Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/I/12

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Lecomte (p. 119-122).


XII

LE BARBIER DES THUGS.



C’était un homme costumé en Hindou, il avait été amené avec la bande d’Hyder-Ali, dont il semblait être le prisonnier.

— Que savez-vous ? Faites votre déposition. D’abord, qui êtes-vous ? lui demanda sir Monby.

— Je suis Paddy Turnlboat, de la paroisse de Saint-Patrick, Votre Honneur, répondit le témoin en Irlandais bien prononcé.

— Comment se fait-il que vous ayez été trouvé parmi les Thugs, vous, un Irlandais ?

— Un vrai, Votre Honneur ! un Paddy Turnlboat, tous barbiers de père en fils, Je vas vous dire tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu… et j’en ai vu gros, allez !

Un frissonnement sembla passer dans les rangs des principaux accusés.

Le gooroo fixait un œil menaçant sur l’Irlandais, qui se contentait de hausser les épaules en disant :

— Vous avez beau me regarder de travers, mon bon monsieur, ici je ne vous crains plus, voyez-vous…

— Vous ne devez, en effet, avoir aucune crainte, dit le président. Parlez. Comment êtes-vous tombé au pouvoir de la bande d’Hyder-Ali ?

— Voilà, Votre Honneur. J’avais quitté la vieille Europe, pour échapper aux mauvais traitements de ma chère femme, Grâce Mac-Reath, d’Édimbourg. Les Écossaises ont le cœur sur la main, le cœur est bon, mais la main est leste. La chère créature abusait des dons précieux que le Seigneur lui avait octroyés pour me faire sentir le poids de son humeur acariâtre. Quand je rentrais un peu ivre au logis, je portais, pendant tout la semaine, les marques de sa colère. Ma foi, un matin, après avoir été bien battu, je m’en suis allé au premier port avec mes rasoirs en poche pour tout bagage, et là un capitaine, dont le navire était en partance, m’a engagé comme barbier du bord jusqu’à Madras.

« En débarquant, je me trouvai d’abord dans l’embarras, ne sachant trop comment me retourner. Cependant, je proposai mes services dans une boutique de barbier. Ils furent acceptés. C’est alors que ma mauvaise étoile amena un jour sous mon rasoir ce tigre-là.

En disant ces mots, le témoin désignait Hyder-Ali, qui restait impassible.

— Il poussait des soupirs de satisfaction tandis que je le rasais et avait l’air content de ma manière de procéder. Le fait est qu’à vingt milles à la ronde, on n’aurait pas trouvé au pays un barbier aussi habile que votre serviteur.

« Quand j’eus fini, il se tourna vers moi et dit : « — Je n’ai jamais été rasé ainsi. Ce n’est pas du fer, c’est du satin que tu as passé sur ma figure. Viens avec moi, ta fortune sera faite. » Et ma foi je le suivis. Je m’aperçus bientôt à quelle sorte de gens j’avais affaire. Quelle honte pour ma famille ! un Paddy Turnlboat descendu aux fonctions de barbier des Étrangleurs.

« C’est alors que je commençais à regretter sincèrement Grâce Mac-Reath, d’Édimbourg, et ses taloches.

— Arrivez à ce que vous avez vu.

— Voilà, Votre Honneur. Le premier attentat qui fut commis en ma présence par ces gentlemen, ce fut le supplice d’un d’entre eux qui avait été, à ce qu’il paraît, convaincu de trahison.

Je suis resté en garnison deux ans à Biggalow.

— Quel était ce supplice ?

— Horrible ! On étendit le traître sur une planche ; on lui lia solidement les jambes et les bras ; puis on fit sur tout son corps, à l’aide d’un poignard, de petits trous que l’on remplit d’huile. On plaça à l’intérieur des mèches et on mit le feu à tous ces lumignons.

« Pendant plus d’une heure le malheureux brûla à petit feu en poussant des cris lamentables.

À ce détail horrible, plusieurs femmes jetèrent des cris d’horreur et s’évanouirent ; on dut les transporter hors de la salle.

— Avez-vous assisté à d’autres assassinats ? demanda sir Monby.

— Heureusement que non, Votre Honneur, répondit Paddy ; seulement j’ai su qu’ils faisaient souvent ce qu’ils appellent des sacrifices à leur déesse Kâly. Malgré mon habileté à les raser, je calcule qu’il auraient fini par me sacrifier moi-même, en ma qualité d’Irlandais, si vos braves troupes ne nous avaient arrêtés sur le bord du fleuve.

« Je demande à retourner auprès de ma chère femme, que ces monstres m’ont fait regretter.

— Je donnerai des ordres pour votre rapatriement. Vous pouvez vous retirer.

Puis, après avoir consulté sa liste des témoins, l’honorable président donna l’ordre d’amener Oudjayani.