Le Prince et le Pauvre/14

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Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 110-126).


CHAPITRE XIV.

LE ROI EST MORT ! VIVE LE ROI !


Le même jour, à l’aurore, Tom Canty était sorti d’un profond sommeil et avait ouvert les yeux dans l’obscurité. Il resta quelques moments silencieux, immobile, tâchant de rassembler ses pensées et ses souvenirs, pour se rendre plus ou moins compte de tout ce qui lui était arrivé ; puis il s’écria, mais avec un certain trouble :

— Oh ! oui, je vois ce que c’est, je vois ce que c’est ! Dieu soit loué, je suis enfin éveillé. Vive la joie ! Adieu les soucis ! Hé ! Nan, Bet ! Ramassez votre paille et arrivez vous coucher ici. Que je vous dise à l’oreille ce que vous ne croirez jamais, le rêve le plus fou que jamais les esprits de la nuit aient fait entrer dans une cervelle. Hé ! Nan ! hé ! Bet !

Une vision indistincte apparut à son chevet, et une voix lui dit :

— Daignez, sire, me donner vos ordres.

— Mes ordres… Attendez. Il me semble que je vous connais. Parlez. Qui êtes-vous ? Qui suis-je ?

— Qui vous êtes, sire ? Hier, vous étiez le prince de Galles ; aujourd’hui vous êtes notre très gracieux souverain et suzerain, Édouard, roi d’Angleterre.

Tom cacha sa tête dans ses oreillers et murmura lamentablement :

— Hélas ! Ce n’était point un rêve ! Allez, messire, reprenez votre repos et laissez-moi mes soucis.

Tom ferma les yeux et se rendormit. Bientôt il rêva qu’on était en été et qu’il jouait tout seul dans une belle prairie appelée le Champ du brave homme, lorsqu’un nain d’un pied de haut, avec de grands favoris rouges et le dos tout voûté, se montra soudainement à lui, et lui dit : « Creuse un trou au pied de cet arbre ». Il obéit et trouva douze pennies tout luisants neufs, un vrai trésor ! Mais ce n’était pas tout. Le nain ajouta : « Je te connais, tu es un bon enfant, et tu mérites qu’on s’intéresse à toi. Tes maux vont cesser, car le jour de la récompense est arrivé. Tu viendras creuser un trou ici tous les huit jours, et tu y trouveras chaque fois le même trésor, douze pennies, tout beaux, tout neufs. Ne le dis à personne. Garde bien ce secret. »

Le nain disparut ; et Tom courut à Offal Court en se disant : « Tous les soirs je donnerai un penny à mon père, il croira que je l’ai reçu en aumône, il sera content, et il ne me battra plus. Un penny toutes les semaines au bon prêtre qui me donne des leçons ; les autres pour ma mère, pour Nan et Bet. Plus de faim, plus de guenilles, plus de coups, plus de craintes. »

Dans son rêve, il arrivait chez lui hors d’haleine ; il se précipitait dans son sordide galetas ; ses yeux flamboyaient d’enthousiasme ; il jetait tous ses pennies sur les genoux de sa mère, et il s’écriait :

— Tout pour toi, tout ; pour toi et pour Nan et pour Bet ; je les ai gagnés honnêtement ; je ne les ai pas mendiés, ni volés.

Sa mère, heureuse et surprise, le serrait affectueusement sur sa poitrine, et disait :

— Il se fait tard. Plaise à Votre Majesté de se lever….

Était-ce bien la réponse qu’il attendait ? Hélas ! Le rêve s’était évanoui : Tom était éveillé.

Il ouvrit les yeux ; le premier gentilhomme de la chambre, en costume splendide, était agenouillé au pied de son lit. Le pauvre enfant comprit qu’il était toujours prisonnier, et toujours roi : la chambre était remplie de courtisans vêtus de pourpre — le pourpre étant la couleur du deuil de la Cour. — Il y avait là aussi tous les nobles gentilshommes attachés à la personne du Roi.

Alors commença la grave cérémonie du lever. Les courtisans vinrent, l’un après l’autre, mettre un genou en terre, et offrir à Tom leurs hommages et leurs condoléances.

Pendant ce temps, on procédait à la toilette royale. D’abord le premier écuyer de service prit une chemise et la donna au premier lord de la vénerie, qui la donna au second gentilhomme de la chambre, qui la donna au grand-maître de la forêt de Windsor, qui la donna au troisième gentilhomme de la chambre, qui la donna au chancelier royal du duché de Lancastre, qui la donna au maître de la garde-robe, qui la donna au troisième héraut ou roi d’armes de la Couronne, qui la donna au connétable de la Tour, qui la donna au grand sénéchal de la maison du Roi, qui la donna au lord héréditaire de la serviette, qui la donna au lord grand amiral d’Angleterre, qui la donna à l’archevêque de Canterbury, qui la donna au premier gentilhomme de la chambre, lequel enfin prit ce qui en restait et le mit à Tom, tandis que celui-ci, les yeux grands ouverts, suivait ce manège et songeait aux seaux d’eau qu’on passe de main en main dans les incendies.

Chacune des pièces de son costume parcourait lentement et solennellement la même filière ; en sorte que Tom se lassa bientôt de cette cérémonie, et il s’en lassa tellement qu’il faillit pousser un grand soupir de soulagement quand il vit les chausses de soie commencer leur voyage au bout de la chambre. Il se dit que son supplice touchait à sa fin. Mais il s’était réjoui trop tôt.

Le premier lord de la chambre venait de recevoir les chausses et se disposait à y introduire la jambe de Tom, quand le rouge monta tout à coup au front du gentilhomme. Vite il repassa les chausses à l’archevêque de Canterbury, et d’un air étonné et contrarié, il lui montra quelque chose qui avait rapport à ce vêtement innommable, et lui dit tout bas, mais tout bas, avec effroi : Voyez, mylord !

L’archevêque pâlit, rougit et passa les chausses au lord grand amiral en murmurant tout bas, mais tout bas : Voyez, mylord ! L’amiral passa les chausses au grand lord héréditaire de la serviette et eut tout juste assez de souffle pour balbutier : Voyez, mylord !

Les chausses passèrent ainsi à reculons au grand sénéchal de la maison royale, au connétable de la Tour, au troisième héraut ou roi d’armes de la Couronne, au maître de la garde-robe, au chancelier royal du duché de Lancastre, au troisième gentilhomme de la chambre, au grand maître de la forêt de Windsor, au second gentilhomme de la chambre, au premier lord de la vénerie, toujours avec accompagnement de l’exclamation d’étonnement et de frayeur : « Voyez, mylord ! » jusqu’à ce qu’elles fussent arrivées au lord grand écuyer de service, qui les regarda, pâlit affreusement, et murmura d’une voix étranglée :

— Corps de ma vie, il manque un ferret à un troussis ! Que l’on enferme à la Tour le premier gentilhomme garde-chausses du Roi.

Puis il s’appuya tout défait sur l’épaule du premier lord de la vénerie, et ne recouvra son sang-froid que lorsqu’on lui eut passé une autre paire de chausses où il ne manquait, cette fois, ni ferret ni troussis.

Comme toute chose a une fin, il arriva un moment où Tom Canty se trouva en état de sortir de son lit. Alors un gentilhomme ayant privilège à cet effet versa l’eau ; un autre gentilhomme privilégié régla les ablutions ; un autre gentilhomme privilégié fit écouler l’eau sale ; un autre gentilhomme privilégié tendit la serviette, et petit à petit, avec énormément de patience, Tom passa par les différentes phases de la purification, pour être remis ensuite aux officiers privilégiés chargés de coiffer Sa Majesté Royale. Quand il sortit de leurs mains, il était gentil comme une jolie petite fille, avec son petit manteau et ses chausses de satin pourpre, et sa toque ornée d’une plume de même couleur. Alors il se rendit en grande pompe à la salle où était servi le déjeuner royal, et à mesure qu’il avançait, les courtisans se reculaient sur son passage, s’agenouillaient et se prosternaient devant lui.

Après le déjeuner, on le conduisit, toujours en grande pompe escorté par les grands officiers de la Couronne et par les cinquante gentilshommes pensionnés de la garde portant des haches de combat en fer doré, jusqu’au pied du trône, où il monta gravement et s’assit pour prendre connaissance des affaires d’État. Son « oncle » lord Hertford, se tint debout à côté de lui, afin d’assister l’intelligence royale de ses sages conseils.

La commission des hommes illustres chargés par le roi défunt de l’exécution du testament se présenta ensuite, à l’effet de demander l’approbation de ses actes. Ceci n’était d’ordinaire qu’une formalité ; mais, dans les circonstances présentes, il y avait quelque chose de plus qu’une formalité à remplir, puisque le royaume était sans régent ou, comme on dit en Angleterre, sans protecteur. L’archevêque de Canterbury lut son rapport sur le décret rendu par le Conseil exécutif, au sujet des obsèques de l’illustre Roi défunt, et termina cette lecture en nommant les signataires de ce document : l’archevêque de Canterbury, le lord chancelier d’Angleterre, lord William Saint-John, lord John Russell, le comte Édouard de Hertford, le vicomte John Lisle, l’évêque de Durham Cuthbert…

Tom n’écoutait pas. Une seule chose l’avait frappé dans cette énumération fastidieuse de termes et de noms inconnus pour lui. Il se tourna vers lord Hertford, qui se pencha vers le trône, et lui demanda presque à l’oreille :

— Quel jour disent-ils qu’aura lieu l’enterrement ?

— Le 16 du mois prochain, sire.

— Quelle étrange folie ! Et croit-on pouvoir le conserver jusque-là ?

Pauvre petit, il était encore tout novice au métier royal ; il n’avait vu jusqu’alors que les enterrements d’Offal Court, où l’on procédait plus sommairement quand il s’agissait de mener un mort en terre. Cependant lord Hertford lui glissa encore quelques mots qui parurent lui donner satisfaction.

Un secrétaire d’État présenta un ordre du Conseil fixant au lendemain matin, à onze heures, la réception officielle des ambassadeurs étrangers, et demanda à cet effet la sanction royale.

Tom adressa un regard interrogateur à lord Hertford qui chuchota :

— Votre Majesté fera sagement de consentir à cette requête. Les ambassadeurs étrangers viennent vous témoigner, sire, la part que prennent les souverains, leurs maîtres, à la grande calamité qui a frappé Votre Majesté et le royaume d’Angleterre.

Tom fit ce qu’on lui demandait.

Un autre secrétaire lut un exposé de motifs relatant les dépenses de la maison du Roi, qui s’étaient élevées à 28,000 livres pendant les six mois écoulés : somme tellement inouïe pour Tom Canty qu’il en resta la bouche béante. Il l’ouvrit plus démesurément encore lorsqu’on lui apprit qu’il était dû sur ce total 20,000 livres, que les coffres du Roi étaient presque vides, et que les douze cents gentilshommes de la maison du Roi étaient fort dans l’embarras, pour n’avoir pas reçu les gages, qui leur étaient alloués, il est vrai, mais qui n’étaient pas payés.

Il y eut un moment où Tom n’y tint plus et s’écria, tout ému :

— Mais nous prenons le chemin de l’hôpital, mes amis. Il faudra changer tout cela, et tout de suite prendre une maison plus petite, car je n’ai guère besoin de cette grande halle que voici ; il faudra aussi me débarrasser de tous ces gens qui ne font rien et ne servent qu’à traîner les choses en longueur, à me harasser l’esprit et l’âme d’obséquiosités, qui font de moi une vraie poupée n’ayant ni tête ni cœur, et qui me croient incapable de faire œuvre de mes dix doigts. Congédiez-moi donc aujourd’hui même tous ces gêneurs encombrants et inutiles. Quant à la maison, j’en ai vu une petite qui fera mon affaire, en face du marché aux poissons, près de Billingsgate.

Tom allait continuer, quand il sentit une main exercer une forte pression sur son bras. Il rougit et se tut ; mais personne dans l’assistance ne trahit par un pli de figure l’étrange et pénible impression produite par cette divagation.

Un troisième secrétaire lut ensuite un document ainsi conçu :

« Attendu que le feu Roi a émis dans son testament l’intention de conférer le titre de duc au comte de Hertford et d’élever le frère dudit lord, sir Thomas Seymour, à la pairie, et pareillement d’octroyer le titre de comte au fils dudit lord, et de promouvoir à des dignités respectivement plus élevées d’autres grands lords de la Couronne ;

« Le Conseil a résolu de tenir séance le 16 du mois de février, à l’effet de délivrer et de confirmer l’octroi de ces titres.

« Attendu que le feu Roi n’a point accordé par écrit les apanages et fiefs attachés à ces dignités ;

« Le Conseil, interprétant la pensée du feu Roi à ce sujet, a cru juste et équitable d’allouer à lord Seymour 500 livres de terres, et au fils de lord Hertford 800 livres de terres, et 300 livres des terres épiscopales qui deviendraient vacantes.

« Le tout sauf agrément du Roi présentement régnant. »

Tom allait s’écrier qu’il eût été plus convenable de payer les dettes du feu roi avant de gaspiller tout cet argent ; mais une nouvelle pression de main exercée à temps sur son bras par le prévoyant Hertford l’empêcha de commettre cette nouvelle bévue. Aussi donna-t-il son royal consentement, sans dire mot, mais non sans se sentir intérieurement très vexé de voir son royaume s’en aller ainsi à vau-l’eau.

Tandis qu’il s’extasiait sur la facilité avec laquelle il accomplissait tant de choses étonnantes, gouverner un pays, nommer des hauts dignitaires, dépenser des sommes folles, régler ses comptes sans bourse délier et faire des trous pour en boucher d’autres, il lui vint tout à coup une heureuse et généreuse pensée ; pourquoi ne ferait-il point de sa mère une duchesse d’Offal Court en lui donnant tout le quartier qu’elle habitait pour apanage ? Il allait en parler à son Conseil quand il se ravisa : il se souvint en effet qu’il n’était roi que de nom, que ces graves personnages, ces nobles seigneurs étaient ses maîtres, que pour eux sa mère n’existait que dans son imagination malade, qu’ils écouteraient ses paroles et accueilleraient ses projets sans rien faire et en profiteraient pour le recommander d’un peu plus près aux soins du premier médecin de la Cour.

Pendant ce temps, les grands dignitaires abattaient de la besogne. Ce n’étaient que lectures de pétitions, de proclamations, de lettres-patentes, de papiers verbeux, ennuyeux, où les mêmes mots revenaient sans cesse, et qui tous avaient trait aux affaires publiques.

Tom poussait de grands soupirs entrecoupés de bâillements et se demandait :

— En quoi ai-je pu offenser le bon Dieu pour qu’il m’ait pris l’air libre et pur des champs, la bonne et chaude lumière du soleil, afin de m’enfermer ici entre quatre murs et de faire de moi un roi, c’est-à-dire le plus malheureux des mortels ?

Alors sa pauvre tête réellement brisée se pencha tout doucement et retomba sur son épaule où elle resta immobile. Ce fut le signal de la suspension des affaires de l’État, le principal facteur, celui qui devait ratifier les décisions faisant défaut. Le silence se fit autour de l’enfant endormi, et les sages du royaume ne poussèrent pas plus loin leurs délibérations.

Dans l’après-midi, Tom eut une heure de récréation, avec la permission de ses deux fidèles gardiens, lord Hertford et lord Saint-John. Lady Élisabeth et la petite lady Jane Grey vinrent le voir ; mais les petites princesses étaient tout abattues, car elles étaient encore sous l’impression du grand coup qui avait frappé la maison royale. Lorsqu’elles se retirèrent, « sa sœur aînée », celle qu’on appela plus tard Marie la Sanglante, lui fit un sermon solennel qui n’eut qu’un mérite pour Tom, celui d’être court.

Il eut ensuite quelques minutes à lui ; puis il vit entrer un enfant d’une douzaine d’années, grêle et svelte, dont le costume, à l’exception d’une fraise blanche et des dentelles autour des poignets, était tout noir : pourpoint, haut-de-chausses et le reste. Il n’avait pour tout signe de deuil qu’un nœud pourpre sur l’épaule. Il s’avança timidement, la tête nue et basse, et mit un genou en terre.

Tom le regarda froidement, avec indifférence, la jambe gauche repliée sur la cuisse droite.

— Lève-toi, petit, dit-il enfin. Qui es-tu ? Que veux-tu ?

L’enfant se redressa et prit une posture gracieuse ; mais sa physionomie trahissait une grande anxiété.

— Sa Majesté ne peut, dit-il, avoir oublié son enfant du fouet ?

— Mon enfant du fouet ?

— Oui, sire. C’est moi qui suis Humphrey… Humphrey Marlow.

Tom crut comprendre que ses deux gardiens avaient chargé quelqu’un de le surveiller. La situation était délicate. Qu’avait-il à faire ? Devait-il avoir l’air de connaître cet enfant, et puis laisser voir un instant après, au premier mot, qu’il n’avait jamais entendu parler de lui ? Cela n’était pas possible. Il lui vint une idée. Des faits de ce genre ne pouvaient manquer de se représenter, maintenant que lord Hertford et lord Saint-John, qui étaient tous deux membres du Conseil exécutif, auraient à s’absenter fréquemment. Il y avait donc intérêt pour lui à adopter un plan qui le mît à l’abri de pareilles surprises. Tout bien pesé, c’était ce qu’il y avait de plus sage : faire une expérience sur cet enfant et, d’après le résultat, régler sa conduite future. Il fronça donc le sourcil, prit un air sérieux, et dit :

— Oui, oui, je me rappelle… mais j’ai la vue trouble, je suis souffrant.

— Hélas ! mon pauvre maître, s’exclama l’enfant du fouet avec émotion, tandis qu’il ajoutait à part lui : C’est donc vrai ce qu’on dit, il n’a plus sa tête à lui, hélas ! pauvre âme. Mais son malheur m’égare moi-même ; je m’oublie ; n’y a-t-il point un ordre qui défend de s’apercevoir de son état, et qui fait un crime de lèse-majesté de toute réflexion à ce sujet ?

— C’est une chose étrange que la mémoire, dit Tom ; je ne croyais pas que l’on pût la perdre à ce point. Mais attends, attends ; il suffit souvent d’un rien pour me ramener à l’esprit les noms et les choses qui m’échappent… (et même, ajouta-t-il mentalement, ce que je n’ai jamais su…) Parle, que viens-tu faire ici ?

— Oh ! peu de chose, sire ; mais puisque Votre Majesté me commande de parler, j’oserai lui rappeler qu’il y a deux jours, Votre Majesté a fait deux fautes de grec dans la leçon du matin… Vous vous rappelez bien, sire ?

— Oui… oui… je me rappelle… (aussi pourquoi m’obligent-ils à mentir ?… Ce n’est pas deux fautes que j’aurais faites, s’il m’avait fallu parler grec, c’est vingt, c’est cent !) Je me rappelle parfaitement… Va toujours.

— Alors votre maître, indigné de ce qu’il appelait de la négligence, de l’étourderie, vous promit de me faire donner sérieusement le fouet, et…

— De te faire donner le fouet à toi ? s’écria Tom abasourdi, et oubliant tout à coup son rôle ; te faire fouetter, toi, pour mes fautes à moi ?

— Ah ! Votre Majesté ne se souvient plus. C’est toujours moi qui suis battu quand Votre Majesté commet une erreur dans ses leçons.

— C’est vrai… c’est vrai… j’avais oublié. C’est toi qui me donnes d’abord une leçon, une répétition, puis, quand je ne sais pas, il dit que tu t’y prends mal, que…

— Oh ! sire, quelles paroles ! Moi, le plus humble de vos sujets, avoir l’audace, la présomption de vous enseigner !

— Alors, quel mal fais-tu, puisque tu ne fais rien ? Voyons, quelle est cette énigme ? Qui de nous deux est fou ici ? Explique-toi, parle…

— Mais Votre Majesté sait bien que c’est tout expliqué, et qu’il n’y a rien de plus simple et de plus juste. Personne n’a le droit de porter la main sur la personne sacrée du prince de Galles ; c’était Votre Altesse qui méritait les verges, et c’est moi qui les recevais ; cela est très naturel et très équitable, et s’il en était autrement je perdrais ma charge et mon gagne-pain.

L’enfant disait tout cela d’un ton naïf et convaincu. Tom attachait sur lui de grands yeux, et pensait :

— Voilà qui devient de plus en plus étrange ; je m’étonne que l’on n’ait pas encore songé à prendre quelqu’un qui se fasse peigner et habiller à ma place.

Puis, il dit à voix haute :

— Et as-tu été battu, pauvre enfant, comme on te l’avait promis ?

— Non, sire, pas encore ; c’est aujourd’hui le jour ; mais on me fera peut-être grâce, parce qu’il ne convient point d’user de rigueur un jour de deuil comme celui-ci ; pourtant je ne sais pas ce qu’on fera ; et c’est pour cela que je me suis enhardi à venir ici, et à rappeler à Votre Majesté sa gracieuse promesse d’intercéder pour moi…

— Auprès du maître ? Pour l’empêcher de te donner le fouet ?

— Ah ! sire, vous vous souvenez !

— Oui, la mémoire me revient, comme tu vois. Sois sans crainte ; tu ne pâtiras point, je m’en charge.

— Oh ! merci, mon bon seigneur, s’écria l’enfant en retombant à genoux. Mais peut-être suis-je allé trop loin, et…

Humphrey hésitait. Tom l’encouragea du geste.

— Parle, dit-il, je suis dans un bon moment.

— Eh bien, alors, je dirai tout, car cela me pèse sur le cœur. Maintenant que vous n’êtes plus le prince de Galles, mais le Roi, vous pouvez régler les choses à votre gré, sans que personne y puisse trouver à redire ; aussi n’y a-t-il plus de raison pour vous de vous casser la tête avec des études qui n’ont rien de gai, et bien vous ferez en brûlant tous vos livres et en vous adonnant à une besogne moins fastidieuse. Mais avez-vous songé, sire, que, dans ce cas, nous serons ruinés, mes petites sœurs et moi ?

— Ruiné, toi ! comment ?

— Mon dos c’est mon pain, sire. Si mon dos ne sert plus, je meurs de faim et les miens avec moi. Si Votre Majesté n’étudie plus, ma charge n’a plus de raison d’être. Votre Majesté n’aura plus besoin d’enfant du fouet. Oh ! sire, ne me chassez pas !

Tom fut touché de cette pathétique requête. Il eut un élan de royale générosité.

— Ne te déconforte pas davantage, petit. Ta charge subsistera désormais pour toi et tes descendants.

Et donnant à l’enfant un léger coup sur l’épaule du plat de son épée :

— Lève-toi, dit-il solennellement, Humphrey Marlow, premier enfant du fouet héréditaire de la maison royale d’Angleterre ! Chasse tes soucis : je reprendrai mes livres et j’étudierai si mal, qu’il faudra tripler tes gages, car je veux te donner de la besogne plus que tu n’en peux porter.

Humphrey, pénétré de reconnaissance, répondit avec enthousiasme :

— Merci, ô mon très noble maître ; vos largesses dépassent mes plus audacieux rêves de fortune. Je vais être heureux toute ma vie, et je rendrai heureuse après moi la maison de Marlow.

Tom était assez perspicace pour comprendre que cet enfant pouvait lui être d’un grand service. Il encouragea Humphrey à parler, et celui-ci fut loin de s’en plaindre. L’enfant du fouet se trouvait heureux de pouvoir aider le jeune roi à « recouvrer la santé ». Chose inespérée ! Chaque fois qu’il avait achevé une série d’explications, qui avaient pour objet de faire renaître les souvenirs de son auditeur en lui rappelant les détails de la leçon et d’autres faits qui s’étaient passés dans le palais, il constatait que le Roi « se rappelait » admirablement toutes ces circonstances.

Au bout d’une heure, Tom se vit pourvu de renseignements du plus haut prix sur les personnages et les affaires de la Cour. Aussi se promit-il de puiser tous les jours à cette précieuse source et de donner l’ordre de faire entrer Humphrey dans la chambre royale, toutes les fois que Sa Majesté serait seule.

Humphrey venait à peine de sortir lorsqu’on annonça lord Hertford.

L’oncle du roi dit :

— Les membres du Conseil craignent que quelque rumeur malveillante relativement à la santé précaire de la personne royale ne se soit répandue au dehors : il leur a donc paru sage et préférable que Sa Majesté commençât bientôt à dîner en public, suivant les us et coutumes de la Cour. Le calme de votre physionomie, sire, l’assurance et la grâce de votre maintien, que l’on ne manquera point d’observer et de commenter, auront incontestablement pour effet de rassurer l’opinion, en supposant qu’elle ait pu être alarmée par quelque faux bruit.

Alors le comte se mit, avec le plus grand tact, à instruire Tom de l’étiquette observée en pareille occasion. De peur d’encourir la disgrâce royale, il répétait fréquemment qu’il voulait seulement rappeler à Sa Majesté des choses parfaitement connues d’elle. Mais, à sa grande joie, il remarqua que Tom n’avait presque plus besoin de leçons.

Lord Hertford ne se doutait guère que Humphrey avait pris les devants, en rapportant à Tom ce qui était, dans les couloirs de la Cour, le secret de tout le monde, et en lui « rappelant », lui aussi, ce qu’il y avait à faire. Tom, déjà au fait de la dissimulation nécessaire à ceux qui règnent, se garda bien de parler de l’enfant au fouet.

Voyant que la mémoire royale s’était si rapidement améliorée, le comte voulut s’assurer des progrès de la guérison. Les résultats furent heureux, çà et là, par endroits… là où Humphrey avait passé. En somme, lord Hertford fut ravi, enchanté. Aussi crut-il le moment venu d’aborder une question capitale. Et d’une voix qui laissait percer toutes ses espérances :

— Sire, dit-il, je suis persuadé que si Votre Majesté voulait faire encore un effort de mémoire, elle résoudrait la question du grand sceau, qui constituait, hier, une perte presque irréparable, mais qui est aujourd’hui de nulle importance, attendu que le grand sceau ne pouvait servir qu’au Roi défunt. Votre Majesté daigne-t-elle se souvenir ?

Cette fois, Tom, malgré sa grande sagacité, était littéralement acculé dans une impasse, le grand sceau étant pour lui un objet totalement inconnu. Il eut l’air de réfléchir un moment, puis il demanda tout innocemment :

— Dites-moi donc, mylord, comment c’est fait un grand sceau.

Le comte eut un geste de désappointement presque imperceptible.

— Hélas ! se dit-il, voilà sa folie qui revient ! Il est inutile d’insister.

Puis il changea de conversation, tâchant habilement de faire oublier à Tom la question du grand sceau et ne s’imaginant certainement point qu’au fond Tom ne demandait pas mieux.