Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/9
[1]Après cette guerre du Péloponèse, décrite par Thucydide, vient le temps célèbre d’Alexandre, prince digne d’être élevé par Aristote, qui fonde beaucoup plus de villes que les autres conquérants n’en ont détruit, et qui change le commerce de l’univers.
De son temps et de celui de ses successeurs florissait Carthage ; et la république romaine commençait à fixer sur elle les regards des nations. Tout le nord et l’occident sont ensevelis dans la barbarie. Les Celtes, les Germains, tous les peuples du nord, sont inconnus[2].
Si Quinte-Curce n’avait pas défiguré l’histoire d’Alexandre par mille fables, que de nos jours tant de déclamateurs ont répétées, Alexandre serait le seul héros de l’antiquité dont on aurait une histoire véritable. On ne sort point d’étonnement quand on voit des historiens latins, venus quatre cents ans après lui, faire assiéger par Alexandre des villes indiennes auxquelles ils ne donnent que des noms grecs, et dont quelques-unes n’ont jamais existé.
Quinte-Curce, après avoir placé le Tanaïs au delà de la mer Caspienne, ne manque pas de dire que le Gange, en se détournant vers l’orient, porte, aussi bien que l’Indus, ses eaux dans la mer Rouge, qui est à l’occident. Cela ressemble au discours de Trimalcion[3], qui dit qu’il a chez lui une Niobé enfermée dans le cheval de Troie ; et qu’Annibal, au sac de Troie, ayant pris toutes les statues d’or et d’argent, en fit l’airain de Corinthe.
On suppose qu’il assiége une ville nommée Ara, près du fleuve Indus, et non loin de sa source. C’est tout juste le grand chemin de la capitale de l’empire, à huit cents milles du pays où l’on prétend que séjournait Porus, comme le disent aussi nos missionnaires.
Après cette petite excursion sur l’Inde, dans laquelle Alexandre porta ses armes par le même chemin que le Sha-Nadir prit de nos jours, c’est-à-dire par la Perse et le Candahar, continuons l’examen de Quinte-Curce.
Il lui plaît d’envoyer une ambassade des Scythes à Alexandre sur les bords du fleuve Jaxartes. Il leur met dans la bouche une harangue telle que les Américains auraient dû la faire aux premiers conquérants espagnols. Il peint ces Scythes comme des hommes paisibles et justes, tout étonnés de voir un voleur grec venu de si loin pour subjuguer des peuples que leurs vertus rendaient indomptables. Il ne songe pas que ces Scythes invincibles avaient été subjugués par les rois de Perse. Ces mêmes Scythes, si paisibles et si justes, se contredisent bien honteusement dans la harangue de Quinte-Curce ; ils avouent qu’ils ont porté le fer et la flamme jusque dans la haute Asie. Ce sont, en effet, ces mêmes Tartares qui, joints à tant de hordes du nord, ont dévasté si longtemps l’univers connu, depuis la Chine jusqu’au mont Atlas.
Toutes ces harangues des historiens seraient fort belles dans un poëme épique, où l’on aime fort les prosopopées. Elles sont l’apanage de la fiction, et c’est malheureusement ce qui fait que les histoires en sont remplies ; l’auteur se met, sans façon, à la place de son héros.
Quinte-Curce fait écrire une lettre par Alexandre à Darius. Le héros de la Grèce dit dans cette lettre que le monde ne peut souffrir deux soleils ni deux maîtres. Rollin trouve, avec raison, qu’il y a plus d’enflure que de grandeur dans cette lettre. Il pouvait ajouter qu’il y a encore plus de sottise que d’enflure. Mais Alexandre l’a-t-il écrite ? C’est là ce qu’il fallait examiner. Il n’appartient qu’à don Japhet d’Arménie, le fou de Charles-Quint, de dire que
Rendraient trop excessif le contraire du froid[4].
Mais Alexandre était-il un don Japhet d’Arménie ?
Un traducteur pincé[5] de l’énergique Tacite, ne trouvant point dans cet historien la lettre de Tibère au sénat contre Séjan, s’avise de la donner de sa tête, et de se mettre à la fois à la place de l’empereur et de Tacite. Je sais que Tite-Live prête souvent des harangues à ses héros : quel a été le but de Tite-Live ? De montrer de l’esprit et de l’éloquence. Je lui dirais volontiers : Si tu veux haranguer, va plaider devant le sénat de Rome ; si tu veux écrire l’histoire, ne nous dis que la vérité.
N’oublions pas la prétendue Thalestris, reine des Amazones, qui vint trouver Alexandre pour le prier de lui faire un enfant. Apparemment le rendez-vous fut donné sur les bords du prétendu Tanaïs.
- ↑ Les deux premiers alinéas de ce chapitre étaient aussi, en 1765, dans l’Encyclopédie, et ne sont pas dans les premières éditions du Pyrrhonisme. Dans l’Encyclopédie, en 1765, après les mots sont inconnus on lisait : L’histoire de l’empire romain, etc. ; voyez ci-après, chap. XI.
- ↑ Voyez l’article Alexandre, dans le Dictionnaire philosophique.
- ↑ Dans la satire de Pétrone ; voyez ci-après, chap. XIV.
- ↑ Scarron, Don Japhet d’Arménie, acte I, scène II.
- ↑ L’abbé de La Bletterie. L’épithète de pincé que Voltaire lui donne ici ne fut pas reproduite lors de la transcription de ce chapitre dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771.