Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/17
Audi alteram partem est la loi de tout lecteur quand il lit l’histoire des princes qui se sont disputé une couronne, ou des communions qui se sont réciproquement anathématisées.
Si la faction de la Ligue avait prévalu, Henri IV ne serait connu aujourd’hui que comme un petit prince de Béarn, débauché, et excommunié par les papes.
Si Arius l’avait emporté sur Athanase au concile de Nicée, si Constantin avait pris son parti, Athanase ne passerait aujourd’hui que pour un novateur, un hérétique, un homme d’un zèle outré, qui attribuait à Jésus ce qui ne lui appartenait pas.
Les Romains ont décrié la foi carthaginoise ; les Carthaginois ne se louaient pas de la foi romaine. Il faudrait lire les archives de la famille d’Annibal pour juger. Je voudrais avoir jusqu’aux mémoires de Caïphe et de Pilate. Je voudrais avoir ceux de la cour de Pharaon : nous verrions comment elle se défendait d’avoir ordonné à toutes les accoucheuses égyptiennes de noyer tous les petits mâles hébreux, et à quoi servait cet ordre pour des Juifs, qui n’employaient jamais que des sages-femmes juives.
Je voudrais avoir les pièces originales du premier schisme des papes de Rome entre Novatien et Corneille, de leurs intrigues, de leurs calomnies, de l’argent donné de part et d’autre, et surtout des emportements de leurs dévotes.
C’est un plaisir de lire les livres des whigs et des torys. Écoutez les whigs : les torys ont trahi l’Angleterre ; écoutez les torys : tout whig a sacrifié l’État à ses intérêts. De sorte qu’à en croire les deux partis, il n’y a pas un seul honnête homme dans la nation.
C’était bien pis du temps de la rose rouge et de la rose blanche. M. de Walpole a dit un grand mot dans la préface de ses Doutes historiques sur Richard III : « Quand un roi heureux est jugé, tous les historiens servent de témoins[1]. »
Henri VII, dur et avare, fut vainqueur de Richard III. Aussitôt toutes les plumes qu’on commençait à tailler en Angleterre peignent Richard III comme un monstre pour la figure et pour l’âme. Il avait une épaule un peu plus haute que l’autre, et d’ailleurs il était assez joli, comme ses portraits le témoignent ; on en fait un vilain bossu, et on lui donne un visage affreux. Il a fait des actions cruelles ; on le charge de tous les crimes, de ceux mêmes qui auraient été visiblement contre ses intérêts.
La même chose est arrivée à Pierre de Castille, surnommé le Cruel. Six bâtards de feu son père excitent contre lui une guerre civile, et veulent le détrôner. Notre Charles le Sage se joint à eux, et envoie contre lui son Bertrand du Guesclin. Pierre, à l’aide du fameux prince Noir, bat les bâtards et les Français, Bertrand est fait prisonnier, un des bâtards est puni : Pierre est alors un grand homme.
La fortune change ; le grand prince Noir ne donne plus de secours au roi Pierre. Un des bâtards ramène du Guesclin, suivi d’une troupe de brigands, qui même ne portaient pas d’autre nom[2] ; Pierre est pris à son tour ; le bâtard Henri de Transtamare l’assassine indignement dans sa tente : voilà Pierre condamné par les contemporains. Il n’est plus connu de la postérité que par le surnom de Cruel, et les historiens tombent sur lui comme des chiens sur un cerf aux abois[3].
Donnez-vous la peine de lire les mémoires de Marie de Médicis : le cardinal de Richelieu est le plus ingrat des hommes, le plus fourbe et le plus lâche des tyrans. Lisez, si tous pouvez, les épîtres dédicatoires adressées à ce ministre : c’est le premier des mortels, c’est un héros, c’est même un saint ; et le petit flatteur Sarrasin, singe de Voiture, l’appelle le divin cardinal dans son ridicule éloge de la ridicule tragédie de l’Amour tyrannique, composée par le grand Scudéri sur les ordres du cardinal divin.
La mémoire du pape Grégoire VII est en exécration en France et en Allemagne. Il est canonisé à Rome.
De telles réflexions ont porté plusieurs princes à ne se point soucier de leur réputation ; mais ceux-là ont eu plus grand tort que tous les autres, car il vaut mieux, pour un homme d’État, avoir une réputation contestée que de n’en point avoir du tout.
Il n’en est pas des rois et des ministres comme des femmes, dont on dit que celles dont on parle le moins sont les meilleures[4]. Il faut qu’un prince, un premier ministre aime l’État et la gloire. Certaines gens disent que c’est un défaut en morale ; mais, s’il n’a pas ce défaut, il ne fera jamais rien de grand.
- ↑ Cet écrit venait de paraître, et Voltaire venait de le lire quand fut composé le Pyrrhonisme de l’Histoire. Voyez, dans la Correspondance, la lettre à H. Walpole, 15 juillet 1768.
- ↑ Voltaire lui-même les appelle Malandrins : voyez tome XII, page 30.
- ↑ Voyez, tome VI du Théâtre, la dernière tirade de la tragédie de Don Pèdre.
- ↑ Fin du discours de Périclès, prononcé pour les funérailles des guerriers morts. Thucydide, livre II.