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Le Pirate (Montémont)/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 154-163).

CHAPITRE XIV.

le conteur.


Nous garderons nos coutumes… La loi même, n’est-ce pas une vieille coutume ? Et la religion… j’entends celle que professe la moitié des hommes… N’est-ce pas un bon usage, une antique habitude qui les pousse à adorer ce qu’ont adoré leurs pères ? Toute chose se résout en coutume… Nous garderons les nôtres.
Vieille Comédie.


Nous avons laissé la compagnie de Magnus Troil plongée dans la bombance et l’ivresse. Mordaunt qui, comme son père, évitait la coupe des festins, ne prenait point part à l’allégresse que répandaient le vaisseau parmi les convives à mesure qu’ils le déchargeaient, et la pinasse tandis qu’elle naviguait autour de la table. Mais, abattu d’esprit comme il semblait l’être, il offrait un gibier facile à un conteur d’histoires : Halcro avait jeté les yeux sur lui, et, avec un instinct qui ressemblait assez à celui qui attire un corbeau aveugle sur une brebis malade, il l’avait trouvé dans de favorables dispositions pour jouer le rôle d’auditeur. Le poète profita donc avec empressement des avantages que lui présentaient la distraction de Mordaunt et sa répugnance à recourir aux mesures d’une défense active. Avec l’infaillible dextérité particulière aux narrateurs, il réussit à doubler la longueur de son histoire, en usant à satiété du privilège des digressions ; si bien que le récit, comme un cheval mis au grand pas, semblait avancer avec rapidité, tandis qu’à vrai dire il marchait à peine à raison d’une verge par quart d’heure. Enfin, pourtant, il avait détaillé dans tous ses points et embranchements divers l’histoire de son cher hôte, le maître tailleur de Russell-Street, y compris une courte esquisse de cinq de ses parents et des anecdotes sur trois de ses plus fameux rivaux, sans oublier quelques observations générales sur les habillements et les modes de l’époque. Après avoir ainsi parcouru les environs et les ouvrages extérieurs de son histoire, il arriva au corps de la place, car c’est le nom qu’il convient de donner au café des Beaux-Esprits. Il s’arrêta cependant sur le seuil pour expliquer la nature du droit qu’avait son patron à se faufiler dans ce fameux temple des Muses.

« Il consistait, dit Halcro, en deux points principaux, souffrir toujours et ne riposter jamais ; car mon ami Thimblethwaite était un homme d’esprit lui-même, et il ne se fâchait pas des plaisanteries que les espiègles qui fréquentaient cette réunion lui lançaient sans cesse comme des fusées et des pétards dans une nuit de fête ; et puis, quoique plusieurs de ces beaux esprits… et même j’ose dire le plus grand nombre, pussent avoir des comptes à terminer avec lui au sujet de ses fournitures, il n’était pas capable de mettre un génie en peine en lui rappelant de pareilles bagatelles. Oui, mon jeune et cher monsieur Mordaunt, bien que vous puissiez croire que ce n’était qu’une civilité ordinaire, parce que dans l’heureux pays où nous vivons il arrive rarement qu’on fasse des emprunts ou des crédits, et parce que, Dieu merci ! nous n’avons ni baillis ni shériff pour empoigner un pauvre diable par le cou, et parce qu’il n’y a point de prison pour l’y fourrer après un délit semblable, cependant, permettez-moi de vous le dire, une complaisance d’agneau comme celle de mon pauvre cher maître défunt, Thimblethwaite, est fort rare dans le rayon où Londres envoie ses billets d’enterrement. Je pourrais vous parler des aventures qui me sont arrivées, à moi aussi bien qu’aux autres, avec ces maudits marchands de Londres ; aventures qui vous feraient dresser les cheveux… Mais qui diable a monté le vieux Magnus sur un pareil ton ? il crie comme s’il essayait sa voix contre une bouffée de vent du nord. »

Le vieil udaller poussait en effet des mugissements terribles ; ayant perdu patience à écouter les projets de réforme que le facteur lui proposait hardiment, il lui répliquait, pour employer une expression ossianique, comme une vague répond à un rocher.

« Des arbres, monsieur le facteur… ne me parlez pas d’arbres ! peu m’importe qu’il n’y en ait pas même un assez grand dans ces îles pour y pendre un imbécile. Nous n’aurons d’arbres que ceux qui s’élèvent dans nos ports… de bons arbres qui ont des vergues pour branches et des agrès pour feuilles. — Mais concernant le dessèchement du lac de Braebaster, dont je vous parlais, monsieur Magnus Troil, » répliqua le persévérant agriculteur, « dessèchement qui doit être, à mon avis, d’une si grande utilité, il y a deux moyens d’y arriver… par la vallée de Linklater ou par la colline de Scalmester. Or, après avoir nivelé les deux terrains… — Il y a un troisième moyen, monsieur Yellowley, » interrompit le maître de la maison.

« J’avoue que je ne le connais pas, » reprit Triptolème avec autant de bonne foi qu’un plaisant peut en désirer dans sa victime ; « je n’en connais pas, attendu qu’il y a au sud la montagne appelée Braebaster, et une haute colline au nord, dont je ne puis jamais retrouver le nom. — Ne nous parlez ni de montagnes ni de collines, monsieur Yellowley ; il y a un troisième moyen de dessécher le lac, et c’est le seul qu’on tentera de mon vivant. Vous dites que milord chambellan et moi nous sommes propriétaires en commun : soit ; en bien, que chacun de nous jette, en quantités égales, eau-de-vie, jus de citron, et sucre dans le lac, une ou deux cargaisons de vaisseau feront l’affaire. Assemblons ensuite tous les joyeux udallers du pays, et en vingt-quatre heures vous verrez un terrain sec remplacer le lac de Braebaster. »

Un rire bruyant d’approbation, qui réduisit pour un instant Triptolème au silence, suivit une plaisanterie qui allait si bien au lieu et à la circonstance. Un joyeux toast fut porté ; on chanta une chanson gaillarde. Le vaisseau se déchargea de ses douceurs ; la pinasse fit le tour de la table. L’entretien entre Magnus et Triptolème, qui avait attiré l’attention de toute la compagnie par sa véhémence extraordinaire, tomba soudain ou se perdit dans le brouhaha général qui retentissait au long des tables, et le poète Halcro reprit possession de l’empire usurpé sur l’oreille de Mordaunt.

« Où en étais-je ? » demanda-t-il d’un ton qui indiquait à son malheureux auditeur, plus clairement que ne l’eussent fait des paroles, combien il restait encore à conter de cette histoire décousue ; « ah ! je m’en souviens ; nous étions précisément à la porte du café des Beaux-Esprits. Il avait été établi par un… — Mais, mon cher monsieur Halcro, » dit son auditeur avec un peu d’impatience, « voyons donc les détails de votre rencontre avec Dryden. — Avec le glorieux John, n’est-ce pas ?… Oui, oui… Où en étais-je ? au café des Beaux-Esprits… bien. Nous arrivions à la porte. Le garçon et autres gens me regardaient tous ; car, pour Thimblethwaite, l’honnête homme, sa figure était bien connue. Je puis vous raconter une histoire à ce sujet, et… — Parlez-moi de John Dryden, » interrompit Mordaunt, d’un ton qui annonçait combien lui plaisait peu une nouvelle digression.

« Oui, oui, John de glorieuse mémoire… où en étais-je ? Eh bien, comme nous nous tenions près du comptoir, où un garçon s’occupait à broyer du café et un autre à mettre du tabac en paquets d’un sou. (Une pipe toute prête coûte juste un sou.) Eh bien ! ce fut alors, et là, que je l’aperçus pour la première fois ; un certain Dennis était assis à son côté, et ce… — Et John Dryden… quel homme était-ce ? demanda Mordaunt. — Un petit vieillard replet, avec des cheveux gris, et habillé de noir des pieds à la tête : ses vêtements lui allaient comme un gant. L’honnête Thimblethwaite ne permettait pas qu’un autre que lui travaillât pour John de glorieuse mémoire, et il s’entendait à faire une manche, je vous en réponds… Mais on ne peut dire ici deux paroles avec suite… Au diable cet Écossais ! le voilà remis aux prises avec Magnus. »

C’était la vérité même ; et quoique cette interruption ne ressemblât point autant à un coup de tonnerre que la première exclamation stentorienne du vieil udaller, c’était une chaude et bruyante dispute soutenue par des questions, des réponses, des répliques, des reparties qui se succédaient les unes aux autres avec autant de rapidité que les sons qui annoncent au loin un feu de mousqueterie serré et soutenu.

« Écoutez la raison, monsieur ! criait l’udaller ; nous écouterons la raison, et vous parlerons aussi raison ; et si la raison ne vous touche pas, nous emploierons la rime par dessus le marché… Holà ! mon petit ami Halcro ! »

Quoique interrompu brusquement au milieu de sa plus belle histoire, si on peut dire qu’une chose ait un milieu lorsqu’elle n’a ni commencement ni fin, le barde se redressa à cet appel, comme un corps d’infanterie légère chargé de soutenir les grenadiers ; il se donna un air important, frappa la table de sa main, et annonça qu’il était prêt à voler au secours de son hôte hospitalier, comme il convient à tout convive bien traité. Triptolème fut quelque peu épouvanté du renfort qui arrivait à son adversaire ; il suspendit, comme un général prudent, l’attaque en masse qu’il avait commencée contre les usages des îles Shetland, et n’ouvrit pas la bouche avant que l’udaller lui eût demandé, d’un ton triomphant : « Où est votre raison, maintenant, maître Yellowley, cette raison dont tout à l’heure vous faisiez un épouvantail ? — De la patience, mon digne monsieur, répondit l’agriculteur ; sous quel prétexte, vous ou un autre, pouvez-vous prendre la défense de ce qu’on appelle une charrue dans ce pays aveugle ? Ma foi, les sauvages montagnards, même du Caithness et du Sutherland, font davantage de besogne, et de la besogne meilleure, avec leur gascromh, ou quel que soit le nom qu’ils lui donnent. — Mais pourquoi n’en voulez-vous pas ? dit l’udaller ; quelles sont vos objections contre cette charrue ? parlez. Elle convient à nos terres, que faut-il de plus ? — Elle n’a qu’un manche, répliqua Triptolème. — Et qui diable, » s’écria le poète croyant dire une chose fort spirituelle, « souhaiterait d’en avoir deux, s’il peut aussi bien labourer avec un seul ? — Et dites-moi, reprit Magnus, comment il serait possible à Neil de Lupness, qui a perdu un bras en tombant du haut de Nekbreckan, d’employer une charrue à deux manches ? — Les harnais sont en peau crue de veau marin. — Épargne de cuir tanné, répliqua l’udaller. — Elle est traînée par quatre méchants bœufs attelés de front ; et il faut deux femmes pour suivre cette misérable machine, pour achever le sillon avec leurs pelles. — Buvez un coup, maître Yellowley, et, comme vous dites en Écosse, ne retirez pas le pouce. Nos bœufs sont trop bouillonnants d’ardeur pour vouloir qu’un aille devant l’autre ; nos hommes sont trop galants et trop bien élevés pour travailler aux champs sans femmes qui leur tiennent compagnie ; nos charrues labourent notre terre ; notre terre nous produit de la drèche ; nous brassons notre ale, nous mangeons notre pain, et les étrangers sont toujours les bienvenus pour partager avec nous. À votre santé, maître Yellowley ! »

Cette réplique fut débitée d’un ton qui demandait que la dispute en demeurât là. En conséquence, Halcro murmura à Mordaunt : « Voilà une affaire finie ; revenons maintenant au glorieux John. Il portait donc ses vêtements noirs, dont il devait le mémoire depuis deux ans, comme me le dit ensuite mon digne propriétaire. Eh Dieu ! quel œil il avait ! Ce n’étaient pas les yeux étincelants, comme ceux du faucon, que nous autres poètes nous sommes toujours portés à décrire ; mais un regard doux, calme et pénétrant, tel que jamais je n’aperçus son pareil de ma vie, à moins que celui de Stephen Kleancogg, le violon de Papastow, qui… — Holà ! parlons de John Dryden, » dit Mordaunt, qui, faute d’amusement plus gai, commençait à trouver une espèce de plaisir à tenir le vieux conteur dans sa narration, comme on serre de près un mouton rétif qu’on veut saisir. Halcro revint à son sujet avec sa phrase habituelle de : « Ah ! oui… le glorieux John… en bien ! mon cher monsieur, il tourna les yeux que je vous ai décrits sur mon propriétaire, et dit : « Honnête Tim, que venez-vous chercher ici ? » Et tous les beaux esprits, les lords, les messieurs qui avaient coutume de l’entourer, comme les jeunes filles entourent un colporteur en foire, nous firent place et nous parvînmes au coin du feu, où il avait établi sa chaise. J’ai ouï dire qu’il se mettait sur le balcon en été, mais il était au coin du feu quand je l’ai vu. Tim Thimblethwaite traversa donc la foule, aussi fier qu’un lion, et moi je le suivis avec un petit paquet sous le bras, dont je m’étais chargé, partie pour obliger mon propriétaire, vu que le commissionnaire de la boutique ne se trouvait point là, partie pour qu’on crût que j’avais quelque chose à faire dans ce café, car vous devez bien penser qu’on n’y admettait point les étrangers qui n’y avaient pas d’affaire. J’ai ouï rapporter que sir Charles Sedley dit, à ce propos, une bonne chose qui… — Vous oubliez le Glorieux John, dit Mordaunt. — Oui, vous pouvez bien l’appeler ainsi ; ils parlent de leur Blackmore, de leur Shadwell et autres… poètes indignes d’attacher les cordons des souliers de John. « Eh bien ! dit-il à mon propriétaire, que venez-vous chercher ici ? » Et le digne homme s’inclinant, je parle, plus bas qu’il n’aurait fait pour un duc, répondit qu’il avait osé prendre la liberté de venir lui montrer l’étoffe que lady Élisabeth avait choisie pour robe de nuit. « Et quelle est celle de vos oies, Tim, qui la porte roulée sous son aile ? — C’est une oie des Orcades, s’il vous plaît, monsieur Dryden, » répondit Tim qui avait de l’esprit quand il le voulait, « et il vous apporte une pièce de vers, afin que Votre Honneur y jette les yeux. — Est-il amphibie ? » demanda le glorieux John en recevant le papier ; et il me semble que j’aurais été plus à l’aise devant une batterie de canons que lorsque j’entendis le craquement du feuillet qu’il ouvrit, quoiqu’il ne lâchât pas un mot capable de m’intimider. Il parcourut la pièce, et il eut la complaisance de dire avec un ton fort encourageant, avec un sourire de bonne humeur, et certainement pour un vieillard un peu replet… car je ne le comparerai pas au sourire de Brenda pu de Minna… il avait le sourire le plus attrayant que j’aie jamais vu : « Ma foi, Tim, dit-il, votre oie deviendra cygne dans vos mains. » Sur ce, il sourit encore, et tous les assistants rirent à pleine gorge, mais personne si bruyamment que ceux qui étaient trop loin pour entendre la plaisanterie ; car tout le monde savait que quand il souriait, il fallait bien qu’il y eût de quoi rire. On se mit donc à rire de confiance, puis le bon mot courut parmi les étudiants du Temple, les beaux esprits et les plaisants. Alors c’était question sur question pour savoir qui nous étions ; un diable de Français se tuait de leur répondre que c’était seulement monsieur Tim Thimblethwaite ; mais il travailla si singulièrement son Dumbletate et Timbletate, que j’ai cru que son explication allait durer… — Aussi long-temps que votre histoire, » pensa Mordaunt ; mais le récit fut enfin arrêté, pour la dernière fois, par la grosse voix et le ton tranchant de l’udaller.

« Je n’en veux pas entendre davantage, monsieur le facteur, s’écria-t-il. — Au moins, permettez-moi de vous parler de votre race de chevaux, reprit Yellowley, comme un homme qui demande grâce ; vos chevaux, mon cher monsieur, ressemblent à des chats pour la taille, et à des tigres pour la méchanceté. — Quant à leur taille, dit Magnus, ils sont d’autant plus aisés à monter et à descendre (comme Triptolème l’a éprouvé ce matin, pensa Mordaunt), et quant à leur méchanceté, ne doit les monter que qui sait les conduire. »

Un éclair de conviction intérieure qui brilla dans l’esprit d’Yellowley l’empêcha de répondre. Il lança un regard suppliant à Mordaunt, comme pour implorer le secret sur sa chute ; et l’udaller qui vit son avantage, quoiqu’il en ignorât le motif, continua du ton haut et ferme d’un homme qui n’a jamais de sa vie rencontré d’opposition, et qui est incapable d’en souffrir aucune :

« Par le sang de saint Magnus le martyr, dit-il, vous êtes un bon farceur, monsieur le facteur Yellowley ! vous nous arrivez d’un pays étranger, ne comprenant ni nos lois, ni nos manières, ni notre langage, et vous voulez devenir gouverneur de cette contrée, pour que nous soyons tous vos esclaves ! — Mes élèves, mon cher monsieur, mes élèves ; répliqua Yellowley ; et encore, c’est pour votre bien. — Nous sommes trop vieux pour aller à l’école, dit le Shetlandais, je vous le répète encore une fois, nous voulons semer et recueillir notre grain comme faisaient nos pères… Nous voulons manger ce que Dieu nous envoie, et tenir nos portes ouvertes à l’étranger, comme ils tenaient les leurs ouvertes. Si nos coutumes pèchent par quelque endroit, nous les réformerons en temps et lieu ; mais la fête du bienheureux Jean-Baptiste est faite pour les cœurs joyeux et les pieds agiles. Le premier qui lâchera encore un mot de raison, comme vous dîtes, ou de quoi que ce soit qui y ressemble, avalera une pinte d’eau de mer… Par ma foi, il l’avalera… Remplissez une seconde fois le bon vaisseau, le Joyeux Marinier, pour égayer ceux qui ne veulent pas lui dire adieu, et nous autres, allons trouver les violons qui viennent de nous avertir. Je parierais que chaque fillette grille déjà de plaisir. Voyons, monsieur Yellowley, sans rancune ; mais l’ami… ma foi, l’ami ! vous sentez encore le roulis du Joyeux Marinier. (Car, à vrai dire, l’honnête Triptolème n’avait pas l’air trop solide sur ses jambes quand il se leva pour accompagner son hôte.) Mais n’y pensez plus, on vous fera bien retrouver les jambes de votre pays pour danser avec les belles du nôtre. Allons, Triptolème, laissez-moi vous jeter mon grappin, de peur que vous n’enfonciez, vieux Triptolème… Ha, ha, ha ! »

Ainsi parlant, l’udaller, majestueux, bien qu’un peu ballotté, faisait voile à travers la salle, comme un navire de guerre qui a bravé cent tempêtes, entraînant son convive à la remorque comme une prise récente. La plus grande partie des hôtes suivirent leur chef avec des rires bruyants, mais quelques buveurs intrépides, usant du choix à eux laissé par l’udaller, restèrent pour décharger le Joyeux Marinier d’une cargaison nouvelle, en portant un bon nombre de santés à leur hôte absent, à la prospérité de sa maison, et tous les autres souhaits qu’il était possible d’inventer pour motiver les nombreuses rasades de l’excellent punch.

Les danseurs furent bientôt dans la salle de bal, appartement qui se ressentait aussi de la simplicité du temps et du pays. Les salons et pièces d’apparat étaient inconnus alors en Écosse, sinon dans les châteaux de la noblesse, et par conséquent il n’en existait pas un seul dans les îles Shetland. Un grand magasin long, bas et irrégulier, souvent encombré de marchandises ou de vieux meubles mis à la retraite, et servant encore à mille autres usages, était bien connu de toute la jeunesse du Dunrossness et de plusieurs autres cantons, comme théâtre de la danse joyeuse à laquelle on se livrait avec tant de gaîté, lorsque Magnus Troil donnait ses fréquentes fêtes.

Un premier coup d’œil jeté sur cette salle de bal aurait pu choquer une société fashionable, réunie pour des contredanses et des valses. L’appartement, tout bas qu’il était, n’était qu’imparfaitement éclairé par des lampions, des chandelles, des lanternes de vaisseau, et une variété d’autres luminaires qui n’aboutissaient qu’à répandre une obscure clarté sur le plancher, ainsi que sur les monceaux de marchandises et d’objets de toute espèce qui étaient entassés à l’entour. C’étaient des provisions pour l’hiver, des richesses destinées à l’exportation, ou les tributs de Neptune, payés aux dépens des vaisseaux naufragés dont les possesseurs étaient inconnus ; c’étaient encore des articles de commerce, reçus par le propriétaire, (car, comme presque tous les seigneurs de l’époque, il était un peu commerçant) en échange de poisson et d’autres objets, produits de son domaine. Toutes ces marchandises, avec les caisses, les tonneaux et les balles qui les contenaient, avaient été rangées et mises en piles les unes sur les autres, pour faire place aux danseurs, qui, non moins légers et non moins aimables que s’ils eussent occupé le plus splendide salon de la paroisse de Saint-James, exécutaient leurs danses nationales avec autant de grâce que d’activité.

Le groupe de vieillards qui regardaient ne ressemblait pas trop mal à une bande de vieux tritons, occupés à contempler les jeux des nymphes de la mer. Une lutte constante contre les éléments avait endurci leurs physionomies ; ils portaient une barbe longue et des cheveux touffus, arrangés à l’ancienne mode norwégienne, ce qui pouvait leur donner quelque ressemblance avec les fabuleux habitants de la mer. Les jeunes gens étaient tous d’une beauté surprenante, grands, bien faits, bien membrés ; les hommes avaient, outre leurs beaux et longs cheveux, et tant que le climat le permettait, un teint frais et animé qui, chez les femmes, était d’un coloris plus doux et plus délicat. La bonne organisation qu’ils avaient reçue de la nature pour la musique, les mettait à même de seconder les efforts d’une bande de musiciens dont les accords n’étaient nullement à dédaigner ; tandis que les plus vieux, debout à l’entour ou assis sur les vieilles caisses qui servaient de chaises, critiquaient les danseurs, dont ils comparaient le talent à celui qu’ils avaient jadis déployé ; ou bien, échauffés par le vin qui circulait toujours au milieu d’eux, faisaient claquer leurs doigts, ou battaient la mesure avec leurs pieds.

Mordaunt contemplait cette scène de joie universelle, en se souvenant péniblement que, descendu de sa longue prééminence, il n’exerçait plus les importantes fonctions de chef des danseurs, ou de directeur des plaisirs ; fonctions maintenant assignées au capitaine Cleveland. Jaloux, cependant, de déguiser les sentiments de dépit qui gonflaient son cœur, et sentant qu’il n’était ni sage de les concevoir, ni courageux de les laisser paraître, il s’approcha des jolies personnes auprès desquelles il s’était montré si galant à table, avec l’intention d’inviter l’une d’elles à l’accepter pour cavalier dans la première contredanse. Mais alors la vieille lady Glowrowrum, lady terriblement vieille, qui n’avait toléré la gaîté folle de ses nièces pendant le banquet que parce qu’il lui était impossible de leur imposer silence de sa place, n’était pas disposée à permettre qu’on renouât l’intimité qu’annonçait l’invitation de Mertoun ; elle prit donc sur elle, au nom de ses deux nièces qui étaient assises derrière elle, toutes tristes de ne pouvoir dire un mot, d’annoncer à Mordaunt, après l’avoir remercié de sa courtoisie, que ses pupilles étaient retenues pour la soirée. Tandis qu’il cherchait une danseuse à peu de distance, il eut occasion de se convaincre que l’engagement allégué n’était qu’une pure excuse pour se débarrasser de lui, car il vit les deux sœurs rieuses se réunir à la danse, sous les auspices des deux premiers jeunes gens qui demandèrent leurs mains. Irrité d’un mépris si évident et ne voulant pas s’exposer à un second refus, Mordaunt Mertoun se retira du cercle de la danse, s’enfonça dans les rangs d’une multitude de gens inférieurs qui se pressaient comme spectateurs jusqu’au milieu de la salle, et là, sans pouvoir être aperçu de personne, il digéra sa mortification aussi bien qu’il put, c’est-à-dire fort mal, et avec toute la philosophie de son âge, c’est-à-dire sans aucune philosophie.