Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/42

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Le Pyrrhonisme de l’histoireGarniertome 27 (p. 295-297).
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CHAPITRE XLII.
bévues et doutes.

Quelles erreurs grossières, quelles sottises ne débite-t-on pas tous les jours dans les livres qui sont entre les mains des grands et des petits, et même de gens qui savent à peine lire ? L’auteur de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations ne nous fait-il pas remarquer[1] qu’il se débite tous les ans dans l’Europe quatre cent mille almanachs qui nous indiquent les jours propres à être saignés ou purgés, et qui prédisent la pluie ? Que presque tous les livres sur l’économie rustique enseignent la manière de multiplier le blé, et de faire pondre des coqs ? N’a-t-il pas observé[2] que, depuis Moscou jusqu’à Strasbourg et à Bâle, on met dans les mains de tous les enfants la géographie d’Hubner ? Et voici ce qu’on leur apprend dans cette géographie :

Que l’Europe contient trente millions d’habitants, tandis qu’il est évident qu’il y en a plus de cent millions ; qu’il n’y a pas une lieue de terrain inhabitée, tandis qu’il y a plus de deux cents lieues de déserts dans le nord, et plus de cent lieues de montagnes arides ou couvertes de neiges éternelles, sur lesquelles ni un homme ni un oiseau ne s’arrête.

Il enseigne que « Jupiter se changea en taureau pour mettre au monde Europe, treize cents ans, jour pour jour, avant Jésus-Christ », et que d’ailleurs « tous les Européans descendent de Japhet ».

Quels détails sur les villes ! L’auteur va jusqu’à dire, à la face des Romains et de tous les voyageurs, que l’église de Saint-Pierre a huit cent quarante pieds de longueur. Il augmente les domaines du pape comme il allonge son église ; il lui donne libéralement le duché de Bénévent, quoiqu’il n’ait jamais possédé que la ville ; il y a peu de pages où il ne se trouve de semblables bévues.

Consultez les tables de Lenglet, vous y trouverez encore que Hatton, archevêque de Mayence, fut assiégé dans une tour par des rats, pris par des rats, et mangé par des rats[3] ; qu’on vit des armées célestes combattre en l’air, et que deux armées de serpents se livrèrent sur la terre une sanglante bataille.

Encore une fois, si, dans notre siècle, qui est celui de la raison, on publie de telles pauvretés, que n’a-t-on pas fait dans les siècles des fables ? Si on imprime publiquement dans les plus grandes capitales tant de mensonges historiques, que d’absurdités n’écrivait-on pas obscurément dans de petites provinces barbares, absurdités multipliées avec le temps par des copistes, et autorisées ensuite par des commentaires ?

Enfin, si les événements les plus intéressants, les plus terribles, qui se passent sous nos yeux, sont enveloppés d’obscurités impénétrables, que sera-ce des événements qui ont vingt siècles d’antiquité ? Le grand Gustave est tué dans la bataille de Lutzen ; on ne sait s’il a été assassiné par un de ses propres officiers. On tire des coups de fusil dans les carrosses du grand Condé ; on ignore si cette manœuvre est de la cour ou de la Fronde. Plusieurs principaux citoyens sont assassinés dans l’Hôtel de Ville en ces temps malheureux ; on n’a jamais su quelle fut la faction coupable de ces meurtres. Tous les grands événements de ce globe sont comme ce globe même, dont une moitié est exposée au grand jour, et l’autre plongée dans l’obscurité.

  1. Voyez tome XII, page 439.
  2. Tome XIX, page 254 ; voyez aussi XXVI, 121.
  3. Voyez les Tablettes chronologiques de Lenglet-Dufresnoy, à l’année 969.