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Le Pirate (Montémont)/Chapitre XIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 145-153).

CHAPITRE XIII.

le banquet.


Au milieu brillent la table polie et les coupes étincelantes remplies d’un vin généreux. Tous attaquent le banquet : on prépare les liqueurs, on partage les mets, et chacun dévore sa part. Maintenant, ce n’est qu’après que la rage de la faim et de la soif aura cessé, qu’un convive sagace peut approcher de l’hôte libéral.
Odyssée.


La profusion hospitalière de la table de Magnus Troil, le nombre des hôtes qui encombraient les salles, le nombre encore plus grand de fermiers, de paysans et de domestiques qui faisaient bombance pêle-mêle, outre la multitude des gens encore plus pauvres qui étaient accourus de chaque hameau ou village à vingt milles à la ronde pour participer aux bontés du magnifique udaller, tout cela formait un ensemble si considérable, que Triptolème Yellowley demeura ébahi, et qu’il douta intérieurement s’il serait prudent à lui en ce moment, devant la table hospitalière, de proposer au maître de la maison qui présidait un banquet si splendide, un changement radical dans tous les us et coutumes du pays.

À vrai dire, le judicieux Triptolème avait la conscience de posséder à lui seul une sagesse fort supérieure à celle de tous les convives rassemblés, pour ne rien dire du seigneur, contre la prudence duquel la prodigalité de son hospitalité portait un témoignage évident. Mais, n’importe ! l’Amphitryon où l’on dîne exerce, pour le temps du dîner au moins, une grande influence sur l’esprit de ses convives, même les plus distingués ; et si le repas est d’un bon style, si les vins sont choisis, il est humiliant pour l’humanité de voir que ni l’art, ni la sagesse, ni même la dignité du rang, ne peuvent reprendre leur supériorité naturelle sur le distributeur de ces bonnes choses, avant que le café disparaisse lui-même. Triptolème sentait tout le poids de cette puissance temporaire ; pourtant il désirait bien faire quelque chose qui justifiât les vanteries qu’il avait débitées à sa sœur et à son camarade de voyage, et il leur lançait un regard de temps à autre afin de voir s’il ne baissait pas dans leur estime pour différer le sermon promis sur les monstruosités des îles Shetland.

Mais mistress Barbara était occupée à prendre note des choses qui se perdraient infailliblement dans un immense banquet comme elle n’en avait sans doute jamais vu, et à s’étonner de l’indifférence de son hôte et de la négligence absolue des convives pour les règles de civilité qu’elle avait religieusement apprises dans sa jeunesse. Les gourmands se faisaient servir d’un plat qui n’était pas entamé, et qui aurait pu reparaître au souper, avec une aussi grande licence que s’il eût déjà souffert des ravages d’une demi-douzaine de convives, et personne ne semblait s’en inquiéter, et le seigneur encore moins que les autres. On tombait indifféremment sur les ragoûts qui ne peuvent être servis une seconde fois, soit sur ces pièces substantielles de bœuf, soit sur ces pâtés et autres plats de résistance qui, d’après les lois d’une bonne administration de ménage, auraient pu soutenir deux attaques. D’après les idées de politesse propres à mistress Barbara, ces vivres n’auraient pas dû être anéantis du premier choc par les hôtes, mais épargnés, comme Ulysse dans la caverne de Polyphême, pour être dévorés les derniers. Perdue dans les méditations où la plongeaient les infractions faites à la discipline conviviale, miss Baby contemplait le garde-manger idéal qu’elle aurait rempli des restes de bœuf bouilli et rôti, suffisants pour couvrir sa table pendant au moins douze mois, et la bonne ménagère ne s’inquiétait guère si son frère jouerait ou non tout au long le rôle important qu’il s’était promis de remplir.

Mordaunt Mertoun s’occupait aussi de pensées bien différentes de celles qui concernaient le réformateur des abus du Shetland. Il était placé entre deux jolies filles de Thulé, qui, sans conserver de rancune des attentions que le jeune homme avait eues jadis pour les filles de l’udaller, étaient charmées du hasard qui leur procurait les compliments d’un galant si distingué : après avoir été leur cavalier à table, il devait, selon toute apparence, devenir leur partenaire pour la danse. Mais tandis qu’il rendait à ses aimables voisines tous les petits soins d’usage, Mordaunt observait secrètement ses deux anciennes amies, Minna et Brenda. L’udaller lui-même avait part à ses observations ; mais chez lui on ne pouvait remarquer que le ton ordinaire de la cordiale et bruyante hospitalité dont il avait coutume d’assaisonner le banquet dans toutes les occasions de fête générale ; mais sur les visages bien différents des deux jeunes filles, il y avait matière à plus d’une remarque pénible.

Le capitaine Cleveland, assis entre les deux sœurs, les comblait de politesses, et Mordaunt était placé de manière à voir tout, et à entendre une grande partie de ce qui se passait entre eux ; mais les soins de Cleveland paraissaient s’adresser bien plutôt à l’aînée. La cadette s’en apercevait peut-être, car plus d’une fois ses yeux se tournèrent vers Mordaunt, et il crut y lire comme un regret de l’interruption survenue dans leur liaison, comme un souvenir pénible d’une époque passée et plus heureuse. Minna semblait exclusivement occupée de la conversation de son voisin : conduite qui remplissait Mordaunt de ressentiment et de surprise.

Minna, la prudente, la sérieuse, la réservée Minna, dont la physionomie et les manières annonçaient un caractère si élevé… Minna, l’amante de la solitude, Minna qui chérissait la science qui s’acquiert par la réflexion dans le silence… l’ennemie de la joie bruyante, l’amie de la mélancolie pensive… elle qu’on voyait suivre le cours des ruisseaux et pénétrer dans les vallées inaccessibles… elle enfin dont le caractère semblait l’opposé de celui qu’on peut captiver par une galanterie franche, hardie, entreprenante comme celle du capitaine Cleveland, lui prêtait néanmoins les yeux et les oreilles avec une grâce d’attention qui annonçait une haute faveur. Mordaunt l’observait, et son cœur se gonflait de dépit contre le rival heureux qui l’avait supplanté, aussi bien que contre l’écart indiscret que faisait Minna hors de son caractère.

« Que trouve-t-on d’attrayant chez cet homme, se disait-il à lui-même, sinon cet air d’importance hautaine que lui donnent la réussite de minces entreprises et l’exercice d’un petit despotisme sur l’équipage d’un vaisseau ? Son langage est plus farci des termes de sa profession que ne l’est ordinairement la conversation des officiers supérieurs de marine ; et son esprit, qui provoque tant de sourires, me semble être d’un genre que Minna eût à peine autrefois toléré pour un instant. Brenda même paraît moins charmée de cette galanterie que sa sœur à qui elle devrait si peu convenir. »

Mordaunt se trompait doublement dans ces tristes réflexions : en premier lieu, c’était avec les yeux d’un rival qu’il critiquait les manières et la tournure du capitaine Cleveland ; sa critique était donc beaucoup trop sévère. À la vérité, le marin était peu raffiné dans ses manières, mais c’était peu de chose chez des gens aussi simples, aussi peu civilisés que les Shetlandais. D’ailleurs il avait l’air ouvert et franc, beaucoup de finesse naturelle, une heureuse gaîté de circonstance, une confiance imperturbable en lui-même, et cette hardiesse entreprenante qui, sans autre qualité recommandable, mène souvent à des succès près du beau sexe. Mais Mordaunt se trompait plus encore en supposant que Cleveland dût déplaire à Minna Troil, à cause de la différence de leurs caractères sur tant de points importants. Si Mordaunt eût vécu un peu plus dans le monde, il aurait observé que, si l’on voit contracter des unions entre des personnes dont le ton et la taille diffèrent, ces unions sont encore bien plus fréquentes entre des individus tout-à-fait dissemblables de sentiments, de goûts et d’intelligence ; peut-être ne dirait-on pas trop si on prétendait que les deux tiers des mariages se forment de deux personnes qui au premier coup d’œil paraîtraient ne devoir jamais ressentir de sympathie l’une pour l’autre.

Une cause importante peut être assignée à ces anomalies, dans les sages dispensations de la Providence, qui a voulu maintenir dans la société un partage égal d’intelligences et d’aimables qualités de toute espèce. En effet, que deviendrait le monde si la sagesse s’unissait toujours à la sagesse, l’érudition à l’érudition, l’amabilité à l’amabilité, la beauté même à la beauté ? N’est-il pas évident que les classes dégradées des fous, des ignorants, des brutaux, des difformes, qui, soit dit en passant, comprennent presque toute l’espèce humaine, si on les condamnait à vivre exclusivement entre eux, deviendraient graduellement aussi brutes de corps et d’esprit que des orangs-outangs ? Lors donc que nous voyons la douceur jointe à la rudesse, nous pouvons plaindre le sort de l’individu qui pâlit, mais nous n’en devons pas moins admirer la puissance mystérieuse qui balance ainsi les maux et les biens moraux de la vie ; qui réserve à une famille, malheureuse par le caractère de l’un des époux, une portion de sang plus doux et meilleur, et assure du moins aux fruits de cet hymen les soins et la protection affectueuse d’un des deux soutiens que leur a donnés la nature. Sans l’occurrence fréquente de ces alliances mal assorties, à ce qu’il semble au premier aperçu, le monde ne serait pas ce qu’a voulu la sagesse éternelle, un séjour de biens et de maux mélangés ; un séjour à la fois d’épreuve et de souffrance, où les pires douleurs sont adoucies et rendues tolérables aux esprits humbles et patients ; où les biens les plus précieux contiennent toujours un alliage nécessaire qui s’oppose à leur perfection complète.

Ainsi, quand nous examinons de plus près les causes de ces attachements étranges, nous pouvons reconnaître que ceux qui s’y livrent n’agissent pas avec autant d’inconséquence envers leur propre caractère que nous l’avions pensé d’abord. Les sages combinaisons de la Providence s’accomplissent par une impulsion mystérieuse qui pousse les individus à former des alliances monstrueuses aux yeux du monde. Le libre arbitre nous est laissé dans les circonstances de la vie ordinaire aussi bien que dans notre conduite morale ; et dans le premier comme dans le second cas, il peut être un motif d’erreur pour ceux qui s’en servent. Il arrive souvent aux personnes pleines d’enthousiasme et d’imagination, qu’après s’être tracé dans l’esprit un portrait admirable, elles s’abusent par quelque faible ressemblance qu’elles croient en trouver dans un être réel ; alors leur conception vive le revêt, avec autant de promptitude que de libéralité, de tous les attributs nécessaires pour compléter le beau idéal de la perfection morale. Personne peut-être, même dans les unions contractées avec un objet réellement aimé, ne trouva toutes les qualités dont il s’attendait à jouir, mais beaucoup trop souvent il arrive qu’il a commis une grave erreur, et bâti un château aérien de félicité sur un arc-en-ciel qui ne devait son existence qu’à l’état particulier de l’atmosphère.

Ainsi Mordaunt, s’il eût mieux connu la vie et le cours des choses humaines, aurait été peu surpris qu’un homme tel que Cleveland, beau, vif et hardi, un homme qui avait couru maints périls et en parlait comme d’un jeu, eût été doué par une jeune fille d’un caractère aussi bizarre que Minna, des qualités qui, dans son imagination, accompagnaient l’idée qu’elle se formait d’un parfait héros. La brusquerie franche de Cleveland, si elle était peu polie, semblait du moins incapable de tout déguisement ; et si l’on croyait remarquer en lui le manque de formes, il avait assez de bon sens, assez de savoir-vivre naturel, pour entretenir l’impression qu’il produisait d’abord. Il est à peine nécessaire d’ajouter que ces observations s’appliquent exclusivement à ce qu’on appelle mariages d’amour ; car lorsque l’une ou l’autre des parties fixe son attention sur les avantages matériels d’une bonne rente ou d’un douaire, elle ne peut être désappointée dans leur acquisition, quoique souvent elle le soit cruellement à propos du bonheur exagéré qui devait en résulter, ou pour s’être exposée si légèrement aux désavantages dont cet était devait être accompagné.

Nous sentant une certaine partialité pour la beauté brune qui nous occupe ici, nous avons hasardé cette digression, afin d’expliquer une conduite qui, nous l’avouons, semble tout-à-fait bizarre dans une histoire comme la nôtre, quoique très commune dans la vie ordinaire. Minna évidemment s’exagérait le goût, les talents et l’amabilité d’un beau jeune homme qui lui dévouait tous ses moments et toute son attention, et dont l’hommage la rendait l’objet de l’envie de presque toutes les autres personnes de cette nombreuse réunion. Peut-être, si nos charmantes lectrices veulent se donner la peine de consulter leur propre cœur, avoueront-elles ceci : le bon goût que montre un individu en choisissant une femme au milieu d’un cercle de rivales pour lui dévouer son attention, mérite bien de la part de cette femme un jugement favorable, sinon une estime partiale. En tout cas, si le caractère que nous développons semble impossible et contraire à la nature, ce n’est pas notre faute, à nous, qui rapportons les faits comme nous les trouvons ; nous ne prétendons pas au privilège de rendre plus naturels des incidents qui peuvent paraître ne pas l’être assez, et nous ne cherchons pas à rendre concevable la plus inconcevable de toutes les choses créées, le cœur d’une femme belle et admirée.

La nécessité, qui nous enseigne tous les arts libéraux, peut aussi nous initier dans l’art de la dissimulation ; et Mordaunt, quoique novice, ne manqua point de profiter à son école. Il pensa que pour mieux observer la conduite de ceux qui attiraient toute son attention, il lui fallait contraindre la sienne, et paraître si occupé de ses deux voisines, que Minna et Brenda pussent le supposer indifférent à ce qui se passait plus loin. La gaîté toujours prête de Maddie et de Clara Groatsettars, dont la fortune passait pour considérable dans l’île, et qui se trouvaient en ce moment trop heureuses d’être placées en dehors de la sphère de vigilance exercée par leur tante, la bonne vieille lady Glowrowrum, aidait et secondait au mieux les efforts que faisait Mordaunt pour être aimable et amusant. La conversation s’engagea facilement entre eux ; le cavalier fit, comme c’est l’usage, une forte dépense d’esprit, ou de ce qui passe pour de l’esprit ; et les jeunes filles lui répondirent par des rires continuels et des applaudissements généreux. Mais, au milieu de cette joie apparente, Mordaunt suivait aussi secrètement que possible la conduite des deux filles de Magnus, et il lui semblait que l’aînée, tout entière à la conversation de Cleveland, n’honorait pas d’une seule pensée le reste de la compagnie ; mais plus Brenda s’apercevait du peu d’attention dont elle était jugée digne, plus elle regardait d’un air inquiet et pensif le groupe dont Mordaunt faisait lui-même partie. Il se sentit fort ému de la défiance aussi bien que du trouble que ses regards semblaient annoncer, et forma tacitement la résolution de lui en demander une explication complète dans le courant de la soirée. Norna avait dit que les deux aimables sœurs étaient en danger : elle n’avait pas indiqué la nature de ce péril ; mais Mordaunt supposait que la cause en était dans leur méprise sur le caractère de cet étranger audacieux et séduisant, et il forma la résolution secrète d’être, s’il se pouvait, celui qui dévoilerait Cleveland et qui sauverait ses anciennes amies.

Tandis qu’il se livrait à ces pensées, son attention pour les miss Groatsettars diminuait sensiblement, et peut-être eût-il totalement oublié la nécessité de paraître spectateur désintéressé de ce qui se passait, sans le signal qui annonçait que les dames allaient quitter la table. Minna, avec une grâce pleine de dignité, salua de la tête toute la compagnie, mais ses yeux prirent une expression plus tendre et toute particulière lorsqu’elle salua Cleveland. Brenda, avec la timidité qui accompagnait ses moindres mouvements, lorsqu’elle était exposée aux regards des autres, se hâta de terminer ses saluts d’adieu à la compagnie avec un embarras qui ressemblait presque à de la gaucherie, mais que sa grande jeunesse et sa naïveté rendaient intéressant. Mordaunt crut encore que son œil le distinguait parmi les nombreux convives : pour la première fois, il osa rencontrer ce regard, le trouble de Brenda s’en accrut, et il sembla même qu’un peu de déplaisir s’y mêlait.

Lorsque les dames furent parties, les hommes se mirent à boire plus sérieusement ; occupation qui devait se prolonger jusqu’à la danse du soir. Le vieux Magnus lui-même, prêchant d’exemple et de précepte, les exhortait « à employer leur temps le mieux possible, puisque les dames les enverraient bientôt chercher pour commencer le branle. » En même temps, faisant signe à un domestique à cheveux blancs, qui se tenait derrière lui, costumé comme un matelot de Dantzick, et qui réunissait à beaucoup d’autres charges celle de sommelier, « Éric Scambester, demanda-t-il, le bon vaisseau le Joyeux Marinier de Canton a-t-il sa cargaison à bord ? — Chargé à défoncer, répondit le Ganymède de Burgh-Westra : bon Cognac, sucre de la Jamaïque et citrons de Portugal, sans parler de la muscade, des rôties, et de l’eau qu’il a prise à la fontaine de Shellicoat. »

Un rire long et bruyant éclata parmi les convives à cette ancienne et régulière plaisanterie entre l’udaller et son sommelier, qui servait comme de préface à l’introduction d’un énorme bol de punch. Ce vase était un présent du capitaine de l’un des vaisseaux de l’honorable compagnie des Indes orientales, qui, venant de Chine en Angleterre, avait été poussé vers le nord et dans la baie de Lerwick par le mauvais temps, et s’était arrangé de manière à se débarrasser d’une partie de sa cargaison sans payer fort scrupuleusement les droits du roi.

Magnus Troil, en sa qualité de forte pratique, outre qu’il avait obligé d’une autre manière le capitaine Coolie, avait reçu pour récompense, au départ du navire, ce splendide instrument de convivialité, dont la vue seule, lorsque le vieil Éric Scambester arriva courbé sous son poids, excita un murmure approbateur dans toute l’assemblée.

Les vieux toasts à la prospérité des Shetland retentirent aussitôt dans la salle. « Mort à la tête qui ne porte jamais de cheveux ! » tel fut le souhait que prononça Magnus Troil d’une voix tonnante. Claude Halcro proposa, à l’applaudissement général, la santé du digne roi de la table et de ses deux aimables filles, et termina son toast par ces mots : « Santé à l’homme, mort au poisson, bénédiction sur les biens de la terre. » Le même sentiment fut exprimé ainsi par un vieil ami de Magnus : « Que la main du Seigneur ouvre la gueule de la baleine pour donner prise au harpon, et s’étende favorablement sur les productions des Shetland ! »

On fit largement honneur à chacun de ces toasts. Les voisins de cette immense méditerranée de punch furent servis par l’udaller, dont la main hospitalière remplit jusqu’aux bords leurs énormes gobelets, tandis que les convives qui en étaient plus éloignés puisaient dans un riche flacon d’argent, facétieusement nommé la pinasse, qui, venant sans cesse s’approvisionner au bol, servait à dispenser ses liquides trésors jusqu’aux bouts de la table, et occasionnait plus d’un joyeux bon mot dans ses fréquents voyages. Le commerce des Shetlandais avec les vaisseaux étrangers et les navires qui revenaient des Indes orientales avait depuis long-temps introduit chez eux l’usage commun du breuvage généreux dont le Joyeux Marinier de Canton était chargé ; et il n’y avait personne dans l’archipel de Thulé plus habile à en combiner les riches ingrédients que le vieil Éric Scambester ; cet homme était renommé et connu dans toute l’île sous le nom de Faiseur de punch, d’après la coutume des anciens Norwégiens, qui donnèrent à Rolio le Marcheur, et à d’autres héros de leur race, des épithètes exprimant les prouesses de force et d’adresse par lesquelles ils surpassaient tous les autres hommes.

La bonne liqueur ne mit pas long-temps à répandre partout la gaîté, et tandis que la joie allait bon train, au grand plaisir des convives, on chanta quelques vieilles chansons norses, tendant à prouver que si, faute d’exercice, les vertus martiales de leurs ancêtres avaient dégénéré parmi les Shetlandais, ils n’en étaient pas moins capables de goûter dans le Valhalla ce genre de félicité consistant à avaler les océans de bière et d’hydromel promis par Odin aux élus du paradis Scandinave. Enfin, excités par la boisson et par les chants, les timides s’enhardirent, les réservés babillèrent… tout le monde parla et personne n’écouta… chacun monta sur son dada et se mit à crier à ses voisins d’admirer son agilité. Entre autres, le petit barde, qui s’était alors rapproché de notre ami Mordaunt Mertoun, annonça une détermination positive de commencer et de finir, dans tous ses degrés de latitude et de longitude, l’histoire de son introduction près de John Dryden de glorieuse mémoire. Triptolème Yellowley, bannissant un sentiment de crainte involontaire que lui avait inspiré l’opulence empreinte dans tout ce qu’il voyait, aussi bien que le respect témoigné à Magnus Troil par tant de convives réunis, se mit à débiter, à la grande surprise et un peu au grand dépit de l’udaller, quelques uns de ces projets d’amélioration dont il s’était vanté le matin même à ses compagnons de voyage.

Mais les innovations qu’il proposait et l’accueil qu’elles reçurent de la part de Magnus Troil doivent faire le sujet du chapitre suivant.