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Le Premier Bouilleur/04

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 194-201).
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ACTE IV


Un hangar. Au milieu est posée sur le feu une marmite hermétiquement close, qui communique avec un pot de fonte muni d’un robinet.


Scène PREMIÈRE

LE PAYSAN et L’OUVRIER

l’ouvrier. Il tient un verre sous le robinet et goûte l’eau-de-vie.

Maître, c’est prêt.

le paysan, qui s’est accroupi et regarde.

La drôle de chose ! Ta pâte donne de l’eau. Tu jettes de l’eau d’abord probablement ?

l’ouvrier

Ce n’est pas de l’eau. C’est la boisson même.

LE PAYSAN

Comment ? Elle est claire ? Je pensais qu’elle aurait la couleur de la bière. On dirait de l’eau pure.

l’ouvrier

Mais quelle odeur !

le paysan aspire l’odeur.

Hé ! quel parfum ! Laisse-moi goûter. (Il veut prendre le verre des mains de l’ouvrier.)

l’ouvrier

Attends, tu vas tout renverser. (Il ferme le robinet, boit, fait claquer sa langue.) Elle est réussie. Tiens, bois !

le paysan boit d’abord une gorgée, puis une autre ; quand il a tout bu, il tend son verre.

Encore. Il y en a trop peu pour bien sentir le goût.

l’ouvrier, riant.

Tu trouves ça bon, hein ? (Il lui remplit son verre.)

le paysan, buvant.

Ça n’est pas bête cette invention-là… Il faut appeler la femme… Hé ! Marfa ! Encore un peu ! C’est prêt… Viens, mais viens donc.



Scène II

Les Mêmes, LA FEMME et UNE JEUNE FILLE

LA FEMME

Quoi ? Qu’as-tu à crier comme ça ?

LE PAYSAN

Goûte un peu ce que nous avons fabriqué là. (Il lui tend le verre.) Sens-moi ça.

la femme, après avoir senti.

Tiens, tiens.

LE PAYSAN

Bois.

LA FEMME

Ça ne me fera pas de mal ?

LE PAYSAN

Bois donc, sotte.

LA FEMME. Elle boit.

Hé ! oui ; c’est bon.

le paysan, un peu gris.

Je te crois que c’est bon. Mais attends, tu vas voir. Potap dit que ça vous enlève la fatigue du corps. Avec ça les jeunes deviennent vieux… Non ! Qu’est-ce que je raconte ? Je veux dire les vieux deviennent jeunes… Je n’en ai bu que deux petits verres, pas vrai ?… et je me sens déjà tout ragaillardi. (Il prend un air conquérant.) Tu vois ? Dis donc, on en boira tous les jours, nous deux, et on redeviendra jeunes. Hé ! Hé ! Marfa… (Il l’embrasse.)

la femme

Ah ça, qu’est-ce qui te prend ? Ça te tourne la tête.

LE PAYSAN

Tu l’as dit… Ah ! tu nous accusais, Potap et moi, de gaspiller le blé. Voilà ce qu’on en a fait. Tu ne te plaindras pas, hein ? C’est bon ?

LA femme

Certainement c’est bon, puisque ça rajeunit les vieilles gens… Te voilà déjà tout gaillard… Et ma foi, moi aussi je sens que la gaîté me prend. Ohé ! Chantons ! Ah ! ah ! ah !… (Elle chante.)

LE PAYSAN

Voilà, voilà ! Tous jeunes, tous joyeux.

LA FEMME

Faut faire venir ta mère. Elle est toujours grognon, de mauvaise humeur ; on va te la changer. Ça la rajeunira et elle sera sans doute plus aimable.

le paysan, complètement ivre.

C’est ça, appelle la mère (À la jeune fille.) Hé ! Hé ! Machka ! Cours chercher la grand’mère… Fais venir aussi le vieux… C’est moi qui lui ordonne de descendre de son poêle, qu’est-ce qu’il fiche là-dessus ? Nous allons en faire un jeune homme. Allons, plus vite ! Tu devrais y être déjà. File ! (La jeune fille sort en courant.)

le paysan, à la femme.

Hein ! Qu’en dis-tu ? Encore un verre ? (L’ouvrier remplit le verre et le donne au paysan. Celui-ci boit.) D’abord c’est tout en haut… la langue, qui a rajeuni… Puis les mains… Ça arrive aux pieds maintenant… Oui, je sens que mes pieds ont repris de l’entrain. Tiens, regarde, les voilà partis. (Il danse.)

la femme, après avoir bu à son tour.

À nous, maître Potap, un air de danse ! (Potap prend une balalaika et joue. Le paysan et sa femme dansent. L’ouvrier joue sur le devant de la scène et rit en clignant des yeux. Tout à coup il cesse de jouer, mais le paysan et sa femme continuent de danser.)

l’ouvrier

Tu me paieras le croûton de pain ! Mes gaillards sont au point. Je les tiens pour longtemps. Qu’il vienne, le Grand !



Scène III

Les Mêmes ; LA FEMME. Entrent LA VIEILLE MÈRE, très fraîche, et UN VIEILLARD tout blanc.

LE VIEILLARD

Ah ça ! vous devenez fous ? Les gens travaillent, et vous autres, vous dansez !

la femme. Elle chante en dansant et battant des mains.

Ohé ! Ohé ! Ohé ! J’ai péché devant Dieu, mais Dieu seul est sans péché !

la mère

Comment, vaurienne !… Tu danses au lieu de préparer le four !

LE PAYSAN

Laisse donc, la mère, si tu savais ce qui nous arrive !… Nous avons le moyen de rajeunir les vieux. Tiens, avale ça seulement. (Il lui tend un verre d’eau-de-vie.)

LA MÈRE

Il y a assez d’eau dans le puits. (Elle sent l’eau-de-vie.) Qu’est-ce que tu as fourré là-dedans ?… Quelle drôle d’odeur !

LE PAYSAN et LA FEMME

Mais bois donc.

la mère goûte l’eau-de-vie.

Tiens, tiens !… Ça ne me fera pas mourir ?… C’est sûr ?

LA FEMME

Ça te ranimera, au contraire. Tu vas redevenir jeune… tout à fait.

LA MÈRE

Vrai ? (Elle boit.) Ah !… c’est bon… meilleur que la bière. Dis-donc, petit père, goûtes-en, toi aussi. (Le vieillard, qui s’est assis, secoue la tête.)

l’ouvrier

Laissez-le… Mais pour la grand’mère encore un verre. (Il lui offre un verre.)

la mère

J’ai peur que ça me fasse du mal… Aïe ! C’est que ça brûle !… Tout de même, ça me tente bien…

LA FEMME

Bois donc. Tu vas sentir comme ça vous coule dans les veines.

la mère

Bah ! Allons-y ! (Elle boit.)

LA FEMME

Eh bien ! ça descend-t-il jusqu’aux pieds ?

LA MÈRE

Ça descend… Oui, tiens, là… Hé ! comme je me sens légère… Ma foi ! encore une goutte. (Elle boit.) Ah ! C’est vrai que me voilà tout à fait jeune.

LE PAYSAN

Je te le disais bien.

LA MÈRE

Et mon homme qui n’est pas là pour me revoir encore une fois comme au temps où j’étais jeune ! (L’ouvrier joue. Le paysan et sa femme dansent.)

la mère, avançant au milieu de la scène.

Qu’est-ce que c’est que cette façon de danser ? Je vais vous montrer, moi, comment l’on danse. (Elle danse.) Et puis comme ça… et comme ça… Avez-vous vu ? (Le vieillard va ouvrir le robinet de la marmite. L’eau-de-vie se répand par terre. Dès que le paysan s’en aperçoit, il se précipite sur le vieillard.)

LE PAYSAN

Que fais-tu, brigand ! Perdre toute cette richesse ! Vieil imbécile ! (Il le repousse et met un verre sous le robinet.) Tout a coulé.

LE VIEILLARD

Une richesse ça ? C’est de la damnation. Dieu a fait pousser ton blé pour qu’il serve à ta nourriture et à celle de ton prochain. Toi, tu en as fait une boisson diabolique, ça ne peut pas être pour ton bien. Laisse tout cela, sinon tu périras et tu perdras ton prochain. Laisse tout ça… Tu crois que c’est une boisson ? Non. C’est du feu, du feu qui te consumera. (Il prend un brandon sous la marmite et l’approche de l’eau-de-vie répandue qui s’enflamme. Tous sont frappés de terreur.)


RIDEAU