Le Positivisme anglais/Préface

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PRÉFACE.



Lorsque cette étude parut pour la première fois, M. Stuart Mill me fit l’honneur de m’écrire « qu’on ne pouvait donner en peu de pages une idée plus exacte et plus complète du contenu de son livre, comme corps de doctrine philosophique. Seulement, ajoutait-il, je crois que vous vous trompez en regardant ce point de vue comme particulièrement anglais. Il le fut dans la première moitié du XVIIIe siècle, à partir de Locke, et jusqu’à la réaction contre Hume. Cette réaction, commencée en Écosse, a revêtu depuis longtemps la forme germanique, et a fini par tout envahir. Quand j’ai écrit mon livre, j’étais à peu près seul de mon opinion, et, bien que ma manière de voir ait trouvé un degré de sympathie auquel je ne m’attendais nullement, on compte encore en Angleterre vingt philosophes à priori et spiritualistes contre chaque partisan de la doctrine de l’Expérience. »

Cette remarque est fort juste ; moi-même j’avais pu la faire, ayant été élevé dans la philosophie écossaise et parmi les livres de Reid. Ma seule réponse est qu’il y a des philosophes qui ne comptent pas, et que tous ceux-là, Anglais ou non, spiritualistes ou non, on peut les négliger sans grand dommage. Tous les demi-siècles, et plus ordinairement tous les siècles ou tous les deux siècles, paraît un homme qui pense : Bacon et Hume en Angleterre, Descartes et Condillac en France, Kant et Hegel en Allemagne ; le reste du temps la scène reste vide, et des hommes ordinaires viennent la remplir, offrant au public ce que le public désire, sensualistes ou idéalistes, selon la direction du temps, suffisamment instruits et habiles pour tenir le premier rôle, capables de rajeunir les vieux airs, exercés dans le répertoire, mais dépourvus de l'invention véritable, simples exécutants qui succèdent aux compositeurs. En ce moment, la scène est vide en Europe. Les Allemands transcrivent ou transposent le vieux matérialisme français ; les Français, par habitude et dans une demi-somnolence, écoutent avec un air un peu ennuyé et distrait les morceaux de bravoure, les belles phrases éloquentes que l’enseignement public leur répète depuis trente ans. Dans ce grand silence, et parmi ces comparses monotones, voici un maître qui s’avance et qui parle. On n’a rien vu de semblable depuis Hegel.


Janvier 1864.