Le Prince et le Pauvre/30

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Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 276-280).


CHAPITRE XXX.

TOM AU FAÎTE DES GRANDEURS.


Tandis que le vrai roi errait par les grands chemins, pauvrement vêtu, pauvrement nourri, accablé d’injures, tourné en dérision par les vagabonds, accouplé aux voleurs, jeté en prison avec les assassins, traité de fou, d’idiot, d’imposteur par tout le monde, le faux roi Tom Canty, pareil au soleil qui gravite dans l’immensité des cieux, et s’élève de degré en degré jusqu’à son point culminant, montait successivement d’échelon en échelon au faîte des grandeurs.

L’étoile qui présidait à sa destinée prenait de jour en jour un éclat plus splendide. Bientôt cette étoile ne se trouva plus voilée par aucun nuage et inonda le monde de ses feux.

Tom avait dépouillé toutes ses hésitations, toutes ses craintes. On ne se souvenait plus de ses gaucheries. Son embarras avait fait place à la grâce, à l’aisance, à la confiance.

Et tout cela était l’œuvre secrète de l’enfant du fouet.

Quand il voulait se divertir et causer, il mandait lady Élisabeth et lady Jane Grey en sa présence ; quand leur conversation avait cessé de lui plaire, il les congédiait avec un air de familiarité qui faisait croire qu’il avait été accoutumé toute sa vie à cet ascendant du Roi sur ses sujets. Il n’éprouvait plus aucune confusion lorsque les nobles princesses lui baisaient la main en se retirant.

Il aimait maintenant à se voir reconduire au lit en grande pompe le soir, à se voir habiller le matin en grande cérémonie. Il éprouvait je ne sais quelle satisfaction orgueilleuse à se rendre processionnellement à sa table, escorté par les grands officiers de sa couronne et les gentilshommes de sa garde ; et cette satisfaction était telle qu’il doubla le nombre de ces derniers et le porta à cent au lieu de cinquante. Il tressaillait de bonheur lorsqu’il entendait les fanfares résonner dans les longs corridors et les sentinelles répéter de distance en distance : « Place pour le Roi ! »

Il aimait à s’asseoir sur son trône et à présider son grand conseil. Et il n’était déjà plus un simple jouet aux mains du Lord Protecteur, qui s’étonnait de ne plus l’entendre dire tout haut ce que « son oncle » lui soufflait tout bas.

Il aimait à recevoir les grands ambassadeurs et leur suite magnifique. Il aimait à écouter la lecture des messages affectueux que lui adressaient les plus illustres souverains qui l’appelaient « mon frère », lui, Tom Canty, le petit pauvre, d’Offal Court !

Il aimait ses beaux costumes et il commandait qu’on lui en fît d’autres. Il aimait ses quatre cents gentilshommes de service, et il trouvait que c’était peu pour rehausser l’éclat de sa couronne : il voulut en avoir trois fois plus. Les adulations de ses courtisans, leurs salamalecs lui semblaient une musique enivrante ; mais cet enivrement ne lui faisait point perdre sa bonté naturelle ; il était et demeurait le défenseur résolu des pauvres, des faibles et des opprimés ; il avait déclaré une guerre impitoyable aux abus et aux iniquités et il la menait vigoureusement et sans relâche. Il lui était déjà arrivé de relever un mot prononcé trop haut par un comte ou un duc et de faire trembler l’audacieux sous son regard.

Un jour, sa « royale sœur » lady Mary avait voulu lui faire certaines représentations sur les dangers qu’il y avait à pardonner à tant de gens qui méritaient d’être emprisonnés, pendus ou brûlés, et elle lui avait rappelé que, sous le règne de feu leur auguste père, les prisons du royaume avaient contenu jusqu’à dix mille détenus à la fois, et que sous ce même règne, admirable à tant d’égards, soixante-douze mille voleurs et bandits avaient péri de la main du bourreau. Tom avait eu un accès d’indignation, et d’un geste froid il avait commandé à lady Mary de se retirer dans ses appartements et de prier Dieu de changer la pierre qu’elle avait sous sa poitrine en un cœur humain.

Tom Canty pensait-il jamais au pauvre petit prince légitime qui l’avait traité avec tant d’affabilité et qui lui avait donné une preuve si évidente de sa générosité d’âme lorsqu’il l’avait vu réprimer l’insolence de la sentinelle postée à la porte du palais ? Oui, Tom pensait au prince, ou plutôt il avait pensé à lui les premiers jours de sa royauté, et surtout les premières nuits, quand il se trouvait seul, et quand il se demandait ce qu’était devenu son bienfaiteur. Alors il formait des vœux pour le retour de celui dont il ne faisait qu’occuper la place et à qui il était impatient, en ce moment-là, de restituer ses droits et ses magnificences.

Mais à mesure que ce temps s’écoulait, à mesure que l’absence du prince se prolongeait, l’esprit de Tom se laissa envahir de plus en plus par l’idée que son bonheur présent pouvait durer indéfiniment. Peu à peu l’image du vrai souverain s’effaça de sa pensée, et finalement il arriva un moment où cette image se représentant à sa mémoire lui apparaissait comme un spectre désagréable qui le faisait rougir de son audace et de son usurpation.

La pauvre mère de Tom et ses sœurs avaient eu à peu près le même lot. Il avait d’abord souffert d’être séparé d’elles ; il avait senti son cœur se serrer en songeant quelle devait être leur inquiétude ; il avait brûlé du désir de les revoir ; mais, plus tard, quand il avait réfléchi qu’elles étaient vêtues de haillons, sales, crasseuses, que leurs baisers l’auraient trahi, l’auraient précipité de ce trône où il se trouvait si bien, l’auraient replongé dans la misère, dans la dégradation, dans la boue, il avait eu un frisson. Ce trouble avait toutefois disparu avec le temps, et maintenant il se sentait débarrassé de ce cauchemar. Son bonheur était sans mélange. S’il lui arrivait, à certaines heures, de plus en plus rares, de voir se dresser devant lui les spectres tristes et sombres de sa mère, de Nan ou de Bet, d’entendre bourdonner à ses oreilles leurs voix accusatrices, il repoussait ces visions importunes, comme il eût repoussé un ver de terre rampant à ses pieds.

Le 19 février 1547, à minuit, Tom Canty s’endormit d’un sommeil profond et placide dans son lit royal. Sa garde, dévouée corps et âme au Roi d’Angleterre, était là qui veillait sur lui ; ses gentilshommes et serviteurs peuplaient les antichambres ; partout autour de lui éclataient les attributs de sa souveraineté. Tom était heureux, plus heureux qu’il ne l’avait jamais été dans les plus éblouissants de ses rêves, plus heureux que ne l’était le plus heureux des enfants d’Angleterre ; car il se disait que le jour qui allait se lever devait être le plus beau jour de sa vie, le jour où il allait être solennellement couronné Roi d’Angleterre.

À la même heure, Édouard Tudor, le vrai roi, mourait de faim, de froid, de fatigue ; les vêtements mis en lambeaux par la foule qui le tiraillait en tous sens, le corps couvert de contusions, les pieds nus, la tête nue, le visage souillé de poussière, ruisselant de sueur, il se débattait contre les curieux amassés aux abords de l’abbaye de Westminster, où des centaines d’ouvriers allaient et venaient, affairés comme des fourmis, et achevaient à la hâte les préparatifs de la fête du couronnement royal.