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Le Prince et le Pauvre/28

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 265-271).
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CHAPITRE XXVIII.

LE SACRIFICE.


Cependant Miles Hendon commençait à s’alarmer de la prolongation de sa captivité, mais ces alarmes cessèrent plus tôt qu’il ne l’avait cru. Il ne put toutefois se défendre d’un mouvement de joie lorsqu’on vint lui annoncer qu’il allait être conduit devant le juge ; il se dit que sa sentence, quelle qu’elle fût, serait toujours plus douce que l’emprisonnement.

Hélas ! il se trompait amèrement. Quelle ne fut point sa stupéfaction et sa colère, lorsqu’il se vit accuser de vagabondage et condamner à deux heures de pilori, pour avoir outragé par voies de fait le maître légitime de Hendon Hall.

Vainement il s’écria que ce prétendu maître légitime était un usurpateur, qu’il n’y avait d’héritier légitime des titres et domaines de sir Richard que lui, Miles Hendon ; on n’écouta pas ce qu’il disait ; on le regarda avec plus de mépris que de pitié ; le juge déclara que la cause était entendue, et le prisonnier fut emmené au lieu du supplice.

Chemin faisant, Miles éclatait en rugissements de rage et en menaces. Mal lui en prit : les officiers de justice le poussèrent devant eux brutalement, et comme il faisait mine de résister, on lui donna des coups de poing et de bâton pour lui apprendre à vivre.

Le roi ne parvint point à fendre la foule qui l’avait séparé de son loyal ami et fidèle serviteur. Il fut obligé de le suivre de loin.

Le roi lui-même avait failli être condamné à recevoir la bastonnade pour avoir été trouvé en si mauvaise compagnie : mais on s’était contenté de l’admonester et de le sermonner, en considération de son jeune âge. Quand la foule eut enfin fait halte, il courut fiévreusement de place en place pour trouver une éclaircie et arriver jusqu’aux premiers rangs. Après de longs efforts, il y réussit.

Alors il vit une chose inouïe. Au milieu de la place, un homme était assis, le dos appuyé à un pilier de pierre, les pieds dans les ceps, en butte aux criailleries, aux ignobles imprécations d’un ramassis de misérables qui le regardaient à distance et qui lui jetaient des pierres et des immondices. Et cet homme était le favori du Roi d’Angleterre !

Édouard avait entendu la lecture de la sentence, mais il n’en avait compris ni la signification, ni la portée. Il respirait à peine, tant ce spectacle l’apitoyait. De grosses larmes sortaient une à une de ses yeux et descendaient le long de ses joues pâles comme la mort. Tout à coup il eut un cri déchirant quand il vit un œuf traverser l’espace, s’abattre et s’écraser sur le visage de Hendon, aux acclamations de la populace.

Le roi ne put supporter cet outrage qui lui semblait l’atteindre directement dans la personne de son ami. D’un bond il se trouva devant le pilori, et saisissant par la ceinture l’officier de justice qui était de garde :

— Lâches, s’écria-t-il, cet homme est mon serviteur, qu’on le mette en liberté, je le veux ; je suis le…

— Oh ! taisez-vous, s’exclama Miles épouvanté, vous allez vous perdre aussi… Ne faites pas attention à ce qu’il dit, il est fou, le pauvre enfant !

— Ne te mets point en peine, dit l’officier de justice blessé dans sa dignité, je sais ce qu’il faut pour guérir ces accès ; j’en ai vu d’autres, et une petite leçon ne saurait que lui faire du bien.

Et s’adressant à un aide :

— Qu’on donne à ce petit drôle un avant-goût du martinet. Un ou deux coups, pour lui enseigner à mieux pendre sa langue.

— Une demi-douzaine fera plus d’effet, suggéra Hughes, qui passait en ce moment à cheval devant le pilori et venait s’assurer que sa vengeance s’accomplissait.

Le bourreau prit le roi par le milieu du corps.

L’enfant ne résista point. Il était paralysé. L’idée qu’il y eût dans le royaume d’Angleterre un homme assez hardi pour oser mettre la main sur la personne sacrée du roi, et le menacer d’un aussi monstrueux outrage, lui faisait monter au cœur un tel dégoût, qu’il avait fermé les yeux. Plié en deux sur le bras du bourreau, il subissait, sans qu’il lui fût possible d’articuler une parole, l’horrible attouchement qui profanait la royauté.

Il n’ignorait pas qu’un autre roi d’Angleterre avant lui avait reçu des coups de fouet, mais l’histoire parlait de cet acte inconcevable en des termes si indignés qu’il lui paraissait impossible que cet acte eût pu se renouveler jamais, et que lui-même pût être victime de ce crime de lèse-majesté, dépassant toute croyance humaine.

Que faire dans cette situation ignominieuse qui semblait sans issue ! Fallait-il accepter le châtiment ou demander grâce ? Subir un supplice infâme sous les yeux d’une foule en délire, au milieu des cris de joie féroce d’esclaves ivres, un roi pouvait s’y résigner, et les annales de bien des pays en citaient des exemples, témoin Conradin. Mais implorer la pitié d’un bourreau, jamais !

Tandis que ces pensées se pressaient dans le cerveau du pauvre enfant inerte et muet, Miles Hendon disait à l’exécuteur de justice :

— Faites grâce à cette innocente petite créature, que vous ne sauriez toucher de votre fouet sans la tuer. Voyez comme il est chétif et tremblant. Laissez-le et fouettez-moi à sa place !

— Accordé, s’écria Hughes avec un rire sardonique, car il se réjouissait d’avoir trouvé une nouvelle occasion de vengeance ; lâchez le petit mendiant et donnez douze coups à ce drôle, mais douze coups consciencieusement appliqués.

Le roi s’était redressé ; il lança un regard de défi à Hughes, et voulut répliquer. Le tyran l’arrêta du geste :

— Ah ! tu veux parler, s’écria-t-il. Eh bien, parle, va, laisse aller ta langue, mais fais bien attention à ceci : pour chaque mot que tu diras, on lui donnera douze coups de plus.

On dégagea les pieds de Hendon, on lui dit de se lever, de tourner la face contre le pilori, on l’y attacha par les mains, et on lui mit le dos à nu jusqu’à la ceinture. Puis le fouet s’abattit sur ses épaules.

Le pauvre petit roi ne put voir couler le sang de son serviteur. Chacun des coups lui retentissait dans l’âme. Il s’était retourné et, baissant la tête, il pleurait.

— Quel brave cœur ! se disait-il, quelle noble conduite ! quel loyal dévouement ! jamais je ne l’oublierai. Je le jure devant Dieu, le Roi d’Angleterre se souviendra de cela et le peuple anglais aussi !

La magnanimité de Hendon ne tarda point à prendre dans son esprit des proportions gigantesques, et sa reconnaissance royale grandit dans la même mesure.

— Sauver son prince et son Roi de la mort, — et c’est ce qu’il a fait pour moi, — ajouta-t-il en se parlant à lui-même, quel service plus généreux ! Et pourtant ce service est peu de chose, rien, moins que rien, en comparaison de cet autre acte : sauver son prince et son Roi de la honte !

Hendon ne poussa pas un cri sous le fouet. Il supporta l’affreuse douleur avec l’héroïsme du soldat.

Ce courage et le fait d’avoir consenti à subir le châtiment de l’enfant exercèrent une impression inattendue sur la foule. On se prit d’amitié pour cet homme extraordinaire qui aggravait volontairement son supplice par pitié pour les faibles. La horde ignoble cessa tout d’un coup ses cris, et le silence qui se fit fut si profond que l’on n’entendit plus que le sifflement du fouet et le bruit sec de l’instrument qui déchirait les épaules du condamné.

Quand le bourreau eut cessé de frapper, Hendon reçut l’ordre de s’asseoir, et ses pieds furent de nouveau emprisonnés dans les ceps. La foule n’avait pas quitté la place, mais elle regardait maintenant le patient avec une morne compassion, et ceux qui avaient été, quelques instants auparavant, les plus ardents à l’accabler d’injures, le plaignaient tout bas et l’eussent volontiers loué avec exaltation.

Le roi s’approcha doucement de Miles et lui dit à l’oreille :

— Grand et noble cœur, aucun roi de la terre ne saurait t’accorder la récompense que tu mérites ; mais le Roi des rois a inscrit ton acte sublime dans son livre d’airain. Le Roi d’Angleterre ne peut plus qu’une chose pour toi : proclamer ta noblesse à la face du royaume et de l’univers.

Et ramassant le fouet resté à terre, il toucha du manche l’épaule sanglante de Hendon et dit :

— Édouard d’Angleterre te fait comte !

Hendon était profondément ému. Ses yeux s’emplirent de larmes. Il oublia soudainement l’affreuse réalité de son sort, il ne vit plus les officiers de justice, le bourreau, sir Hughes, la foule, qui étaient là : son visage contracté par la souffrance prit une expression sereine. Un sourire effleura même sa lèvre.

Être là, honni, pilorié, martyrisé, les membres en sang, les pieds chargés d’entraves, et se voir tout à coup, du fond de cet abîme d’infortunes, transporté au plus haut sommet de la gloire ! Entendre un Roi qui dit : Je te fais comte ! et sentir en même temps un bourreau vous cracher au visage : n’était-ce point le comble de l’ironie !

— Pauvre petit ! se dit-il, plus je descends, plus il me fait monter ! Hier je n’étais qu’une ombre de chevalier dans le royaume des ombres et des rêves, me voilà maintenant l’ombre d’un comte ! J’avance vite ! Je n’ai que des ombres d’ailes, mais elles me portent loin ! Si cela continue, je serai bientôt, comme un arbre de Mai, couvert de clinquant, de simulacres d’honneur ! C’est égal, je les apprécie plus que des dignités réelles ces titres fantastiques, car je les dois à l’amitié et à la reconnaissance. Mieux vaut une couronne de comte pour rire qu’on n’a point quémandée, et qu’on reçoit d’un pauvre enfant en démence, mais pur de tout vice, qu’un vrai blason acheté au prix de la servilité et de la honte !

Sir Hughes avait enfoncé ses éperons dans les flancs de son cheval et tourné bride. La foule s’était reculée sur son passage. La place du pilori était restée plongée dans le silence. Personne n’avait pour le loyal serviteur une parole de compassion, personne, excepté le roi. Mais l’abstention de la populace était un hommage tacite.

Une femme, arrivée trop tard pour voir tout ce qui s’était passé, crut avoir du succès en injuriant le condamné et en lui jetant une charogne à la tête. On se précipita sur elle, on la renversa, on la foula aux pieds, on lui arracha les cheveux et les vêtements.

Justice était faite.