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Le Prince et le Pauvre/11

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 78-85).


CHAPITRE XI.

À GUILDHALL.


La barque royale, escortée par sa brillante flottille, descendit majestueusement la Tamise, en traversant la forêt de bateaux illuminés. L’air était chargé de sons harmonieux ; les feux allumés au bord du fleuve le rayaient de leurs fauves reflets. Au loin, la Cité semblait se coucher dans une nuée de gloire. Au-dessus de ses maisons et de ses édifices flottaient de blancs panaches de fumée se dressaient tout à coup, pour disparaître aussitôt, des aigrettes lumineuses qu’on eût prises de loin pour des lances chargées des plus fines pierreries. À mesure que le cortège nautique avançait en replis onduleux, la multitude saluait son passage par des hourrahs ininterrompus ; les pièces d’artifice lançaient leurs bouquets éblouissants, les canons tonnaient de proche en proche.

Pour Tom Canty, enseveli dans ses coussins de soie, ces embrasements, ces accords, ces clameurs présentaient un spectacle inouï, inoubliable, merveilleux. Pour ses deux petites amies, à ses côtés, la princesse Élisabeth et lady Jane Grey, tout cela était insignifiant.

Arrivé à Dowgate, qui était la porte de la Cité, la flottille fut remorquée le long du canal de Walbrook (couvert depuis deux siècles, et aujourd’hui complètement bâti, jusqu’à Bucklersbury. Elle passa devant une rangée de maisons dont toutes les fenêtres étaient pavoisées et éclairées, puis sous des ponts que le poids de la foule menaçait de faire effondrer, et s’arrêta enfin dans un bassin, à l’endroit où est maintenant Barge Yard, au centre de l’ancienne Cité de Londres. Tom mit pied à terre, et suivi de la splendide procession, il traversa Cheapside, Old Jewry, Basinghall Street, et fit halte devant Guildhall.

Tom et les petites princesses furent reçus, avec le cérémonial accoutumé, par le lord maire et les anciens de la Cité, en robes d’écarlate, avec la chaîne d’or au cou. On les conduisit sous un dais magnifique, élevé sur une estrade au bout de la grande salle. Devant eux marchaient les hérauts chargés de faire les proclamations, puis le massier et le porte-glaive de la Cité. Les lords et les ladies qui faisaient partie de la suite de Tom et des princesses prirent place derrière eux.

Au bout de la table d’honneur était dressée une autre table moins haute, où s’assirent les grands dignitaires de la Cour et les autres convives de naissance noble, avec les notables de la Cité ; les membres de la Chambre des communes étaient rangés devant une multitude de petites tables, dans la partie basse de la salle. Du haut de leur immense piédestal, les deux géants Gog et Magog, antiques gardiens de la Cité, contemplaient avec bienveillance cette foule illustre qui s’agitait à leurs pieds, et semblaient sourire à la vue d’un spectacle tant de fois renouvelé pour eux depuis les générations les plus éloignées. Il y eut une sonnerie de cors, puis une proclamation ; puis un gros sommelier se montra au haut d’un juchoir encastré dans le mur de gauche, et descendit de cette espèce de chaire, suivi par une armée de serviteurs et d’officiers de cuisine, qui portaient, avec une solennelle gravité, le royal chevalier de l’Aloyau, Sir Loin, fumant et prêt à être dépecé.

Quand le chapelain eut dit le bénédicité, Tom, averti par lord Hertford, se leva, et toute la salle imita son exemple. Il prit une grande coupe d’amour en or massif, qu’il tenait d’une main, tandis que la princesse Élisabeth touchait délicatement l’autre anse, puis il but lentement. Après quoi il passa la coupe à lady Jane, qui la passa à son tour à son voisin. Lorsque la coupe eut circulé dans toute l’assemblée, le banquet commença.

À minuit l’animation était au comble. Alors on vit un de ces spectacles pittoresques qui étaient tant admirés à cette époque ;

L’assistance ayant laissé au milieu d’elle un espace vide, on introduisit cérémonieusement un baron et un comte habillés à la turque, en longues robes d’étoffe orientale brochée d’or, avec de grands chapeaux de velours cramoisi galonnés d’or. Ils portaient à la ceinture deux sabres appelés cimeterres, suspendus à de larges baudriers d’or. À leur suite venaient un autre baron et un autre comte en grandes robes de satin jaune rayées par le milieu d’une bande de satin blanc, laquelle était rayée elle-même d’une bande de satin cramoisi, à la mode de Russie ; ils avaient des chapeaux de feutre gris et des souliers à la poulaine, c’est-à-dire terminés en pointe recourbée d’un demi-pied de long. Ils tenaient, l’un et l’autre, une hache à la main. Derrière eux s’avançaient un chevalier, puis le lord grand-amiral accompagné de cinq gentilshommes en pourpoint de velours cramoisi, fortement échancré dans le dos et sur la poitrine, et lacé par devant avec des chaînettes d’argent. Ils portaient aussi, négligemment jeté sur les épaules, une espèce de manteau en satin cramoisi ; leur chapeau était orné de plumes de faisan et pareils à ceux des danseurs de l’époque. Leur costume était taillé à la mode de Prusse. Une centaine de porte-torches formaient la haie. Ils étaient vêtus de satin vert et cramoisi, et ils étaient noirs comme des Maures. Les porte-torches précédaient la Mommarye ou mascarade, qui fit irruption en chantant. Elle était guidée par les musiciens déguisés qui marquaient le pas. À ce signal, toute l’assemblée, lords et ladies, gentilshommes et dames nobles, notables et dignitaires, entra en mouvement. La gravité qui avait régné jusqu’alors fit place à une sauterie générale, où chacun rivalisait de gaieté et d’entrain.

Tom, assis sur un siège plus élevé que les autres, contemplait avec des yeux émerveillés le pêle-mêle gracieux de la danse. Il se laissait aller à toute sa joie en voyant se dérouler, dans le tournoiement des couleurs d’un kaléidoscope, les figures savamment réglées par les musiciens.

Pendant ce temps, le vrai prince de Galles, qui était dehors dans la rue, faisait, tout vêtu de haillons, un véritable vacarme à la porte de Guildhall pour se frayer un passage. Il proclamait ses droits et ses griefs, dénonçait l’imposteur, menaçait de mort quiconque lui résistait.

La populace était en proie à un véritable délire. Jamais on n’avait vu chose pareille. On se pressait, on s’étouffait ; tous les cous étaient tendus pour voir le petit tapageur qui prenait ouvertement le rôle de séditieux. On l’accablait d’insultes, de moqueries ; on l’excitait pour le rendre plus furieux. Les larmes tremblaient dans ses yeux ; mais il tenait tête à la foule ignoble et lui lançait, avec un air imposant, des regards de défi qui la faisaient reculer.

— Je vous dis, tas de chiens, s’écriait-il, que je suis le prince de Galles. Et quelque abandonné que je sois ici, sans trouver personne qui me prête aide en mon péril, et me soutienne en parole ou en action, encore maintiendrai-je mon droit et ne bougerai-je point.

— Prince ou non, cela m’est égal, mais tu es brave, et tu ne dis pas vrai quand tu te crois sans amis. Me voici à tes côtés pour te le prouver à toi et aux autres. Et tu pourrais, par ma foi, trouver un ami moins sûr que Miles Hendon. Donc ne flageole point des jambes, petit, donne un peu de répit à ta mâchoire, et laisse-moi haranguer ces aboyeurs dans le langage qu’ils entendent.

Celui qui parlait ainsi était une espèce de don César de Bazan, dont le costume, l’air et la tournure faisaient ressortir la haute taille, les membres musculeux et la robuste charpente. Son pourpoint et son haut-de-chausse étaient d’étoffe riche, mais usés et montrant la corde, n’ayant plus que par endroits des restes de galons d’or terni et des lambeaux de dentelle effilée ; sa fraise était chiffonnée et déchirée ; la plume de son chapeau rabattu sur les yeux était brisée, délavée, et offrait un aspect lamentable ; il avait au côté une longue rapière dont le fourreau de fer était tout rouillé. Son allure, son accoutrement trahissaient un de ces chevaliers de fortune, toujours prêts aux coups de main.

L’allocution de ce personnage fantastique fut accueillie par une explosion de cris et de clameurs.

— Ah ! ah ! C’est un prince au moins celui-là, ricanaient les uns.

— Gare à toi, raillaient les autres, il va mordre.

— Vois donc ses yeux. Il y va tout de bon, hein !

— Enlevez le petit ! À l’eau l’ourson !

Une main avait saisi le prince. Mais au même instant Miles Hendon avait tiré sa grande rapière. Un formidable coup de plat de lame étendit l’audacieux sur le sol.

Alors ce fut un concert horrible de vociférations :

— À mort, le chien enragé ! à mort ! à mort !

La populace avait enfermé l’étranger dans un cercle qui se resserrait de minute en minute. Lui, adossé à un mur, brandissait son énorme latte de fer et faisait le moulinet. Quiconque approchait de trop près recevait un horion d’estoc ou de taille qui le mettait hors de combat.

Cependant la marée montait ; la foule, exaspérée, se ruait avec une fureur acharnée sur le champion du petit prince. La lutte était trop inégale pour pouvoir durer longtemps, et la perte du valeureux Hendon et de son protégé semblait inévitable.

Tout à coup, une sonnerie de trompettes paralysa les assaillants. Une voix impérieuse cria : « Place au messager du Roi ! » Une troupe de cavaliers chargea la foule et l’éparpilla. L’étranger, profitant de l’éclaircie, avait pris le prince dans ses bras et l’avait soustrait à ses agresseurs.

Presque au même moment, dans la salle de Guildhall, masques et danseurs étaient changés en statues. Le cor avait retenti. Un murmure d’étonnement avait succédé, puis tout était rentré dans le silence. L’assemblée, debout, inquiète, attendait. Alors une voix lente, grave, solennelle, prononça ces paroles :

— Le Roi est mort !

Toutes les têtes s’inclinèrent. Il y eut quelques instants d’immobilité. Ensuite tous les assistants tombèrent à genoux, toutes les mains se tendirent vers Tom ; un seul cri partit de toutes les poitrines et ébranla la salle :

— Vive le Roi !

Le pauvre Tom, plus stupéfait que tous ceux qu’il voyait prosternés devant lui, promena vaguement ses regards éperdus dans l’immense enceinte ; puis ses yeux s’arrêtèrent, indécis et rêveurs, sur les deux princesses et sur le comte de Hertford, humblement agenouillés, eux aussi.

Soudain son visage rayonna. Il se pencha vers lord Hertford, et lui dit tout bas :

— Répondez-moi sincèrement sur votre foi et votre honneur. Si je donne ici un commandement, tel que le Roi seul a privilège et prérogative d’en donner, ce commandement sera-t-il obéi, et n’y aura-t-il personne qui se lèvera pour me dire : Non ?

— Personne ici, personne dans tous vos royaumes. En vous, Sire, réside la majesté de l’Angleterre. Vous êtes le Roi. Votre volonté seule fait loi.

Tom se redressa, et d’une voix ferme et forte :

— Eh bien, dit-il avec animation, la loi sera, d’ores en avant, une loi de merci, elle ne sera plus une loi de sang. Levez-vous, mylord, et allez porter à la Tour le décret du Roi que voici : Le duc de Norfolk ne mourra pas.

Il y eut un tressaillement dans toute l’assemblée. Les paroles de Tom volèrent de bouche en bouche. Lord Hertford s’était levé ; il se dirigea vers la porte pour exécuter l’ordre royal.

Un immense cri de joie retentit dans Guildhall :

— Le règne du sang a cessé. Vive Édouard, roi d’Angleterre !