Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/I/17

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Lecomte (p. 143-148).


XVII

LE CHINOIS MENG-TSEU.



Ce témoin était un Chinois de Macao ; il portait le costume des lettrés, c’est-à-dire une longue robe de crêpe blanc et des pantalons de soie. Ses pieds étaient chaussés de sabots nommés lys d’or. C’était un vieillard dont le visage pâli exprimait une profonde douleur.

Derrière ses grosses bésicles d’écailles brillaient de petits yeux noirs aux paupières ridées, et une longue moustache grise tombait sur sa poitrine.

Sur son crâne rasé était posée une calotte bleue à bouton rouge (emblème du calao de 2e classe). Le long de son dos pendait une longue queue dont la pointe de soie balayait la terre, et ses mains tremblantes, qui tenaient un éventail et un pipe d’opium, étaient ornées au petit doigt et à l’annulaire de grandes gaines d’argent qui protégeaient ses ongles, qu’il portait d’une longueur démesurée. Il se nommait Meng-Tseu, et s’exprimait en anglais avec une grande facilité.

Il commença ainsi sa déposition :

— Par les Kings sacrés de Khounfou-Tsée, je vais dire la vérité. Pardonnez, mylord, si dans le cours de mon récit, l’émotion m’oppresse.

« Dans le Céleste-Empire, le commerce est un titre de noblesse, et quoique je porte le costume de lettré, je suis négociant.

« Il y a deux mois à peine, mes affaires m’appelèrent à Madras et je quittai Macao, emmenant avec moi mes deux fils et une de mes femmes.

« À mon arrivée, mon correspondant venait de partir pour Calcutta en laissant une lettre où il me priait de le rejoindre le plus tôt possible. Comme les achats de cochenille et de bois d’érable qu’il devait faire pour mon compte étaient considérables, je n’hésitai pas un instant.

« La veille de mon départ, M. Van Lynden, négociant à Angor (Java), demanda à me voir ; j’accueillis ce visiteur, qui m’apprit qu’il devait faire ainsi que moi le trajet de Madras à Calcutta et me pria de lui permettre de m’accompagner pour profiter de mon escorte.

« M. Van Lynden était un homme de petite taille ; ses yeux fauves, sa figure terreuse, avaient une expression d’hypocrisie qui me déplurent au premier aspect ; et j’avoue que je fus sur le point de rejeter sa prière, mais il insista avec tant de force que, par humanité, je consentis à l’accepter comme compagnon de route. Nous partîmes.

« Je ne vous décrirai pas les premiers jours de notre voyage, ils se passèrent sans que rien pût me faire soupçonner un péril. J’avais acheté un palanquin dans lequel Pe-Ly, ma jeune femme était couchée ; et ce kanja était porté par quatre parias hindous.

« Mes deux fils, âgés l’un de dix, l’autre de douze ans, cheminaient montés sur des mules. Une vingtaine de cipayes nous escortaient. Le négociant javanais, en selle sur un petit cheval, jetait des regards craintifs sur les grands bois que nous traversions, ou tressaillait d’épouvante chaque fois que la marche de quelque animal froissait les jungles touffus.

« À ces manifestations de terreur de mon compagnon, je m’applaudissais du service que je lui avais rendu en lui permettant de faire route avec moi, car il paraissait homme à mourir de peur à la moindre apparence de danger.

Un des ces reptiles immondes se précipita sur ma malheureuse femme.

« Il y avait trois fois vingt-quatre heures que nous étions partis de Madras, et je commençai à croire que Fô protégeait notre voyage, lorsqu’après avoir passé le petit village de Pratjately, nous nous engageâmes dans la forêt immense qui le borde.

« Au milieu de la flore indienne, sous les panaches des caroubiers et des mangliers, nous allions un par un, frayant notre passage à coups de hache et le visage cinglé par mille branches flexibles.

« Les grands arbres projetaient une ombre épaisse qui, de temps à autre, laissait apercevoir le ciel par quelque éclaircie ; puis la nuit se faisait sombre, opaque, noire, et mes yeux distinguaient à peine dans cette obscurité le cipaye qui me précédait. Nous nous taisions. Parfois cependant, derrière moi, la voix de Van Lynden m’arrivai brisée par la peur, et son épouvante me gagnait peu à peu.

« Tout à coup, un effroyable cri retentit, répercuté par les échos de la forêt, et sur ma mule folle de frayeur, cabrée, se précipita un corps humain qui me mordit au cou comme une bête fauve. Je sentis une horrible strangulation et roulai par terre inanimé. »

Après avoir prononcé ces mots, le vieillard s’arrêta comme effrayé de ses propres souvenirs. Il essuyait des gouttes de sueur qui perlaient sur son front et tremblait.

Il parvint cependant à dompter son émotion, et reprit :

— Quand je revins à moi, j’étais dans une clairière entourée d’arbres, au milieu de mes ennemis, au milieu des Thugs.

« En face de moi, et les bras croisés, Van Lynden se tenait droit et fixait sur moi ses yeux cruels. Il riait d’un rire de démon. Le misérable était un des sectateurs de Kâly !

« — Me reconnais-tu, me dit-il ; ai-je bien joué mon rôle ? Ah ! lettré, tu ignorais les coutumes des enfants de Bohwanie, tu vas les connaître. Kâly a demandé la mort de ta femme et celle de tes fils ; leur sacrifice sera agréable à la déesse. Quant à toi, tu n’aurais aucun prix pour elle, mais sa vue sera réjouie des tortures auxquelles nous allons te soumettre. Prépare-toi, Meng-Tseu, tu vas souffrir !

« — Grâce ! m’écriai-je. Au nom de Fô tout-puissant, grâce pour ma femme et mes enfants, ne les tuez pas, n’immolez pas Pe-Ly, cette blanche fleur plus pure que les lys du Yan-Tse-Kiang. Par pitié, Van Lynden, ne leur fais pas de mal ! Mon vieux corps t’appartient, torture-le ; mais épargne ma femme, épargne mes fils.

« Il ne répondit rien, sourit, haussa les épaules et se rapprocha de ses hommes pour donner des ordres.

« Quoique je sois brisé par l’âge, je me sentis à ce moment une force surhumaine, et, me soulevant, je tordis mes mains débiles pour briser les cordes qui les entouraient ; puis, hagard, fou, je lui jetai au visage toutes les imprécations que me suscita la colère.

« Mais ma fureur fut impuissante, et je retombai à terre, attendant avec une effroyable anxiété ce qui allait se passer.

« Deux hommes avaient délié le corps de Pe-Ly, et la pauvre femme évanouie s’affaissa sur le sol. Sans être touchés de sa jeunesse et de sa beauté, ils la traînèrent par ses longs cheveux au centre de la clairière.

« À ce moment Van Lynden ouvrit un sac et le jeta aux pieds de la malheureuse. Tous les Étrangleurs s’écartèrent comme épouvantés.

« Ce que je vis alors fut horrible : par l’ouverture du sac sortirent un masse de têtes immondes, longues et plates, avec des taches noires et luisantes ; elles s’approchèrent, faisant rutiler leurs anneaux jaunâtres, se lançant en avant d’un jet ou se tordant sur elles-mêmes. Enfin, l’un de ces reptiles immondes se précipita sur la malheureuse femme, qui poussa un cri déchirant ; une commotion électrique la souleva toute entière, elle se roula sur le sol avec des gémissements, des sanglots et des cris qui n’avaient rien d’humain.

« Un second reptile s’élança et la mordit. La pauvre enfant, la tête renversée, les traits contractés, une salive rouge aux lèvres, se cramponnait à terre en proie à une souffrance atroce. Enfin, son corps tout entier fut couvert de ces effroyables bêtes. C’étaient des najas, dont la morsure fait mourir dans d’horribles douleurs. Mais ce n’était pas assez pour l’infâme.

« Un second sac fut ouvert, il s’en échappa des copras qui se jetèrent en sifflant sur la malheureuse.

« En un instant son beau corps devint bleu sous le poison infusé dans ses veines, et pressée sous des milliers de blessures, entourée d’un manteau de bêtes visqueuses, elle râla bientôt sans voix, sans souffle.

« Alors un Thug s’avança, il charma les reptiles qui abandonnèrent leur victime, et lançant sur elle les deux pécaris qu’il tenait en laisse, il la livra à ces porcs sauvages. D’un bond il furent sur elles ; puis de leurs groins ils fouillèrent ce corps de femme ; leurs dents la déchirèrent en se disputant les lambeaux de ses chairs pantelantes.

« Mes enfants avaient assisté à cette épouvantable torture en sanglotant, serrés l’un contre l’autre, en proie à une terreur folle. Les Thugs s’approchèrent d’eux, les délièrent, et le supplice de l’aîné commença.

« Les bourreaux avaient abaissé les troncs souples de grands bambous, que plusieurs hommes tenaient pliés à l’aide de cordes. Mon pauvre enfant y fut attaché par les mains et les pieds ; puis, à un signal que donna Van Lyden, les quatre troncs s’écartèrent à la fois, un horrible craquement d’os se fit entendre, un affreux cri traversa les airs et je vis, oui, je vis le corps de mon fils se disjoindre, sa poitrine s’ouvrir dans un atroce déchirement, et ses membres arrachés tomber le long des bambous. Quelques convulsions les agitèrent et le sang rouge tomba goutte à goutte sur le sol.

« Alors, comme ivres, rendus furieux par ce massacre, les Thugs se précipitèrent sur mon dernier né et l’étranglèrent.

« Et j’étais là, moi, poussant des cris inarticulés, mordant mes liens, fou de désespoir et de rage, lorsque Van Lynden vint à moi et me dit :

« — La déesse doit être satisfaite de l’offrande que nous venons de lui faire ; ne gémis pas comme une femme, ton épouse et tes fils sont partis pour le séjour bienheureux d’Indra, et leurs âmes, placées à la droite de Vichnou, le contemplent dans sa splendeur, que les Eradjatis seuls ont connue sur terre. »

À ces horribles détails, l’auditoire avait répondu par un long frémissement. Sir George Monby lui-même avait caché son visage entre ses mains.

— Mon cœur se souleva dans un spasme, poursuivit Meng-Tseu, exalté par son désespoir même : il me semblait que j’allais mourir, et je m’étendis inanimé sur le sol.

« Quand je revins à moi, j’étais couché sur des feuilles de riz, dans la pauvre hutte d’un paria de Partjately.

« Voilà, mylord, l’épouvantable malheur dont les miens ont été victimes, parce que je n’ai pas soupçonné, sous l’habit d’un marchand, l’un de ces monstres à face humaine que vous allez punir. Mais votre justice ne me rendra ni ma femme, ni mes enfants ! »

Et succombant à son désespoir, l’infortuné Chinois se laissa tomber à terre, en proie à une crise nerveuse.

On fut obligé de l’emporter à travers la foule, qui s’ouvrit respectueusement sur son passage.

— Vous avez entendu cette déposition, dit le président à Feringhea, après le départ du malheureux Meng-Tseu. Les Thugs ont-ils agi pour vos ordres ?

— J’ai souvent commandé la mort, répondit l’Hindou avec un sourire de mépris, mais jamais le supplice. Mes hommes agissent selon l’inspiration que leur envoie Kâly !

La foule indignée accueillit cette explication avec un murmure de colère et l’honorable magistrat suspendit l’audience pendant quelques instants, afin de laisser à l’émotion générale le temps de se calmer un peu.

Lorsqu’il reprit les débats, il ordonna d’introduire le témoin suivant, Yvan Vasiliwiecz.

À l’apparition de ce nouveau personnage, l’auditoire jeta un cri d’horreur.