Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/16
Je me plais à citer l’auteur de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, parce que je vois qu’il aime la vérité, et qu’il l’annonce courageusement. Il a dit qu’avant que les livres fussent communs la réputation d’un prince dépendait d’un seul historien. Rien n’est plus vrai. Un Suétone ne pouvait rien sur les vivants ; mais il jugeait les morts, et personne ne se souciait d’appeler de ses jugements : au contraire, tout lecteur les confirmait, parce que tout lecteur est malin.
Il n’en est pas tout à fait de même aujourd’hui. Que la satire couvre d’opprobres un prince, cent échos répètent la calomnie, je l’avoue ; mais il se trouve toujours quelque voix qui s’élève contre les échos, et qui à la fin les fait taire : c’est ce qui est arrivé à la mémoire du duc d’Orléans, régent de France. Les Philippiques de La Grange, et vingt libelles secrets, lui imputaient les plus grands crimes[1] ; sa fille était traitée comme l’a été Messaline par Suétone. Qu’une femme ait deux ou trois amants, on lui en donne bientôt des centaines. En un mot, des historiens contemporains n’ont pas manqué de répéter ces mensonges ; et, sans l’auteur du Siècle de Louis XIV, ils seraient encore aujourd’hui accrédités dans l’Europe.
On a écrit que Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel, fondatrice du collége de Navarre, admettait dans son lit les écoliers les plus beaux, et les faisait jeter ensuite dans la rivière avec une pierre au cou. Le public aime passionnément ces contes, et les historiens le servaient selon son goût. Les uns tirent de leur imagination les anecdotes qui pourront plaire, c’est-à-dire les plus scandaleuses ; les autres, de meilleure foi, ramassent des contes qui ont passé de bouche en bouche : ils pensent tenir de la première main les secrets de l’État, et ne font nulle difficulté de décrier un prince et un général d’armée pour gagner dix pistoles. C’est ainsi qu’en ont usé Gatien de Courtilz, Le Noble, la Dunoyer, La Beaumelle, et cent malheureux correcteurs d’imprimerie réfugiés en Hollande.
Si les hommes étaient raisonnables, ils ne voudraient d’histoires que celles qui mettraient les droits des peuples sous leurs yeux, les lois suivant lesquelles chaque père de famille peut disposer de son bien, les événements qui intéressent toute une nation, les traités qui les lient aux nations voisines, les progrès des arts utiles, les abus qui exposent continuellement le grand nombre à la tyrannie du petit : mais cette manière d’écrire l’histoire est aussi difficile que dangereuse. Ce serait une étude pour le lecteur, et non un délassement. Le public aime mieux des fables : on lui en donne.
- ↑ Voyez tome XIV, page 478.