Le Prince et le Pauvre/10

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 63-77).


CHAPITRE X.

SOUFFRANCES DU PRINCE.


On se rappelle que John Canty avait emporté le vrai prince dans l’allée empuantie d’Offal Court, traînant sur ses talons une meute d’affreux drôles braillant et battant des mains. Une seule voix s’était élevée au milieu de cet ignoble concert de vociférations pour protester en faveur du pauvre enfant ; mais le tumulte était tel que la voix se perdit étouffée.

Le prince continuait à se débattre, furieux, écumant, rugissant d’être ainsi outragé.

John Canty n’avait, on le sait, d’ordinaire qu’une faible dose de patience. Le moment arriva bientôt où, hors de lui, il leva son gourdin de chêne sur la tête du prince. Alors l’homme qui avait été seul à prendre la défense de la victime, saisit le bras du bourreau, qui reçut sur son propre poing le coup destiné à l’enfant.

— Ah ! tu veux te mêler, cria Canty. Tiens, voilà pour ta peine !

La terrible massue s’abattit sur le crâne de l’homme ; il y eut un cri d’horreur ; une masse confuse s’affaissa sur le sol, et disparut sous les pieds de la populace, sans que cet incident eût arrêté un moment les rires, les beuglements et les blasphèmes. Puis la bande hideuse s’écoula, abandonnant dans les ténèbres celui qui était tombé et gisait inanimé.

Quelques instants plus tard, le prince se trouva dans l’affreux réduit de John Canty, qui avait fermé la porte au nez des derniers curieux. Une chandelle de suif, fichée dans le goulot d’une bouteille, éclairait d’une vague lueur le gîte repoussant et ceux qui l’occupaient. Deux jeunes filles, sales, crasseuses, mal peignées, étaient blotties dans un coin auprès d’une femme encore jeune ; elles avaient l’air hagard des animaux habitués à être battus et paraissaient s’attendre à une terrible averse de coups. Dans un autre coin se tenait accroupie une épouvantable vieille, aux cheveux gris pendant en désordre sur son visage, aux traits flétris par le vice et la boisson, pareille à une sorcière, les yeux haineux et les poings crispés. Ce fut à elle que s’adressa John Canty en entrant :

— Ne bouge pas, la vieille, dit-il avec un juron. Je vais te faire voir une drôle de mascarade. Donne-toi le temps de rire, tu lâcheras ensuite tes poings sur qui tu voudras. Approche ici, mauvaise herbe, répète ce que tu m’as dit, si tu t’en souviens encore. Allons, crache-nous ton nom. Hein ! Tu dis que tu es…

Le petit prince sentit affluer le sang à son cerveau. Il leva sur l’infâme personnage, qui osait l’apostropher, un regard ferme et indigné.

— Il faut que vous soyez dépourvu de toute éducation et de toute vergogne pour me commander de vous parler. Je vous le dis encore, comme je vous l’ai dit déjà, je suis Édouard Tudor, prince de Galles. Je vous ai donné l’ordre de me reconduire au palais. Faut-il vous le répéter ?

Cette réponse froide, hautaine, cloua la sorcière au parquet. Elle était stupéfiée, suffoquée. Ses yeux démesurément ouverts se fixaient avec hébètement sur le prince. Quant à Canty, ce qu’il venait d’entendre lui avait donné un accès de fou rire. Sur la mère de Tom et sur ses deux sœurs l’effet produit avait été tout autre, au contraire. Leur effroi, leurs angoisses se traduisirent par l’expression chagrine et éperdue de leur visage. Elles s’élancèrent avec effarement vers le malheureux enfant, dont elles lisaient déjà le sort dans les regards menaçants de la vieille et de son fils.

— Oh ! Tom, pauvre Tom, pauvre petit !

La mère de Tom était tombée à genoux devant le prince, et, les deux mains appuyées sur les épaules d’Édouard Tudor, elle attachait sur lui ses grands yeux pleins de larmes.

— Ah ! mon pauvre enfant, dit-elle, tes folles lectures ont fait leur œuvre et t’ont pris le peu de cervelle qui te restait. Je te l’avais bien dit pourtant ; mais tu n’as pas voulu m’écouter. Pourquoi as-tu brisé le cœur de ta malheureuse mère ?

Le prince la regarda avec pitié, et d’une voix affectueuse :

— Votre fils n’est ni malade, ni fou, brave femme, dit-il. Calmez-vous. Il est au palais. Que l’on m’y ramène, et sur-le-champ, le roi mon père donnera l’ordre de vous rendre celui que vous regrettez.

— Le roi ton père ! Oh ! mon enfant, ne parle point ainsi. Tu ne sais pas ce que ces mots peuvent attirer de malheurs sur toi et sur nous. Tu veux donc nous perdre tous tant que nous sommes. Chasse ces rêves affreux. Recueille tes souvenirs égarés. Regarde-moi bien. Ne suis-je pas ta mère ; n’est-ce pas moi qui t’ai bercé, qui t’ai toujours aimé ?

Le prince laissa aller faiblement sa tête de droite à gauche.

— Dieu m’est témoin, dit-il, que je suis navré de vous affliger ainsi ; mais, en vérité, je ne vous connais point, et c’est la première fois que je vous vois.

La femme s’affaissa sur elle-même et, couvrant son visage de ses deux mains, elle éclata en sanglots déchirants.

— Hein, la vieille, ricana John Canty, que t’avais-je dit ? Admirablement jouée, n’est-ce pas, cette comédie ! Çà, Nan, çà, Bet, voulez-vous bien ne pas rester plantées sur vos jambes devant votre prince, drôlesses éhontées ! Allons, à genoux, et plus vite que ça, graine de misère, et qu’on fasse la révérence !

Un rire sarcastique accompagna cette injonction. Les deux filles voulurent plaider timidement pour leur frère.

— Laisse-le, père, supplia Nan, il a besoin de se coucher, le repos et le sommeil lui guériront sa folie.

— Oh ! oui, laisse-le, père, appuya Bet. Il n’en peut plus. Il est plus malade que d’habitude. Il sera mieux demain et il mendiera gentiment, et il ne reviendra pas les mains vides.

Ces dernières paroles calmèrent l’hilarité de John Canty, car elles le ramenaient brusquement à la réalité de sa misère. Il se tourna avec colère vers le prince, et d’une voix brutale :

— Demain l’homme qui nous loue ce taudis viendra nous réclamer les deux pence que nous lui devons ; deux pence, entends-tu, pour une demi-année de loyer ; et si nous ne payons pas tout cet argent, on nous mettra dehors. Et c’est toi qui en seras cause, avec ta paresse à mendier, vaurien que tu es !

Le prince recula.

— Votre langage et vos gestes ne m’inspirent que dégoût, dit-il. Je vous affirme encore une fois que je suis le fils du roi.

La large paume de Canty s’était appesantie sur l’épaule du prince ; il le poussa dans les bras de la mère de Tom. Celle-ci le serra sur sa poitrine et le couvrit de son corps pour le soustraire à la pluie de gifles qui, sans elle, l’aurait accablé.

Les deux filles épouvantées s’étaient pelotonnées dans le coin. Alors la grand’mère accourut, le poing levé pour assister son fils.

Le prince s’était arraché aux bras qui le tenaient généreusement emprisonné.

— Laissez-moi, dit-il, je ne veux pas que vous ayez à souffrir pour moi. Laissez ces bêtes brutes assouvir leur fureur sur moi seul.

Les bêtes brutes ne se firent pas prier. L’exclamation du prince avait porté leur fureur au comble. Aussi abattirent-elles consciencieusement leur besogne. Le pauvre enfant passa comme une balle de main en main. Quand il ne lui resta plus une place sur le corps qui n’eût été criblée de coups, ce fut le tour des filles, puis celui de la mère, et elles payèrent toutes trois avec usure la sympathie qu’elles avaient montrée pour la victime.

— Et maintenant, rugit Canty, tout le monde au lit. La farce est jouée !

Il souffla la chandelle, et chacun fit silence. Quelques instants après, des ronflements sonores annoncèrent que le chef de la famille et sa mère cuvaient leur boisson.

Les deux jeunes filles se glissèrent auprès du prince et le couvrirent tendrement de paille et de haillons pour réchauffer ses membres meurtris et glacés. La mère de Tom rampa aussi jusqu’à lui, écarta doucement les cheveux qui lui couvraient le visage, le baisa au front en pleurant tout bas, et en lui murmurant à l’oreille des paroles de pitié entrecoupées de grosses larmes qui lui tombaient sur les joues. Elle tenait caché dans sa main un croûton qu’elle lui apportait ; mais la douleur avait ôté tout appétit au fils infortuné de Henri VIII, et d’ailleurs il ne se sentait aucune envie pour ce pain noir, rassis, sale et écœurant.

Il se montra toutefois très touché du courage qu’avaient eu les pauvres femmes en prenant sa défense et de la commisération qu’elles lui témoignaient. Il les remercia en termes nobles et princiers et leur donna la permission de se retirer, en les priant de bannir leurs soucis. Et il ajouta que le roi son père ne laisserait point sans récompense ce loyal dévouement et ces charitables marques de soumission.

Ce retour à la folie serra plus que jamais le cœur de la malheureuse mère ; elle enlaça le prince de ses bras, le combla de baisers, puis, suffoquée par ses larmes, elle regagna son lit, en s’aidant des pieds et des mains pour ne faire aucun bruit.

Accablée de tristesse, elle se livra aux plus sombres réflexions. Cependant, petit à petit, un doute étrange surgit dans sa pensée. Elle se demanda s’il n’y avait point dans cet enfant qu’on venait de maltraiter si cruellement sous ses yeux je ne sais quoi d’indéfinissable qui avait jusque-là manqué à Tom Canty, qu’il fût sain d’esprit ou fou.

Elle ne pouvait préciser ce qu’elle pressentait, elle ne pouvait dire au juste ce que c’était, et pourtant son instinct de mère percevait, discernait quelque chose.

Si cet enfant n’était pas son fils, après tout ? Certes, la supposition était absurde. Elle ne pouvait s’empêcher d’en rire, quels que fussent son affliction et son trouble ; mais c’est égal, elle ne pouvait se résoudre à repousser complètement cette idée qui hantait son cerveau. C’était une de ces idées qui poursuivent l’esprit, l’obsèdent, le harcèlent, se cramponnent sous l’arcade sourcilière, et ne se laissent déloger à aucun prix.

À la fin, la pauvre mère n’y tint plus, elle comprit qu’elle n’aurait de trêve et de cesse qu’à la condition d’avoir établi par une preuve irréfragable, irréfutable, hors de tout conteste, que cet enfant était ou n’était pas son fils ; elle se persuada qu’il n’y avait pas d’autre moyen de bannir ce doute affreux qui l’envahissait de plus en plus.

Oui, c’était bien là le vrai, le seul remède qui lui restât pour sortir de cette poignante incertitude.

Alors elle mit son esprit à la torture. Quel était le signe infaillible auquel elle reconnaîtrait Tom ? Problème plus facile à poser qu’à résoudre. Elle passa successivement en revue tous les indices qui eussent pu lui fournir le dernier mot de cette navrante situation ; mais elle se vit obligée de les écarter l’un après l’autre, car aucun d’eux n’était absolument sûr, absolument parfait, et il lui fallait un témoignage qui ne laissât prise à aucune objection.

En vain elle se creusait la tête, en vain elle déshabillait Tom dans sa pensée et parcourait anxieusement tout son corps, le palpant en quelque sorte ; en vain elle se représentait sa tournure, ses gestes accoutumés : elle ne trouvait rien qui lui donnât satisfaction. Elle en arriva bientôt à se dire qu’il était inutile de chercher plus loin, qu’il fallait y renoncer.

Au moment où elle allait prendre cette résolution découragée, elle entendit le souffle régulier de l’enfant qui s’était endormi. Elle écouta, et il lui sembla que ce souffle, produit par un retour normal à intervalles égaux des phénomènes d’inhalation et d’exhalation, était entrecoupé de petites saccades, de légers cris étouffés comme ceux que l’on pousse quand on a le cauchemar. Le hasard venait enfin de la mettre sur la voie.

Elle se dressa sur son séant, agitée, fiévreuse, et sortit de son lit avec un redoublement de précaution. Et tandis qu’elle rampait vers la table où était la chandelle éteinte, elle se disait :

— Pourquoi cela ne m’est-il pas revenu plus tôt ? Oui, je me souviens parfaitement qu’un jour, quand il était tout petit, un peu de poudre lui éclata au visage et faillit l’aveugler, et que depuis ce moment on ne l’a jamais brusquement arraché à ses rêves ou à ses pensées, sans qu’il ait, comme il fit alors, couvert ses yeux de la main, non comme tout le monde avec la paume en dedans, mais toujours avec la paume en dehors ; je l’ai vu cent fois, et cela n’a jamais manqué. Ah ! je saurai bien à quoi m’en tenir maintenant !

Elle avait atteint la chandelle, l’avait allumée, avait caché la flamme avec sa main et était arrivée auprès du petit prince.

Doucement, avec une extrême circonspection, elle se pencha sur lui, retenant sa respiration et tremblant d’émotion et de peur. Puis, tout d’un coup, elle fit passer la lumière sur ses yeux et donna avec l’articulation du doigt deux coups secs sur le parquet.

Le dormeur ouvrit les paupières, promena autour de lui un regard inconscient et se rendormit. Il n’avait pas remué la main.

La pauvre femme demeura frappée de stupeur ; son sang se glaçait dans ses veines ; elle fit un violent effort pour se contenir, rampa un peu à l’écart et s’abîma dans ses pensées.

L’expérience avait échoué. Mais la folie de Tom n’avait-elle pas eu pour effet de lui faire perdre toutes ses habitudes passées, jusqu’à ses tics mêmes ? Cela était-il possible ? Elle y crut un moment, mais aussitôt après le doute l’étreignit plus cruellement.

— Non, dit-elle, si sa tête est folle, ses mains ne le sont point ; il ne se peut pas qu’il ait d’un instant à l’autre perdu ce mouvement instinctif, qui lui était familier depuis tant d’années. Ah ! que je suis malheureuse et quelle rude épreuve !

Toutefois l’espoir n’était pas moins opiniâtre que le doute. Elle ne pouvait se décider à accepter la première expérience comme décisive. L’avait-elle bien faite ? Ne valait-il pas mieux recommencer ? Il était clair que si elle n’avait pas réussi, il y avait eu accident, précaution mal prise, peut-être même n’avait-elle pas exactement observé.

Elle arracha l’enfant à son sommeil une deuxième fois, une troisième fois. Le résultat fut le même : il remuait les paupières, les yeux, la tête ; il ne remuait pas les mains.

Alors elle se traîna jusqu’à son lit, éperdue, affolée, n’osant plus penser, et elle s’endormit ainsi, tandis que ses lèvres murmuraient :

— Mais je ne puis pourtant pas renier mon fils ; non, non, cela ne se peut pas ; c’est lui, ce doit être lui !

Le prince, de son côté, une fois qu’il avait cessé d’être un sujet sur lequel la pauvre mère de Tom Canty étudiait les phénomènes de la sensibilité visuelle, s’était replongé dans ce profond repos que goûte un enfant de son âge, même après les plus violentes secousses. Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Petit à petit toutefois il sortit de sa léthargie, et, se soulevant sur le coude, il appela à mi-voix :

— Sir William !

Puis au bout d’un moment :

— Holà ! Sir William Herbert ! Approchez ! Écoutez l’étrange rêve que j’ai fait. Sir William, m’entendez-vous ? J’ai rêvé que l’on m’avait changé en pauvre ; et que… Holà ! gardes ! Sir William ! Quoi ! personne ici, pas même de chambellan de service ! Ah ! cela ne saurait se passer ainsi ; je…

— Qu’as-tu ? dit une voix douce tout près de lui, qui appelles-tu ?

— Je demande sir William Herbert. Qui êtes-vous ?

— Moi ? qui je suis ? Mais… ta sœur Nan. Ah ! c’est vrai, Tom, j’avais oublié, tu es fou, pauvre petit, tu es toujours fou, je n’aurais pas dû t’éveiller. Mais tais-toi, je t’en supplie, ou nous allons tous être battus à mort.

Le prince s’était dressé sur son séant ; il était pâle et hagard. Les souffrances que lui causaient ses meurtrissures le rappelèrent à la réalité. Il se laissa retomber sur sa paille infecte, en gémissant :

— Hélas ! Ce n’était donc pas un rêve !

Alors tous les tourments qu’il avait endurés depuis la veille, et que le sommeil lui avait un moment fait oublier, revinrent en foule à son esprit : il se rendit compte de l’horreur de son sort, et il comprit qu’il n’était plus le prince, choyé dans son palais, adoré par toute une nation ; il sentit qu’il n’était désormais qu’un pauvre, un misérable, un de ceux que la société rejette de son sein, un meurt-de-faim, un va-nu-pieds vêtu de haillons ; il vit qu’il était enfermé dans un antre de bêtes sauvages, accouplé à des mendiants, à des voleurs.

En même temps il perçut un bruit confus d’exclamations, de rixes et de cris qui lui paraissait monter dans l’escalier et s’approcher de la chambre où il était couché. Soudain, plusieurs coups précipités ébranlèrent la porte. John Canty cessa de ronfler, se frotta les yeux et demanda :

— Hein ! Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Une voix du dehors répondit :

— Sais-tu qui tu as assommé ?

— Non ; qu’est-ce que cela peut me faire ?

— Tu changeras de ton quand tu sauras qui. Gare à ton cou ! Si tu ne veux pas tirer la langue tout à l’heure, file au plus vite. L’homme est en train de rendre l’âme. C’est le Père André !

— Hein ! ça va mal alors Dieu nous fasse merci, s’exclama Canty.

D’un saut il fut debout, d’un cri il éveilla sa famille.

— Allons, qu’on se ramasse, commanda-t-il ; j’ai tout juste le temps de tirer mes grègues. Eh bien ! va-t-on rester là et se laisser prendre et pendre comme des imbéciles ?

Cinq minutes après, toute la tribu des Canty était dans la rue et cherchait son salut dans la fuite. John tenait le bras du prince serré dans sa main comme dans un étau et l’entraînait derrière lui dans l’allée ténébreuse, tandis qu’il lui criait à mi-voix, en manière d’avertissement :

— Tiens ta langue, fou de malheur, et ne va pas nommer notre nom. J’en veux prendre un autre tout neuf pour faire perdre ma piste aux chiens de justice qu’on va lâcher à nos trousses. Tiens ta langue, ou gare à toi !

Puis, s’adressant aux femmes :

— Si nous sommes coupés, le rendez-vous est à London Bridge ; le premier arrivé à la boutique du drapier qui est sur le pont attendra les autres ; de là nous fuirons ensemble jusqu’à Southwark.

Tout à coup ils débouchèrent en pleine lumière, au milieu de la multitude massée au bord du fleuve.

La populace chantait, dansait, criait. Les feux de joie allumés de distance en distance le long de la Tamise, en aval et en amont, formaient un cordon flamboyant qui, de part et d’autre, se prolongeait à l’horizon à une distance infinie. London Bridge était illuminé, Southwark Bridge aussi ; le fleuve ressemblait à une mer phosphorescente où couraient, en tous sens, des feux-follets de cent couleurs diverses ; à chaque instant on entendait les explosions des feux d’artifice partant sur vingt points à la fois, lançant, à une hauteur prodigieuse, leurs gerbes splendides qui se mêlaient, se croisaient et retombaient en pluie épaisse d’étoiles éblouissantes, bleues, vertes, rouges, faisant la nuit plus lumineuse que le jour. Les groupes allaient et venaient par milliers, bras dessus, bras dessous, se pressant, se poussant et hurlant à tue-tête. Tout Londres était sur pied.

John Canty lança deux ou trois jurons qui traduisaient sa fureur et commanda de battre en retraite ; mais il était trop tard. En un clin d’œil toute la tribu fut engloutie dans la ruche humaine, qui s’ouvrit pour se refermer aussitôt sur eux.

En même temps, ils se trouvèrent séparés les uns des autres.

Cependant Canty retenait toujours le prince comme eût fait un oiseau de proie dans sa serre. Le cœur du pauvre enfant battait d’espérance, car il venait d’entrevoir une possibilité d’évasion.

En ce moment, un gros batelier, qui dépassait tout le monde de la tête et que les fréquentes libations avaient sans doute porté au suprême degré de l’irritabilité, trouva que Canty jouait un peu trop des coudes pour se frayer un passage. Il lui posa l’une de ses énormes pattes d’ours sur l’épaule, et d’un ton goguenard :

— Tu es donc bien pressé, toi ! dit-il. Il faut que tu aies l’âme bourrelée de bien male besogne pour vouloir t’en aller d’ici, quand tous les loyaux sujets du Roi font liesse et bombance.

— Je fais ce que je fais, cela ne te regarde pas, répondit Canty brutalement. Lâche-moi, laisse-moi passer.

— Ah ! c’est comme ça que tu le prends ; tu te fâches quand tout le monde rit ; eh bien ! nous allons voir ; tu ne passeras point avant d’avoir bu à la santé du prince de Galles.

En disant ces mots, le batelier lui avait barré le passage.

— Soit ! Qu’on me donne la coupe, et qu’on fasse vite.

Une vingtaine d’individus s’interposèrent.

— La coupe d’amour ! la coupe d’amour ! cria-t-on, la coupe d’amour au drôle impudent, ou qu’on le jette en pâture aux poissons !

Alors on apporta avec cérémonie un grand pot d’étain à deux anses, dit coupe d’amour. Le batelier saisit l’une des anses de la main droite et, feignant de porter sur l’autre bras une serviette, il présenta le pot à Canty qui, suivant l’antique usage, devait, pour faire preuve de sincère fraternisation, prendre d’une main l’autre anse, et de sa seconde main soulever le couvercle.

Grâce à ce double mouvement, le prince se trouva libre. Il ne perdit pas le temps, plongea sous les jambes de ceux qui l’entouraient et disparut. Une minute après, il eût été tout aussi difficile de le retrouver dans cet océan humain que d’aller chercher une pièce de six pence[1] au fond de l’Atlantique.

Il ne fut pas long à s’en convaincre. Aussi ne s’occupa-t-il plus que de lui-même, sans se soucier de ce qu’était devenu John Canty. Il lui vint également à l’esprit une autre idée. Il se dit qu’en ce moment un faux prince de Galles recevait à sa place les honneurs et les acclamations qui lui étaient dus à lui, Édouard Tudor. Il n’eut pas beaucoup de peine à se persuader que cet imposteur était Tom Canty, le petit pauvre qui avait impudemment mis à profit l’occasion inouïe offerte à son audace.

Il n’y avait en conséquence qu’une seule chose à faire : c’était de chercher le chemin de Guildhall, de courir à l’hôtel de ville de la Cité, où avait lieu le banquet du lord maire et des aldermen, de se faire reconnaître et de dénoncer l’usurpateur.

— Il sera laissé à Tom Canty, se dit le prince, le temps raisonnablement nécessaire pour remplir ses devoirs religieux ; après quoi, il sera pendu, roué, écartelé, suivant la loi en vigueur pour les cas de haute trahison.



  1. Petite pièce d’argent, valant soixante centimes et ayant le module d’une pièce française de cinquante centimes.