » s’écria Norna en frappant la terre avec impatience de son bâton de chêne noir ; « tu ne dis la vérité qu’à demi. Elle tomba en moins de temps qu’il n’en faut à une nourrice pour apaiser les cris d’un enfant. Il suffit, tu connais ma puissance… mais tu ne connais pas… jamais mortel ne connut, jamais on ne connaîtra à quel prix je l’ai achetée. Non, Mordaunt, fut-ce pour ce vaste empire dont se glorifiaient les anciens Norses, quand leurs bannières flottaient victorieuses de Bergen en Palestine… fût-ce pour tous les trésors de ce bas monde, ne désire jamais de vendre la paix de ton cœur contre une puissance pareille à celle de Norna. » Elle se rassit sur le rocher, abaissa son manteau sur son visage, appuya la tête sur ses mains, et un mouvement convulsif agita son sein comme si elle pleurait amèrement.

« Bonne Norna, » dit Mordaunt ; et il s’arrêta, ne sachant que dire pour consoler cette malheureuse femme. « Bonne Norna, répéta-t-il, s’il y a quelque chose qui trouble votre âme, ne feriez-vous pas mieux d’aller trouver le digne pasteur de Dunrossness ? On dit que vous n’avez pas fait partie d’une congrégation chrétienne depuis bien des années…. ce n’est ni bien ni raisonnable : vous connaissez l’art de guérir les maux du corps ; mais quand l’esprit est malade, c’est au médecin des âmes qu’il nous faut recourir. »

Norna s’était relevée lentement de l’attitude baissée où elle était assise ; à la fin elle se redressa de toute sa hauteur, jeta son manteau, étendit le bras, et tandis que ses lèvres écumaient, que ses yeux étincelaient, elle s’écria d’un ton qui ressemblait à un sanglot : « Moi, dites-vous ! moi aller quérir le secours d’un prêtre ! voudriez-vous faire mourir le digne homme d’horreur ?… Moi dans une congrégation chrétienne ! voudriez-vous que le toit croulât sur l’assemblée innocente à cause de la coupable, et mêlât le sang aux offrandes ? Moi… moi chercher le grand médecin ! voudriez-vous que le démon vînt réclamer sa proie ouvertement en présence de Dieu et de l’homme ? »

L’extrême agitation de la malheureuse qui tenait ce langage induisit naturellement Mordaunt à tirer la conclusion qui était généralement reçue et accréditée dans ce pays. « Femme misérable, dit-il, s’il est vrai que vous êtes liguée avec la puissance du mal, pourquoi tardez-vous encore à vous repentir ? Mais faites-en ce qu’il vous plaira, je ne puis, je ne dois pas, comme chrétien, demeurer plus long-temps avec vous. Reprenez votre don, » ajouta-t-il en lui présentant la chaîne ; il ne peut me servir, s’il est vrai qu’il ne m’ait pas encore fait de mal. — Demeure et entends-moi, jeune homme insensé, » répliqua Norna avec calme, comme si elle eût été rendue à la raison par l’alarme et l’horreur qu’elle avait aperçues sur la physionomie de Mordaunt ; « entends-moi, te dis-je. Je ne suis pas de ceux qui se sont ligués avec l’ennemi de l’espèce humaine, et qui tirent leurs talents et leurs pouvoirs de sa protection ; et quoique les esprits surhumains aient été rendus propices par un sacrifice que langue mortelle ne doit jamais énoncer, pourtant Dieu sait que mon crime, en l’offrant, n’était pas plus grand que celui de l’aveugle qui tombe du haut d’un précipice qu’il ne peut ni voir ni éviter. Oh ! ne m’abandonne pas, ne me fuis pas dans cette heure de faiblesse ! Reste avec moi jusqu’à ce que la tentation soit passée, ou je me jetterai dans ce lac, et me délivrerai d’un seul coup de ma puissance et de ma misère. »

Mordaunt, qui avait toujours regardé cette singulière femme avec une espèce d’affection produite sans doute par la bienveillance et l’amitié particulière qu’elle lui avait témoignées dès long-temps, consentit sans peine à reprendre sa place, et à écouter ce qu’elle aurait encore à lui dire, espérant que la violence de son agitation diminuerait peu à peu. Elle ne fut pas long-temps à remporter la victoire que son auditeur attendait, et elle reprit la parole d’un air ferme et avec son autorité habituelle.

« Ce n’était pas de moi, Mordaunt, dit-elle, que j’avais intention de parler, lorsque je t’aperçus du haut de ce rocher, et que je descendis ce sentier pour te rejoindre. Mon sort est fixé sans pouvoir changer ni en pis ni en mieux. Je ne songe plus guère à moi ; mais, pour ceux qu’elle aime, Norna de Filful-Head conserve encore des pensées qui la rattachent à son espèce. Écoute-moi bien : voici un aigle, le plus noble de ceux qui bâtissent leur aire au faîte de ces pics aériens, et dans l’aire de cet aigle s’est glissée une vipère. Consens-tu à me prêter secours pour étouffer le reptile et sauver la noble race du roi des cieux du Nord ? — Il vous faut parler plus clairement, Norna, si vous voulez que je vous comprenne ou vous réponde… Je ne saurais deviner les énigmes. — Sans plus de détour, donc, vous connaissez bien la famille de Burgh-Westra ; les aimables filles du généreux et vieil udaller Magnus Troil, Minna et Brenda, dis-je, vous les connaissez bien, et vous les aimez ? — Je les ai connues, bonne mère, et je les ai aimées… Personne ne le sait mieux que vous. — Les connaître une fois, » dit Norna avec emphase, » c’est les connaître pour toujours… Les aimer une fois, c’est les aimer à jamais. — Les avoir une fois aimées, c’est leur souhaiter du bien à tout jamais, répondit le jeune homme ; mais voilà tout. Pour vous parler clairement, Norna, la famille de Burgh-Westra m’a, depuis peu, totalement oublié. Mais indiquez-moi néanmoins les moyens de lui être utile ; je vous prouverai combien je me rappelle leurs anciennes bontés, combien peu j’ai de ressentiment de leur nouvelle froideur. — C’est bien parler, et je vous mettrai à même de prouver vos bonnes intentions, répondit Norna ; Magnus Troil a reçu un serpent dans son sein… Ses aimables filles sont livrées aux machinations d’un méchant. — Vous voulez dire l’étranger Cleveland ? — Oui, l’étranger qui s’appelle ainsi… le même que nous avons trouvé gisant sur le rivage, comme un mauvais tas d’herbes marines, au pied du Sumburgh Head. Un pressentiment secret me disait que j’aurais dû l’y laisser jusqu’à ce que la marée le remportât, comme elle l’avait amené sur la grève. Je me repens de ne pas l’avoir écouté. — Quant à moi, reprit Mordaunt, je ne puis me repentir d’avoir accompli le devoir d’un chrétien. Et quel droit ai-je de former un autre vœu ? Si Minna, Brenda, Troil, et les autres me préfèrent l’étranger, à quel titre en serais-je offensé ? On ferait bien de se moquer de moi, si je me comparais à lui. — C’est bien, et je compte qu’ils méritent ton amitié désintéressée. — Mais je crois apercevoir en quoi vous pensez que je puis les servir. Je viens seulement d’apprendre par Bryce, le colporteur, que ce capitaine Cleveland est au mieux avec les jeunes dames de Burgh-Westra et le vieux udaller lui-même. Il me siérait mal de m’introduire dans un lieu où je ne suis pas convié, et de mettre mon petit mérite en parallèle avec celui du capitaine Cleveland. Il peut leur raconter des batailles, quand je ne puis parler que de nids d’oiseaux ; se vanter d’avoir tiré sur des Français, quand je puis seulement dire que j’ai tiré sur des mouettes. Il a de beaux habits, une jolie tournure ; je suis vêtu simplement, et plus simplement élevé. D’aimables compagnons comme lui peuvent prendre les cœurs de ceux avec qui ils vivent, comme l’oiselier prend le guillemot avec sa glu et ses lacets. — Vous vous faites tort à vous-même, répondit Norna, oui, tort à vous-même, et plus grand tort à Minna et à Brenda ; n’ajoutez pas foi aux rapports de Bryce… il ressemble à cette baleine avide qui interrompt sa course, et plonge pour la moindre amorce que lui jette un pêcheur. À coup sûr, si vous avez baissé dans l’estime de Magnus Troil, ce drôle sordide y a participé. Mais qu’il tienne ses comptes en règle, car j’ai l’œil sur lui. — Et pourquoi, la mère, ne dites-vous pas à Magnus ce que vous venez de me dire ? — Parce que ceux qui se fient trop à leur sagesse doivent recevoir une amère leçon de l’expérience. Hier encore, je parlai à Magnus : en bien ! quelle fut sa réponse ? « Bonne Norna, vous devenez vieille. » Et ces paroles sont sorties des lèvres d’un homme qui me doit tout… du descendant des anciens comtes norses… c’était Magnus qui me les adressait, et en faveur d’un fripon que la mer a rejeté comme un débris de naufrage ! Puisqu’il dédaigne l’avis de la vieillesse, il écoutera peut-être celui de la jeunesse ; encore a-t-il le bonheur de n’être pas abandonné à sa propre folie. Allez donc à Burgh-Westra, comme de coutume, pour la fête de la Saint-Jean-Baptiste. — Je ne suis pas invité ; je ne suis ni regretté ni souhaité ; on ne songe plus à moi… Peut-être ne me reconnaîtra-t-on pas à mon arrivée ; et pourtant, bonne mère, pour dire la vérité, j’avais pensé à m’y rendre. — C’était une bonne pensée, il faut la mettre à exécution, poursuivit Norna ; nous visitons nos amis quand ils sont malades de corps ; pourquoi ne le ferions-nous pas, lorsqu’ils sont malades d’esprit et rassasiés de bonheur ? Ne manquez pas d’y aller, peut-être nous y rencontrerons-nous. Mais nos routes sont différentes. Adieu ; ne parlez pas de notre rencontre ici. »

Ils se quittèrent ; Mordaunt demeura près du lac, les yeux attachés sur Norna jusqu’au moment où la haute taille de la prophétesse devint invisible dans les détours de la vallée qu’elle remontait ; alors Mordaunt revint chez son père, déterminé à suivre un conseil qui répondait si bien à ses propres désirs.



  1. Swabie ou swartback est une espèce d’oiseau ou poule aquatique des îles Shetland, comme aussi le tirracke et le kittiwake' ou kittiewake a. m.
  2. Le grand veau marin, qui cherche les cavernes les plus solitaires pour y faire sa demeure. Voyez les Îles Shetland, par le docteur Edmonstone, vol. II, p. 294. (Note anglaise.) a. m.
  3. Les Drows ou Trows, successeurs légitimes des Dungas du Nord, et quelque peu alliés aux fées, habitent comme elles dans l’intérieur de vertes collines et au fond des cavernes, et sont très puissants à minuit. Ils travaillent artistement le fer, aussi bien que les métaux précieux, et sont quelquefois propices aux mortels, mais plus souvent capricieux et malveillants. Parmi le bas peuple des îles, leur existence forme encore un article de foi universelle. Dans les îles voisines de Feroë on les appelle Joddenskenland, c’est-à-dire, hommes souterrains ; et Lucas Jacobson Debes, qui les connaît particulièrement, nous assure qu’ils habitent dans des lieux souillés par des effusions de sang ou par l’exécution de quelques grands crimes. Ils ont un gouvernement qui semble monarchique. w. s.