Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/I/14

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Lecomte (p. 126-132).


XIV

AUDIENCE DE SIX HEURES DU MATIN.



Le lendemain, en effet, à six heures, la cour entra en séance.

Malgré l’heure matinale, la salle était comble. On y remarquait surtout un grand nombre de dames, qui suivaient avec une attention soutenue ces émouvants débats.

Le premier témoin que sir Monby fit comparaître se nommait Kandawar-K’han. C’était un indigène, sergent au 4e régiment de cipayes.

Il s’avança vers la barre, jeta un regard sur les accusés et ne put maîtriser un mouvement involontaire.

Il avait sans doute aperçu parmi ces misérables des figures de connaissance, mais la voix du président l’ayant fait revenir à lui, il déposa en ces termes :

— Je suis resté pendant deux ans en garnison à Buggalow, où j’eus l’occasion de voir quelquefois un marchand de toiles établi non loin de notre caserne et nommé Hiroumi-D’jebba. Ce marchand avait une fille de dix-sept ans, que je rencontrai dans la maison et à laquelle j’avais eu l’occasion d’être utile. Ayant obtenu un congé de trois mois pour aller voir mes parents qui demeuraient non loin d’Arcott, j’annonçai un soir mon prochain voyage à la famille du marchand.

« Khasima, c’était le nom de la jeune fille, me regarda pendant quelques instants d’une façon particulière, et, pendant que la conversation continuait, elle se leva, trouva moyen de passer derrière moi et me dit à l’oreille d’une voix à peine perceptible :

« — J’ai à vous parler.

« Après avoir pris congé de la famille, je sortis lentement et regardai autour de moi.

« Je n’avais pas fait deux pas hors de la porte que je vis Khasima s’avancer vers moi. Elle avait fait le tour de la maison pour me rejoindre.

« — Kandawar, me dit-elle, prenez bien garde sur votre route ; il y a des gens qui voyagent par troupe ; ils circonviennent les gens qu’ils rencontrent, les invitent à faire route avec eux, sous prétexte de les protéger, puis, au moment propice, ils les tuent sans pitié.

« — Je n’ai pas peur, répondis-je.

« — C’est égal, reprit Khasima, si vous avez quelque affection pour moi, veillez, tenez-vous sur vos gardes.

« — J’ai là un bon ami, dis-je à Khasima en lui montrant un formidable kandjar (poignard indien), auquel je puis me confier.

« — N’importe, dit-elle, n’oubliez pas ma recommandation.

« En ce moment, il se fit du bruit dans la maison.

« Khasima disparut comme une biche effrayée et je rentrai au quartier.

« Le lendemain, je partis. Pour toute arme, je portais mon kandjar.

« Je fus rejoint bientôt par trois individus qui me parurent suspects.

« Leur manière de me regarder et de s’approcher de moi me surprit ; je me tins sur mes gardes.

« Tout à coup, l’un de ces trois hommes qui s’étaient imposés à moi voulut me saisir ; je le repoussai vigoureusement ; je me retournai, la pointe de mon poignard en avant.

« Il était temps !

« Les deux autres misérables étaient devant moi : l’un d’eux avait le bras levé et tenait à la main le mouchoir avec lequel il voulait m’étrangler.

« La lutte était impossible ; il fallait fuir.

« Je pris ma course vers le village que nous avions quitté ; mais la course était longue.

« En ce moment, je passai devant un nopal énorme ; je jugeai que là était mon salut.

« Je me retournai, mes persécuteurs n’étaient plus qu’à cent pas de moi.

« Je m’élançai sur l’arbre, dont l’écorce noueuse et rugueuse m’en rendait l’ascension facile, et, quelques instants après, je me trouvais déjà à la naissance des branches maîtresses.

« Je m’assis pour reprendre haleine.

« Les trois hommes cependant étaient arrivés au pied de l’arbre et se consultaient.

« De temps en temps ils levaient les yeux vers l’endroit où je m’étais réfugié.

« Je résolus de monter plus haut.

« La nuit était venue, et mes adversaires étaient toujours là, causant à voix basse et jetant les regards de tous côtés.

« L’un d’eux était posté en sentinelle, le dos tourné vers l’arbre sur lequel un autre essayait de grimper.

« Je portai un instant la main sur mon kandjar pour voir s’il était toujours à sa place, et je grimpai encore.

« Tout à coup, ma tête donna contre un objet velu et résistant ; la sensation que j’éprouvai me fit redescendre le long de la branche où je me trouvais ; je levai la tête : un énorme chat-tigre (un chettah) était devant moi.

« Il était cramponné à deux branches, et sa tête tournée de mon côté.

« Malgré la nuit, je distinguais ses yeux injectés de sang et à demi-fermés, son corps tacheté et son ventre blanc pressé contre l’arbre.

« Je restai un instant paralysé par la frayeur.

« Au-dessous de moi, trois ennemis implacables me menaçaient ; au-dessus de ma tête, un animal féroce me guettait, la gueule ouverte, prêt à me dévorer ! Partout la mort !

« Je m’appuyai d’une main sur une branche, de l’autre je tirai mon poignard, prêt à bien recevoir le carnassier s’il m’attaquait.

« Cependant le chat-tigre ne bougeait plus.

« Mais un des Thugs grimpait le long du tronc.

« Je montai encore ; mon poignard toucha la gorge de la bête sans que celle-ci remuât. Elle était morte.

« La balle d’un chasseur l’avait atteinte. Dans les convulsions de l’agonie, le chat-tigre avait enfoncé ses puissantes griffes dans l’écorce des branches et il y était resté suspendu.

« Je respirai ; j’essuyai mon front qui perlait de sueur, et, après avoir rassemblé mes esprits, je reportai de nouveau mes regards vers le danger qui venait d’en bas.

« Le Thug montait toujours.

« Malgré l’obscurité, je distinguai les deux autres postés au-dessous de l’endroit que j’occupais.

« Je détachai successivement et non sans peine les griffes de l’animal enfoncées dans l’écorce ; puis quand il ne fut plus que couché sur les deux branches, je montai au-dessus, je le fis glisser avec précaution et le lançai dans l’espace.

« Un cri épouvantable monta aussitôt vers moi ; le cadavre était allé tomber sur la tête de l’un des Thugs et l’avait renversé.

« Son compagnon essaya de lui donner quelques soins, puis j’entendis bientôt un sifflement particulier, et le Thug qui montait vers moi redescendit rapidement. Je le vis rejoindre son camarade, et ils emportèrent le blessé vers la rivière.

« La nuit était assez claire pour que je puisse suivre leurs gestes : ils se baissaient et tâchaient de ranimer l’Étrangleur en lui jetant de l’eau à la figure.

« Je ne les perdais pas de vue, car j’étais convaincu qu’ils n’abandonneraient pas la lutte. Cependant, au bout d’un certain temps, ils laissèrent le blessé sur la rive et s’éloignèrent.

« Comprenant qu’ils ne tarderaient pas à revenir, je cherchai par quel moyen je pourrais me sauver.

« En ce moment, je sentis l’écorce de l’arbre qui cédait sous mes pieds.

Un nabab qui veut essayer ses armes n’hésite pas à choisir l’un de nous pour but.

« Les bopals de la plus belle apparence sont parfois creux du haut en bas. Je résolus d’examiner celui sur lequel je me trouvais. Si mes prévisions se réalisaient, je pourrais peut-être tirer parti de ma découverte, d’autant plus que je me rappelais parfaitement qu’il y avait un trou au bas du tronc.

« Avec quelques coups de mon kandjar, j’eus en effet bientôt pratiqué une large ouverture dans l’arbre.

« J’ôtai mon turban et ma ceinture, je les déchirai en longues bandes et les nouai, puis j’attachai un bout à la branche, l’autre à mon poignard, et je le fis descendre dans l’arbre pour le sonder.

« L’arme, entraînée par son poids, ne rencontra aucun obstacle : le bopal était bien vide intérieurement.

« Assuré de ce fait, je remontai mon poignard dont je ne voulais pas me séparer, je laissai retomber dans l’arbre la corde que j’avais fabriquée et j’attendis, dissimulé derrière une des grosses branches. Les deux Thugs s’impatientaient sans doute, car tout à coup j’entendais un murmure au-dessous de moi.

« Les brigands étaient revenus en rampant.

« L’un se plaça en sentinelle, l’autre recommença à monter.

« Je le laissai arriver ; puis, quand il fut à moitié chemin, je pris mon kandjar entre mes dents ; et me laissant glisser le long de la corde, je descendis rapidement dans le trou.

« Arrivé au bas, je respirai un instant, m’accroupis et commençai à me glisser à travers l’ouverture. J’avais à peine la tête hors du trou que j’aperçus devant moi le Thug posé en sentinelle. Il me tournait le dos.

« Le trou au pied de l’arbre était à peine assez grand pour me laisser passer, et j’eus quelque peine à me traîner au dehors. Je ne saurais dire ce que j’éprouvai pendant les quelques minutes que je restai dans cette position épouvantable.

« Au milieu du silence profond de la nuit, le seul bruit de ma respiration pouvait me trahir. Si le Thug se retournait, j’étais perdu, car, pris entre l’arbre et la terre, j’étais entièrement à sa discrétion.

« Enfin, je pus me glisser dehors. Je me dressai avec des précautions infinies au milieu des broussailles, puis à peine debout, je tirai mon poignard, et me précipitant sur le brigand, je lui enfonçai violemment mon arme jusqu’à la garde entre les épaules.

« Je l’avais frappé si fort qu’il tomba la face contre la terre sans pousser une plainte. Il était mort.

« J’appuyai mon pied sur le corps et retirai, non sans peine, mon poignard de la blessure.

« J’eus un moment l’idée de m’éloigner, mais la vue du sang, l’horrible quoique court supplice que j’avais enduré au pied de l’arbre, m’inspirèrent la pensée de la vengeance.

« — À nous deux ! me disais-je.

« Pendant ce temps, le second Thug avait escaladé l’arbre, où il me cherchait vainement. En ce moment, il s’aperçut probablement du moyen que j’avais employé pour descendre.

« Il fit de nouveau entendre cette espèce de sifflement qui avait déjà précédemment servi de signal.

« Je me doutai de ce qu’il projetait. Il était probable qu’il allait suivre le même chemin que moi pour arriver à terre. Je saisis rapidement le cadavre et le glissai, la tête en avant, dans le creux de l’arbre. Le brigand était d’une grosseur respectable, car il me fallut un vigoureux effort pour le faire pénétrer dans l’ouverture.

« L’arbre ainsi fermé, j’y remontai à mon tour, brûlant de me mesurer avec mon dernier ennemi et de me venger cruellement.

« J’avais deviné juste.

« Le Thug descendait dans le bopal.

« — Bon voyage ! lui criai-je.

« Et je me mis à couper lentement, pour savourer ma vengeance, le bout de turban noué à la branche.

« J’entendis quelques malédiction insaisissables au fond du tronc ; la corde oscilla plus fortement ; je donnai un dernier coup ; tout tomba.

« Je descendis : la Thug frappait le tronc pour se faire entendre et essayait de pousser dehors le cadavre qui le retenait prisonnier.

« Mais j’étais décidé à ne pas le laisser sortir. Je fixai donc le corps en glissant par les joints des pierres, du bois, des broussailles, tout ce que je trouvai ; et je le calai si bien de tous côtés et dans les moindres interstices que le prisonnier n’aurait pu le faire bouger d’une ligne.

« Je m’élançai ensuite dans la direction du village pour faire ma déposition à l’autorité.

« Le jour était venu quand j’y arrivai. Je devais être dans un état épouvantable, car les premiers individus qui m’aperçurent s’enfuirent à mon approche.

« J’entrai enfin chez le magistrat de la commune, mais à peine fus-je devant lui, que je tombai inanimé.

« La fièvre me prit, puis un délire effrayant.

« Je restai malade pendant plusieurs semaines.

« Quand je fus rétabli, je conduisis le chef du village au bopal où j’avais enfermé le Thug : l’arbre était vide.

« On n’y trouva que quelques débris de l’homme qui était tombé sous mon poignard : l’autre avait disparu.

« Je ne puis m’expliquer comment, mais je suis certain qu’il est parvenu à fuir ; car je viens de le reconnaître ici même, parmi les accusés. »

Et le témoin désigna du doigt un des prisonniers placés au premier rang.

Le président fit avancer cet homme, qui se nommait Kharaa-Biggee, et lui dit :

— Est-ce bien vous que le témoin a enfermé dans l’arbre. Avouez franchement, le tribunal vous tiendra compte de vos aveux.

— C’est moi, répondit le Thug.

— Comment êtes-vous sorti de l’intérieur de l’arbre ?

— Je fis d’abord des efforts désespérés pour faire reculer le corps de mon compagnon ; ce fut en vain. Je m’assis sur le cadavre, ne pouvant me tenir autrement, et convaincu que Kâly m’avait abandonné parce que nous avions manqué un sacrifice, je me résignai à mourir. Mes forces s’affaiblissaient peu à peu, et le cadavre commençait à exhaler une horrible odeur ; tout à coup j’entendis de sourds rugissements tout près de l’arbre. La nuit devait être avancée, la troisième au moins depuis que je me trouvais dans le bopal. Quelque animal féroce, je crois même qu’il y en avait deux, venait dévorer par les extrémités le cadavre.

« J’entendais ses os craquer sous les dents des fauves, et je craignais pour ainsi dite qu’ils ne parvinssent à l’arracher de l’arbre, car, par moments, je préférais périr sous la dent d’un tigre que dans les tortures de la faim.

« Je frappai alors le tronc pour attirer l’attention des carnassiers ; ils poussèrent des rugissements effroyables, en arrachant l’écorce de l’arbre ; puis, je ne les entendis plus.

« Dans un dernier accès de rage, je me jetai alors de nouveau sur le cadavre, et sans trop savoir pourquoi, je le tirai vers moi.

« Le corps céda : les tigres avaient dévoré tout ce qui était resté en dehors ; je parvins facilement à faire rentrer complètement ces restes sanglants, et je pus sortir enfin du bopal. J’étais sauvé ! »

Et fier de son récit, comme s’il fût celui d’un fait glorieux, l’accusé reprit sa place auprès de ses compagnons d’infamie, pendant qu’un nouveau témoin s’avançait au milieu du prétoire.