Le Prince et le Pauvre/29

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 272-275).


CHAPITRE XXIX.

À LONDRES.


Hendon avait subi sa sentence. Les deux heures de pilori étaient écoulées. On le mit en liberté ; on lui enjoignit de quitter la contrée et de n’y plus revenir. On lui rendit son épée, son mulet et son âne.

Le roi et son serviteur enfourchèrent leurs montures. La foule s’ouvrit devant eux, calme, silencieuse, pénétrée de respect. Puis elle se dispersa, et la place du pilori resta vide.

Hendon demeura quelque temps absorbé. La situation était grave. Qu’allait-il faire maintenant ? Où irait-il ? Où trouverait-il un appui assez fort ? Ou bien lui fallait-il renoncer à jamais à ses droits et laisser l’héritage paternel aux mains d’un infâme, en acceptant pour lui-même le rôle d’imposteur ? Qui appeler à l’aide dans cette perplexité ? Y avait-il quelqu’un dans tout le royaume qui fût assez puissant pour le venger et le rétablir dans ses biens ? Et si ce quelqu’un existait, où était-il ? Question difficile, compliquée, presque insoluble !

Petit à petit, cependant, une idée prit corps dans son cerveau. Il se dit qu’il y avait encore une chance de salut, chance bien faible assurément, la plus faible de toutes peut-être, mais, au demeurant, la seule à laquelle il pût encore s’accrocher. Il se rappela ce que le vieil Andrews avait dit de la bonté du jeune Roi, de sa clémence, de sa pitié pour les malheureux. Pourquoi ne pas aller à lui, tenter de lui parler, implorer sa justice ?

Mais n’était-ce point là une illusion téméraire ? Comment un pauvre diable, sans feu ni lieu, pouvait-il espérer d’être admis en présence de l’auguste souverain du royaume ? Qu’importe ? Il n’en coûtait rien d’essayer. Dieu ferait le reste. Il y avait un abîme entre Miles Hendon et le Roi ; soit. Mais qui savait s’il ne se trouverait pas quelque jour un pont jeté sur cet abîme ! En attendant, il n’y avait qu’à aller de l’avant.

D’ailleurs Miles était un vieux routier. Il avait encore des tours dans son sac, et son esprit inventif ne pouvait manquer de le tirer d’affaire. Avant tout, il fallait gagner la capitale. Peut-être le vieil ami de son père, sir Humphrey Marlow, lui donnerait-il un coup de main ; le bon vieux sir Humphrey, premier gentilhomme de la cuisine du Roi, ou premier gentilhomme des écuries du Roi, ou quelque chose de ressemblant : Miles ne savait plus au juste quoi.

Toujours est-il que son activité retrouvait un aliment, que son énergie allait pouvoir s’exercer, qu’il avait devant lui un but défini. C’était assez pour chasser la pénible impression faite sur son esprit par l’incompréhensible conduite de lady Édith, pour lui faire oublier les humiliations et les tourments qu’il venait d’endurer, pour lui remonter le courage, lui faire lever la tête, et le déterminer à braver l’avenir en face.

En regardant autour de lui, il fut étonné d’avoir fait tant de chemin. Il se retourna pour jeter un dernier coup d’œil sur Hendon Hall. Il y avait longtemps que le village et le manoir avaient disparu.

Le roi chevauchait sans parler, la tête basse, pleine de pensées et de projets.

Un nuage passa sur le front de Hendon, et le replongea dans ses inquiétudes. L’enfant voudrait-il consentir à reprendre le chemin de la Cité, où il n’avait eu que souffrances et maux, et où il avait été traité si cruellement sous les yeux de son ami, sans compter ses infortunes antérieures ? Miles aimait trop son protégé pour vouloir lui causer la moindre affliction. Il était prêt à renoncer à tous ses plans, si l’enfant s’y opposait. Aussi tira-t-il sur la bride du mulet, de manière à le rapprocher de l’âne, et demanda-t-il d’une voix douce et respectueuse :

— Où allons-nous, sire ? J’attends vos ordres.

— À Londres.

Miles donna un coup d’éperon à sa bête. Il était ravi. Mais pourquoi l’enfant voulait-il aller à Londres ? Il n’y comprenait rien.

La journée se passa sans incident. Dix heures sonnaient, et il était nuit close quand ils passèrent sur le pont de Londres. L’affluence y était plus considérable que jamais. On se poussait, se pressait, s’écrasait. On hurlait et vociférait. Ce n’étaient que hourras et explosions de joie frénétique. Les faces enluminées avaient un aspect fantastique à la lueur des torches allumées. Des clameurs sauvages, des battements de mains ininterrompus saluaient la chute d’une tête de duc ou de grand du royaume exposée là depuis le dernier règne. La tête heurta en tombant le bras de Hendon, puis roula sous les pieds de la populace.

Vanité des œuvres humaines ! Il n’y avait pas trois semaines que le feu roi était mort, il n’y avait pas trois jours qu’il était couché dans sa tombe, et déjà les ornements, qu’il s’était donné tant de peine de choisir pour décorer le noble pont de la capitale, étaient abattus et traînés dans la boue.

Un homme trébucha sur la tête du duc et alla cogner de sa propre tête l’homme qui était devant lui, et qui, se croyant assailli, se retourna brusquement et assomma le plus proche de ses voisins, lequel se vengea par un gros coup de poing sur le premier venu, lequel, ne sachant à qui s’en prendre, s’en prit à tout le monde. Une bataille générale en résulta.

C’était le prélude des fêtes qui devaient avoir lieu le lendemain 20 février 1547, jour fixé pour le couronnement du Roi. Ces fêtes, dont les préparatifs s’achevaient, promettaient d’être splendides. Le bon peuple de Londres les célébrait dès la veille. Ivre de boisson et de patriotisme, au bout de cinq minutes, il se livra à une tuerie sans précédents. Cela dura de dix heures à minuit, et à minuit sonnant on ne comptait plus les morts ni les blessés.

Dans ce tumulte, Hendon et le roi se trouvèrent séparés l’un de l’autre, et quoi qu’ils fissent pour lutter contre les vagues humaines qui les engloutissaient, même après avoir écrasé une dizaine d’ivrognes sous les pas de leurs bêtes affolées, ils ne parvinrent point à se rejoindre.