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Le Rêve de l’oncle/03

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 20-41).

III

Il est dix heures du matin. Nous sommes chez Maria Alexandrovna, sur la Grande-Rue, dans la pièce que la maîtresse de maison, aux jours solennels, décore du nom de salon (Maria Alexandrovna possède aussi un boudoir). Le parquet est assez bien peint. Le papier des murs est très correct. Les meubles, mal commodes, arborent avec une véritable prédilection la couleur rouge. Il y a une cheminée, et sur la cheminée une glace ; devant la glace, une pendule ayant pour sujet un Cupidon du goût le plus odieux. Sur les murs, dans l’entre-deux des fenêtres, deux glaces dont on a déjà ôté les housses. Devant les glaces, deux, petites tables et encore deux pendules. Un piano à queue occupe la moitié d’un panneau. (On a fait venir ce piano pour Zina ; Zina est musicienne.) Auprès de la cheminée, où brûle un bon feu, sont disposés des fauteuils dans un désordre aussi pittoresque que possible. Au milieu, une petite table. À l’autre extrémité de la pièce, une table encore, couverte d’une nappe immaculée et sur laquelle bout un samovar en argent, au milieu d’un très joli service à thé. Une dame qui habite chez Maria Alexandrovna en qualité de parente éloignée, Nastassia Petrovna Ziablova, est spécialement préposée au thé.

Deux mots sur cette dame. Elle est veuve, brune, plus de trente ans, le teint frais, des yeux châtain sombre très vifs, assez jolie ; elle a de la gaieté, de la ruse aussi ; une commère, cela va sans dire, et qui sait faire ses affaires ; elle a deux enfants en pension je ne sais où. Elle voudrait bien se remarier ; elle vit d’une façon très indépendante ; son mari était officier.

Maria Alexandrovna elle-même est assise auprès de la cheminée : elle est de bonne humeur. Elle porte une robe vert clair qui lui sied à ravir. Elle est toute réjouie de l’arrivée du prince. En ce moment, le prince est en haut, occupé à sa toilette. Maria Alexandrovna ne pense même pas à cacher sa joie. Devant elle, un jeune homme fait des mines tout en racontant avec animation je ne sais quoi. On voit qu’il cherche à plaire à ses écouteuses. Il a vingt-cinq ans. N’était son exubérance, n’étaient aussi ses prétentions à l’esprit, il serait tolérable. Il est bien mis, blond, assez agréable à voir. Nous avons déjà parlé de lui, c’est M. Mozgliakov, jeune homme sur lequel on a fondé des espérances matrimoniales. Maria Alexandrovna lui trouve la tête un peu creuse, mais ne laisse pas de le recevoir très bien. Il se prétend amoureux fou de Zina. Il s’adresse sans cesse à elle, afin d’obtenir un sourire de la jeune fille à force de bons mots et d’entrain. Mais elle le tient à distance, très froidement. Elle est debout auprès du piano, elle feuillette un almanach. C’est une de ces femmes qui produisent un effet général en entrant dans un salon. Elle est merveilleusement belle : grande, brune, d’immenses yeux presque noirs, élancée, une gorge magnifique, des épaules et des mains antiques, des pieds ravissants, une démarche royale. Elle est un peu pâle aujourd’hui, mais cette pâleur fait ressortir l’éclat rouge des lèvres entre lesquelles brillent, comme des perles enfilées, les dents, petites et régulières. Vous en rêveriez trois jours de suite pour l’avoir vue une fois. Son expression est sérieuse. M. Mozgliakov semble craindre le regard fixe de Zina, du moins il ne lève pas sans embarras ses yeux vers elle. Sa robe est très simple, en gaze blanche : le blanc lui va bien, le blanc lui va très bien… Du reste, tout lui va. À l’un de ses doigts, elle porte une bague de cheveux tressés. À en juger par la couleur, ces cheveux ne sont pas ceux de sa maman. Mozgliakov n’a jamais osé demander de qui sont ces cheveux. Ce matin, elle est silencieuse, triste même, ou tout au moins préoccupée. En revanche, Maria Alexandrovna est en veine de bavardage. Elle jette de temps en temps un très furtif coup d’œil soupçonneux vers Zina, un extrêmement furtif coup d’œil, comme si elle aussi craignait la jeune fille.

— Je suis si contente, Pavel Alexandrovitch (on dirait qu’elle piaule) que je suis prête à crier à travers la fenêtre ma joie aux passants. Je ne parle pas de la surprise charmante que vous nous avez faite, à Zina et moi, en venant quinze jours plus tôt que nous ne vous attendions. Cela est à part. Mais je suis surtout charmée par l’attention que vous avez eue de nous amener le prince. Si vous saviez comme j’adore ce séduisant petit vieillard ! Vous ne pouvez me comprendre ! Vous autres jeunes gens, vous seriez incapables d’une telle affection. Savez-vous ce qu’il a été pour moi, il y a six ans ? T’en souviens-tu, Zina ? Mais j’oublie qu’alors tu habitais chez ta tante. Vous ne me croiriez pas, Pavel Alexandrovitch, j’ai été le guide du prince, sa sœur, sa mère ! Il m’obéissait comme un petit enfant ! Il y avait de la naïveté, de la tendresse, de la noblesse dans notre liaison. C’était… pastoral ! Je ne sais comment définir cela… C’est pourquoi il s’est souvenu de ma maison avec tant de reconnaissance, ce pauvre prince ! Savez-vous, Pavel Alexandrovitch, que vous l’avez peut-être sauvé en le conduisant chez moi ? Je ne pouvais me défendre d’un serrement de cœur, pendant ces six années, quand je pensais à lui ! Je… le croiriez-vous ?… je rêvais de lui ! On dit que cette créature, sa geôlière, l’a ensorcelé, perdu… mais enfin vous l’avez arraché des griffes de cette harpie ! Il faut profiter de l’occasion pour le sauver complètement… Mais racontez-moi, une fois encore, comment vous y êtes parvenu. Décrivez-moi en détail votre rencontre. Tout à l’heure, j’étais si agitée ! je n’ai vu que les grandes lignes, mais tous les détails me sont également précieux. Je suis ainsi. J’aime les détails ; dans les plus grands événements, c’est tout d’abord sur les détails que je porte mon attention… et… pendant qu’il achève sa toilette…

— Mais je vous ai déjà tout dit, s’empresse de répondre Mozgliakov, tout prêt à recommencer son récit pour la dixième fois. J’avais voyagé pendant toute la nuit… je n’avais pas dormi : j’avais si grande hâte d’arriver ! (Cette dernière phrase s’adressait à Zina.) J’avais dû subir des disputes, des criailleries aux relais. J’avais même, je l’avoue, fait beaucoup de tapage. C’est tout un poème moderne. Mais passons. Juste à six heures du matin j’arrive au dernier relais, à Iguichevo. Je suis transi, mais bah ! je ne prends même pas le temps de me réchauffer. Je crie : « Des chevaux ! » J’ai fait peur, je crois bien, à la femme du chef de relais : elle avait un bébé au sein, je crains que son lait n’ait tourné. — Le lever du soleil était admirable ! Vous savez, cette poudre de gel, écarlate et argentée ? Je ne faisais attention à rien, je vais à la vapeur ! Je prends des chevaux chez un certain conseiller de collège, — avec qui j’ai failli avoir un duel. On me dit qu’un quart d’heure auparavant est parti de ce relais un certain prince qui voyage avec ses chevaux. Il a passé la nuit au relais. J’écoute à peine, je saute en voiture, je vole comme un prison nier qui s’évade. — Il y a la même situation dans une élégie de Fet[1]— Or, juste à neuf verstes de la ville, en vue de la retraite de Svietozerskaïa, j’aperçois une chose étrange : une grande voiture de voyage renversée sur le flanc. Le cocher et deux grands laquais sont debout auprès, très embarrassés. Du fond de la voiture parlent des cris qui déchirent l’âme… Je pouvais passer outre, cela ne me regardait pas, mais l’humanité prit le dessus, car, comme dit Heine, elle fourre son nez partout. Je m’arrête donc. Moi, mon yamstchik Semen et une autre âme russe, nous accourons à l’aide et à nous six nous relevons la voiture. Nous la remettons sur pied, — c’est-à — dire sur patins. — Des moujiks qui portaient du bois à la ville nous ont aidés aussi (je leur ai donné un bon pourboire). Et je me dis : C’est le prince qui a passé la nuit au relais. Je regarde : Dieu ! c’est le prince Gavrila ! Quelle rencontre ! « Prince ! lui criai-je ; petit oncle ! » Du premier regard, il ne me reconnut pas ; je ne sais trop s’il me reconnut au second regard : maintenant encore, je ne sais trop s’il est parvenu à me reconnaître. Je crois qu’il ne se souvient guère de notre parenté. Je le vis pour la première fois, il y a sept ans, à Pétersbourg. J’étais alors un gamin. Je me le rappelle très bien, mais lui, comment pourrait-il se souvenir de moi ? Je me présente : il est enchanté ! Il m’embrasse, puis il se met à trembler de peur et enfin il éclate en sanglots. Par Dieu ! je l’ai vu de mes propres yeux : il a pleuré !

D’un mot à l’autre, je finis par lui proposer de venir prendre à Mordassov au moins un jour de repos. Il y consentit sans hésiter. Il me déclara qu’il se rendait dans la retraite de Svietozerskaïa, chez l’archiprêtre Missaïl qu’il a en grande estime ; que Stepanida Matveïevna — qui de nous autres, parents du prince, n’a pas entendu parler de Stepanida Matveïevna ? L’année dernière, elle m’a chassé de Doukhanovo avec un balai… — que Stepanida Matveïevna donc a reçu une lettre qui la réclame à Moscou pour la mort de quelqu’un, son père ou sa fille, je ne sais ni ne tiens à le savoir, peut-être son père et sa fille à la fois, et encore par-dessus le marché quelque petit neveu employé à l’octroi des vins. En un mot, elle avait dû se résigner à quitter son prince pour une dizaine de jours et prendre en toute hâte son vol vers la capitale. Le prince était resté un jour, deux jours, sans bouger, essayant ses perruques, se pommadant, se peignant, jouant tout seul aux cartes : bref, la solitude finit par lui peser. C’est alors qu’il ordonna d’atteler et prit le chemin de la retraite de Svietozerskaïa. Quelqu’un de son entourage, craignant le fantôme de Stepanida Matveïevna, avait osé le contrecarrer. Mais le prince est entêté et il était parti la veille, après le diner, avait passé la nuit à Iguichevo, quitté le relais de bon matin, et, juste au détour du chemin qui mène chez l’archiprêtre, il avait failli tomber avec sa voiture dans un trou. Je le sauve et le persuade de venir chez noire amie commune, l’honorable Maria Alexandrovna. Il dit que vous êtes la plus charmante dame qu’il ait jamais vue et nous voilà. Le prince met en ordre sa toilette avec son valet de chambre dont il a tenu à ne pas se séparer. Il mourrait plutôt que d’entrer chez une dame sans ses munitions de toilette… Et voilà toute l’histoire… une charmante histoire !

— Quel humoriste, hein ! Zina ? s’écrie Maria Alexandrovna. Quel charmant conteur ! Écoutez, Pavel, une question : expliquez-moi bien votre parenté avec le prince. Vous le traitez d’oncle.

— Pardieu ! je ne sais moi-même, Maria Alexandrovna, comment je lui suis parent. Il s’en faut peut-être bien d’un cent de fagots que nous soyons de la même branche. Mais je l’appelle mon petit oncle, et il me répond. Voilà jusqu’à ce jour toute notre parenté…

— C’est Dieu lui-même qui vous a inspiré de me l’amener. Je ne puis songer sans trembler qu’il aurait pu descendre ailleurs que chez moi. Ou l’aurait dévoré ! On se serait jeté sur lui comme sur un trésor, comme sur une mine !… On l’aurait dévalisé peut-être ! Vous ne pouvez vous imaginer quelles âmes avides, viles et rusées habitent Mordassov.

— Ah ! mon Dieu ! mais où l’aurait-on mené ailleurs que chez vous ? Que dites-vous là, Maria Alexandrovna ? intervint Nastassia Petrovna, la préposée au thé. Ce n’est pas chez Anna Nikolaïevna, toujours !

— Cependant, pourquoi reste-t-il si long temps ? C’est étrange ! dit Maria Alexandrovna en se levant avec impatience.

— L’oncle ? Mais il en a encore pour cinq heures ! D’ailleurs, vous savez qu’il n’a plus de mémoire ; il peut très bien avoir oublié qu’il est votre hôte. C’est un homme extraordinaire, Maria Alexandrovna ! Si vous saviez !…

— Allons donc ! Que dites-vous ?

— La vérité, Maria Alexandrovna. C’est un homme mécanique. Vous ne l’avez pas vu depuis six ans, mais je sais ce qu’il en est. C’est un souvenir d’homme, on a oublié de l’enterrer. Il a des yeux en verre, des jambes en liège ; il est tout en ressorts, sa voix même est artificielle.

— Mon Dieu ! quel étourdi vous faites ! s’écria Maria Alexandrovna d’un air pincé. N’avez-vous pas honte, vous, son parent, de parler ainsi de ce respectable vieillard ? Au moins n’oubliez pas son extrême bonté. (La voix de Maria Alexandrovna prend ici une intonation touchante.) Songez aussi que c’est un débris de notre aristocratie ! Mon ami, ces légèretés vous viennent de ces idées nouvelles dont vous ne cessez de parler. Mon Dieu ! je les partage, vos idées ; je comprends que le principe de vos opinions est noble, honnête. Je pressens dans ces idées nouvelles quelque chose d’élevé, de sublime. Mais tout cela ne m’empêche pas de voir les côtés pour ainsi dire pratiques de la question. J’ai vécu dans le monde, je connais mieux que vous les hommes et les choses, car vous n’êtes qu’un jeune homme. Ce petit vieillard vous semble ridicule à cause de son âge. Vous disiez, l’autre jour, que vous vouliez libérer vos serfs, qu’il faut être de son siècle. Tout cela, sans doute, pour l’avoir lu quelque part dans votre Shakespeare ! Croyez-moi, Pavel Alexandrovitch, votre Shakespeare est mort il y a longtemps. S’il ressuscitait, il ne comprendrait rien, malgré son génie, à la vie moderne. S’il y a quelque chose de chevaleresque, de majestueux dans notre société contemporaine, c’est précisément l’aristocratie. Un prince restera toujours un prince ; même d’une chaumière il saura faire un palais. Tandis que le mari de Natalia Dmitrievna, qui s’est construit un château, reste le mari de Natalia Dmitrievna, rien de plus, — et Natalia Dmitrievna peut mettre sur elle cinquante crinolines, elle sera Natalia Dmitrievna comme devant. Vous aussi, mon cher Pavel, vous êtes un représentant de l’aristocratie, vous en êtes issu. J’ose aussi me considérer moi-même comme non étrangère à cette aristocratie. Eh bien ! malheur à l’enfant qui raille ses propres ancêtres ! Du reste, vous conviendrez vous-même dans peu, mon ami, qu’il faut mettre votre Shakespeare de côté, je vous le prédis. Je suis certaine que maintenant même vous n’êtes pas sincère. C’est de la pose… Mais je bavarde ! Restez ici, mon cher Pavel ; je vais prendre des nouvelles du prince. Peut-être lui faut-il quelque chose, et avec mes domestiques !…

Et Maria Alexandrovna sortit précipitamment.

— Maria Alexandrovna semble très contente que le prince ne soit pas descendu chez l’élégante Anna Nikolaïevna ; pourtant Anna Nikolaïevna prétend être la parente du prince. Elle doit mourir de rage ! observa Nastassia Petrovna.

Mais, remarquant qu’on ne lui répond pas, Mme Ziablova, après avoir jeté un coup d’œil sur Zina et sur Pavel Alexandrovitch, comprend qu’elle est de trop et sort, elle aussi, comme pour chercher quelque chose. Du reste, elle se dédommage de sa discrétion en restant derrière la porte pour écouter.

Pavel Alexandrovitch s’approche aussitôt de Zina ; il est très ému, sa voix tremble.

— Zinaïda Aphanassievna, vous n’êtes pas fâchée contre moi ? dit-il timidement et d’un air suppliant.

— Contre vous ! Et pourquoi donc ? de mande Zina un peu rougissante, en levant sur lui ses yeux splendides.

— Pour mon arrivée prématurée, Zinaïda Aphanassievna. Je ne pouvais supporter une plus longue séparation. Quinze jours encore ! Je vous voyais dans mes rêves ! Je suis venu pour connaître mon sort… Mais vous froncez le sourcil, vous vous fâchez ? Je ne saurai donc rien de décisif aujourd’hui ?

Zinaïda, en effet, s’assombrit.

— Je prévoyais bien que vous me parleriez de cela, commence-t-elle d’une voix sévère qui se nuance de dépit. (Elle baisse les yeux.) Comme cette appréhension m’a été très pénible, plus tôt toute incertitude sera tranchée, mieux cela vaudra… Vous exigez… c’est-à-dire vous demandez une réponse ? Soit. Ma réponse sera la même qu’auparavant : attendez. Je vous le répète, je ne suis pas encore décidée, je ne puis vous promettre d’être votre femme… On n’obtient pas cela en l’exigeant, Pavel Alexandrovitch ; mais, pour vous tranquilliser, j’ajoute que je ne vous refuse pas définitivement. Remarquez, toutefois, que si je vous laisse espérer une décision favorable, c’est par pitié pour votre inquiétude. Je vous répète que je veux prendre en toute liberté ma décision, et si je finis par vous dire que je refuse, il ne faudra pas m’accuser ensuite de vous avoir donné des espérances. Tenez-vous-le pour dit.

— Mais quoi ! quoi donc ! s’écrie Mozgliakov d’une voix toujours suppliante, est-ce là une espérance ? Puis-je fonder une espérance quelconque sur vos paroles, Zinaïda Aphanassievna ?

— Rappelez-vous tout ce que je vous ai dit et fondez tout ce que Vous voudrez : vous êtes libre. Je n’ajouterai plus rien. Je ne vous refuse pas, je vous dis seulement : Attendez ! Je garde le droit de vous refuser si je le juge nécessaire. Je vous ferai remarquer encore ceci, Pavel Alexandrovitch : si vous êtes venu plus tôt que vous aviez dit dans le but d’agir par des voies détournées, dans l’espoir d’employer quelque influence, celle de maman, par exemple, vous vous êtes trompé dans vos calculs. S’il en était ainsi, je vous refuserais net, entendez-vous ? Et maintenant, assez, je vous en prie ! Jusqu’à ce que je vous en reparle moi-même, plus un seul mot là-dessus.

Tout ce discours a été prononcé d’un ton ferme, sec, sans hésitation, comme s’il avait été appris d’avance. Et Pavel sent son nez s’allonger. Là-dessus entre Maria Alexandrovna. Aussitôt après elle entre aussi Mme Ziablova.

— Il va descendre, Zina ! Je crois qu’il va descendre tout de suite ! Nastassia Petrovna, vite, du thé !

Maria Alexandrovna est bouleversée.

— Anna Nikolaïevna a déjà envoyé prendre des nouvelles ; sa bonne Anioutka est déjà venue demander des renseignements à l’office. Qu’elle doit être dépitée ! dit Nastassia Petrovna en se précipitant sur le samovar.

— Que m’importe ! répond Maria Alexandrovna qui jette ses paroles par-dessus l’épaule à Mme Ziablova. Comme si je m’intéressais à ce que peut penser Anna Nicolaïevna ! Soyez sûre que je n’enverrai jamais personne dans son office. Et puis, tenez, je suis très étonnée qu’on me fasse passer pour l’ennemie de cette pauvre Anna Nikolaïevna ! Car c’est l’opinion de tout Mordassov. Jugez-en, Pavel Alexandrovitch. Vous nous connaissez toutes deux : pour quoi serais-je son ennemie ? Pour lui disputer la suprématie ? Je suis indifférente à ces sortes de choses ! Qu’elle soit la première, j’irai l’en féliciter. Enfin, c’est injuste, je veux la défendre. C’est mon devoir. Pour quoi la calomnier, pourquoi tant dauber sur elle ? Elle est jeune, elle aime la toilette : est-ce pour cela ? Quant à moi, j’estime qu’il vaut mieux aimer la toilette que certaines autres choses qui sont si fort du goût de Natalia Dmitrievna, de ces choses qu’on ne peut même pas nommer. Est-ce encore parce qu’Anna Nikolaïevna aime les visites et ne peut rester chez elle ? Mais, mon Dieu ! elle n’a aucune instruction, et certes il lui serait difficile d’ouvrir un livre et de s’occuper dix minutes de suite à quoi que ce soit. Elle est coquette, elle fait de l’œil à travers sa fenêtre à tous les passants. Et puis ?… Mais pourquoi parle-t-on d’elle comme d’une beauté ? Elle est pâle à faire peur ! Elle danse d’une façon égayante, comique même, j’en conviens, mais pour quoi donc dit-on qu’elle polke à merveille ? Elle porte des chapeaux, impossibles. Mais est-ce sa faute si elle manque de goût ? Affirmez-lui qu’elle ferait bien d’épingler sur sa tête un papier à bonbon, elle le fera. Elle est cancanière, mais tout le monde ici cancane. M. Souchilov, avec ses immenses favoris, est chez elle du matin au soir, du soir au matin aussi, je crois bien. Eh ! mon Dieu ! pourquoi son mari joue-t-il aux cartes jusqu’à cinq heures du matin ?… Il y a tant de mauvais exemples ! Du reste, c’est encore peut-être une calomnie. En un mot, je prendrai toujours, toujours, toujours, sa défense… Mais, ah ! Seigneur, voilà le prince ! C’est lui ! c’est lui ! je reconnais son pas ! Je le reconnaîtrais entre mille. Enfin je vous vois, mon prince !…

  1. Poète russe.