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Le Rêve de l’oncle/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 42-66).

IV

Au premier abord, vous ne prendriez pas le prince pour un vieillard, mais, à l’examiner de plus près, vous verriez bien que c’est un cadavre mû par des ressorts ; on a employé tous les artifices pour travestir cette momie en adolescent. Une perruque étonnante, des favoris, des moustaches postiches d’un noir d’ébène couvrent la moitié du visage. Les joues sont très habilement peintes ; pas de rides : où sont-elles ?… Mis à la dernière mode, on dirait qu’il sort d’une gravure de tailleur. Il porte une sorte de visite, c’est-à-dire quelque chose de très élégant fait tout exprès pour les visites du matin. Des gants, une cravate, un gilet, le tout d’une éclatante blancheur et d’un goût raffiné. Le prince boite un peu, mais si légèrement ! On dirait un ragoût de plus exigé par la mode.

Un monocle dans l’œil, — dans celui précisément qui est en verre, — il est saturé de parfums. En parlant, il traîne sur certains mots, peut-être par impuissance sénile, ou parce que ses dents sont fausses, ou encore par élégance. Il prononce certaines syllabes avec une douceur extraordinaire et accentue la lettre e. Il a je ne sais quelle nonchalance qui lui reste de sa vie d’homme à bonnes fortunes. S’il n’a pas tout à fait perdu la tête, du moins il n’a plus de mémoire. Il se trompe à chaque instant, radote et bafouille. Il faut un certain esprit d’à-propos pour soutenir une conversation avec lui. Mais Maria Alexandrovna a conscience de ses forces, et la vue du prince la comble d’enthousiasme.

— Mais vous n’avez pas changé du tout, du tout ! s’exclame-t-elle en saisissant son hôte par les deux mains et en l’installant dans un fauteuil confortable. Asseyez-vous ! asseyez-vous, prince ! Six ans ! six ans tout entiers sans nous voir, et pas une lettre, pas une ligne pendant tout ce temps ! Oh ! comme vous êtes coupable à mon égard, prince ! Comme j’étais montée contre vous, mon cher prince ! Mais du thé ! du thé ! Ah ! mon Dieu ! Nastassia Petrovna, du thé !

— Merci, Mê-er-ci ! suis cou-cou-pable… bégaye le prince.

(Nous avons oublié de dire qu’il bégayait un peu : d’ailleurs, c’est à la mode.)

— Cou-coupable. Imaginez-vous que l’an dernier je voulais abs-absolument venir ici, ajoute-t-il en lorgnant la chambre. Mais on m’avait fait peur : on disait qu’il y avait ici le cho-choléra…

— Non, prince, nous n’avons pas eu le choléra, dit Maria Alexandrovna.

— Nous avions la clavelée, mon petit oncle, interrompt Mozgliakov, qui veut se distinguer.

Maria Alexandrovna le toise d’un œil sévère.

— Mais oui, la cla-a-velée ou quelque chose dans ce genre. Alors je suis resté. Et votre mari, ma chè-è-re Maria Nikolaïevna, est-il toujours dans la ma-a-gistrature ?

— Non, prince, dit Maria Alexandrovna, mon mari n’est pas dans la ma-a-gistrature.

— Je parie que le petit oncle vous prend pour Anna Nicolaïevna Antipova ! s’écrie le perspicace Mozgliakov.

Mais aussitôt il se mord la lèvre, s’apercevant que Maria Alexandrovna est mal à l’aise :

— Mais oui, mais oui. Anna Nikolaïevna, et… et… j’oublie toujours… eh bien ! Antipovna, précisément, An-ti-pov-na, confirme le prince.

— Non, prince, vous vous trompez ! dit Maria Alexandrovna avec un sourire amer. Je ne suis pas Anna Nikolaïevna, et, je vous l’avoue, je n’aurais pas cru que vous m’eussiez oubliée. Vous m’étonnez, prince. Je suis votre vieille amie, Maria Alexandrovna Moskalieva. Vous souvenez-vous, prince, de Maria Alexandrovna ?

— Maria Alex-lexan-xandrovna ! Imaginez-vous ! Et moi qui vous prenais pour Anna Vassilievna… c’est délicieux ! Alors je ne suis pas descendu chez… Et moi qui pensais, mon ami, que tu me menais justement chez cette Anna Matveïevna ! C’est cha-armant ! Du reste, cela m’arrive souvent ! souvent je descends ailleurs qu’où je voudrais… En général, je suis toujours content, toujours content, quoi qu’il arrive. Vous n’êtes donc pas Nastassia Vassilievna ? C’est intéressant !…

— Maria Alexandrovna, prince ! Maria-A-lex-androvna ! Oh ! que c’est mal ! Oublier votre meilleure amie !

— Mais oui, meilleure amie ! Pardon, pâ-ardon ! siffle le prince en fixant son attention sur Zina.

— Ma fille Zina ! Vous ne la connaissez pas encore, prince ! Elle n’était pas chez moi lors de votre dernier passage ; vous vous rappelez ?

— Votre fille ! charmante ! cha-armante ! murmure le prince en lorgnant avidement Zina. Mais quelle beauté ! dit-il visiblement ému.

— Du thé, prince ! dit Maria Alexandrovna en attirant l’attention du vieillard sur un groom qui tient devant lui un plateau. Le prince prend une tasse et contemple le groom aux joues potelées et roses.

— Ah ! ah ! ah ! votre fils ? Joli, très jô-li ! et… et… et… probablement il se conduit bien ?

— Mais, prince, se hâte d’intervenir Maria Alexandrovna, on m’a raconté le terrible événement. J’en tremble encore… Vous êtes tombé ! Ne vous êtes-vous pas fait mal ? Il ne faut pas se risquer en de telles aventures !…

— Versé ! versé ! Le cocher m’a versé ! s’exclame le prince avec une animation extraordinaire. Moi, je croyais que c’était la fin du monde ou quelque chose dans ce genre. Que les saints me le pardonnent ; j’ai eu peur… ai vu trente-six chandelles ; je ne m’attendais… je ne m’at-ten-dais pas !… Et tout cela, c’est la faute de mon cocher Phéophile : je m’en remets de tout sur toi, mon ami, tu feras l’enquête. Je suis cer-ertain qu’il a attenté à ma vie !

— Très bien ! très bien ! petit oncle, répond Pavel Alexandrovitch, je réponds de tout. Seulement, écoutez : si vous lui pardonniez pour cette fois, hein ! qu’en pensez-vous ?

— Jamais de la vie ! Je suis cer-ertain qu’il a attenté à ma vie, lui et aussi Lavrenty, que j’ai laissé chez moi. Imaginez-vous, il s’est imbu de certaines idées nouvelles, je ne sais quelle néga-â-tion… et c’était un communiste dans toute l’acception du terme. Je ne me rencontre pas sans frayeur nez à nez avec lui.

— Ah ! quelle vérité, prince ! Vous ne sauriez croire combien je souffre, moi aussi, de ces vilaines gens ! J’ai dû changer deux de mes domestiques. Ces gens-là sont si bêtes ! il faut les gronder du matin au soir !

— Mais oui ! mais oui ! j’aime qu’un laquais soit un peu bête, remarque le prince, satisfait, comme tous les vieillards, qu’on écoute son bavardage avec respect ; c’est même la principale qualité d’un laquais qu’une bê-ê-tise sincère… dans certaines occasions. Cela lui donne de la pré-es-tance, de la solen-lennité. En un mot, c’est plus comme il faut, et moi, je demande tout d’abord à l’homme de ser-er-vice le comme il faut. Ainsi, j’ai chez moi Tarenty ; tu te rappelles, mon ami, Tarenty ? dès que je l’ai vu, j’ai compris sa vocation : Tu seras portier. Il est bête phé-é-nomé-énalement. Il a des yeux de mouton qui se noie. Mais quelle prestance ! quelle solennité ! Avec la cravate blanche, c’est d’un bon effet. Je l’aime sincèrement. Parfois, je le regâ-arde, je ne me lasse pas de le voir : décidément il prépare un livre… C’est un véritable philosophe â-allemand, Kant lui-même, ou plus exactement un dindon gras et bien nourri, un être incomplet, comme il sied à un homme en se-ervice.

Maria Alexandrovna rit à gorge déployée et bat des mains ; Pavel Alexandrovitch fait chorus : l’oncle l’amuse beaucoup. Nastassia Petrovna rit aussi ; Zina elle-même sourit.

— Mais que d’esprit ! que de gaieté, prince ! s’écrie Maria Alexandrovna. Quelle précieuse faculté d’observer les ridicules… Et disparaître de la société ! priver d’un tel talent le monde pendant cinq années entières ! Mais vous pourriez écrire des comédies, prince ! Vous pourriez nous rendre Visine, Griboïedov, Gogol !

— Mais oui ! mais oui !… dit le prince ravi, je pourrais rendre… Savez-vous ? j’avais beaucoup d’esprit jadis, j’ai même écrit pour la scène un vau-ô-de-ville. Il y avait des couplets délicieux. Du reste, on ne l’a jamais joué.

— Ah ! comme ce serait amusant ! Sais-tu, Zina, que cela tomberait très à propos ?… Justement, prince, nous faisons un théâtre de société dans un but de bienfaisance patriotique, pour les blessés… Votre vaudeville serait le bienvenu.

— Mais oui ! je suis prêt à l’écrire. Du reste, je l’ai tout à fait oublié, mais je me rappelle deux ou trois calembours qui… (Le prince baise le bout de ses doigts.) Et en général, quand j’étais à l’étranger, je provoquais une vé-éritable furor. Je me rappelle mylord Byron… nous étions sur un pied de relations amicales. Il dansait merveilleusement le krakoviak au congrès de Vienne…

— Mylord Byron, mon oncle ? Voyons, que dites-vous ?

— Mais oui, Byron. Du reste, c’était peut-être un autre. Justement, c’était un Polonais, je me rappê-elle maintenant très bien ; un grand ori-riginal, ce Polonais ! Il se faisait passer pour comte, et on finit par apprendre qu’il était cuisinier. Mais il dansait merveilleusement le krakoviak. Il se cassa la jambe. C’est à cette occasion que je fis ces vers :

Notre Polonais
Dansait le krakoviak.

Et puis… je ne me rap-pèlle plus… ah !

Il s’est cassé la jambe,
Et il a cessé de danser.

— Ah ! ce doit être cela, mon petit oncle ! s’écrie Mozgliakov, délirant de gaieté.

— Mais oui ! il me semble que c’est ça ou quelque chose dans ce genre. Du reste, il se peut que ce ne soit pas ça. Je sais seule­ment que les vers étaient très réussis… Il y a des choses qui m’échappent, je suis si oc-cu-pé !

— Mais précisément, prince, demande Maria Alexandrovna avec intérêt, de quoi vous occupez-vous dans cette solitude ? J’ai tant pensé à vous ! Je brûle d’impatience d’avoir quelques détails…

— De quoi je m’occupais ? Eh bien, voilà… en général… beaucoup d’occu-cu-pations. Tantôt je me repose, tantôt je me promène en imaginant des choses…

— Vous devez avoir beaucoup d’imagination, petit oncle.

— Beaucoup, mon cher. Parfois il m’arrive d’imaginer des choses dont ensuite je m’étonne moi-même. Quand j’étais à Kadouievo… À propos, n’étais-tu pas le vice-gouverneur à Kadouievo ?

— Moi, petit oncle ? Que dites-vous, de grâce ! s’exclame Pavel Alexandrovitch.

— Et moi qui te prenais pour lui… Je me disais : Pourquoi donc est-il si changé ?… car l’autre avait une figure imposante, spirituelle… un homme extra-a-ordinai-ai-rement intelligent. Il composait sans cesse des vers de circonstance. De profil, on aurait dit d’un roi de cœur.

— Non, prince, interrompt Maria Alexandrovna, cette vie vous perdra, je vous jure ! S’enfermer pour cinq ans dans une solitude ! Ne voir, n’entendre personne !… Mais vous êtes un homme perdu, prince ! Demandez à quelqu’un des amis qui vous sont restés fidèles, tous vous le diront comme moi : vous êtes un homme perdu.

— Vrai-ai-ai-ment ? traîne le prince.

— Je vous assure… Je vous dis cela comme si j’étais votre sœur, parce que je vous aime, — car le souvenir du passé m’est sacré. Quel intérêt pourrais-je avoir à vous tromper ? Non, il faut absolument changer de vie, autrement vous mourrez…

— Ah ! mon Dieu ! vais-je mourir si vite que ça ? s’écrie le prince épouvanté. Mais vous avez deviné : les hémorroïdes me torturent, surtout depuis quelque temps… et quand les crises me prennent, j’ai des symp-tô-ô-mes é-tonnants. Je vais vous les décrire d’abord… en détail.

— Petit oncle, vous raconterez cela une autre fois. Pour l’instant ne serait-il pas temps d’aller nous promener ?

— Mais oui, soit, une autre fois ; c’est peut-être sans intérêt… Pourtant la maladie est extrê-ê-mement curieuse. Des épisodes si variés ! Fais-moi penser, mon ami, à raconter ce soir, dans tous les détails, une certaine particularité des hémorroïdes.

— Écoutez, prince, interrompt encore Maria Alexandrovna, vous devriez faire une cure à l’étranger.

— Mais oui ! mais oui ! à l’étranger, absolument. Je me rappelle que vers les 1820 on s’amusait extrê-ê-mement à l’étranger. J’ai failli épouser une vicomtesse, une Française. J’étais très amoureux d’elle, je voulais lui consacrer toute ma vie. Du reste, elle en a épousé un autre… Chose étrange ! je l’avais quittée seulement deux heures, et c’est pendant ces deux heures qu’un baron allemand a fait sa conquête. Il a fini dans une maison de fous.

— Mais, cher prince, je vous parlais de votre santé, je vous disais qu’il y fallait penser sérieusement. Il y a de grands médecins à l’étranger. D’ailleurs le changement de vie est déjà très important par lui-même. Il vous faut renoncer à Doukhanovo, au moins pour quelque temps.

— Abso-o-lument. J’y suis décidé, je veux me soigner à l’hydrothé-é-rapie.

— À l’hydrothérapie ?

— Mais oui, c’est ce que je disais, à l’hydrothé-é-rapie. Je me suis déjà soigné à l’hydrothérapie. J’étais aux eaux. Il y avait une dame de Moscou, j’ai oublié son nom, une femme très poétique, soixante-dix ans environ ; elle avait une fille d’une cinquantaine d’années avec une taie sur l’œil. Toutes deux parlaient presque toujours en vers. Il lui était arrivé un malheur. Dans un accès de colère, elle avait tué son domestique. Elle a eu des démê-mêlés avec la justice. Alors on me mit au régime de l’eau ; du reste, je n’étais pas malade : mais on me répétait : « Soignez-vous ! soignez-vous ! » Et moi, par délicatesse, je me mis à boire de l’eau et, en effet, je me sentis soulagé. Je bus et je bus ! je bus et je bus ! J’en ai bu tout un lac… Une belle chose que l’hydrothérapie ! Cela me fait beaucoup de bien. Si je n’étais pas ensuite tombé malade, je me serais très bien porté.

— Ça, c’est vrai, petit oncle. Dites-moi, petit oncle, avez-vous appris la logique ?

— Mon Dieu ! quelle question ! observe Maria Alexandrovna scandalisée.

— Mais oui, mon ami… il y a longtemps, par exemple. J’ai étudié la philosophie, en Allemagne. J’ai suivi tous les cours et j’ai tout oublié tout de suite. Mais… je vous avoue, vous m’avez tant effrayé avec ces ma-a-ladies que je suis bouleversé… Je vais revenir. Permettez !

— Où allez-vous donc, prince ? s’écrie Maria Alexandrovna étonnée.

— Je reviens. Je reviens tout à l’heure. Je vais seulement… noter une pensée… Au revoir…

— Comment le trouvez-vous ? s’écrie Pavel Alexandrovitch en éclatant de rire.

Maria Alexandrovna perd toute patience.

— Je ne comprends pas, vraiment, je ne puis comprendre de quoi vous riez ! commence-t-elle avec animation. Rire d’un honorable vieillard, d’un parent ! Pouffer à chacune de ses paroles ! Abuser de son évangélique bonté ! J’ai honte pour vous, Pavel Alexandrovitch ! Mais dites-moi donc ce que vous lui trouvez de ridicule ? Je ne vois rien de tel en lui.

— Mais il ne reconnaît personne, il bafouille !

— C’est la conséquence de cette séquestration de cinq ans sous la garde de cette mégère ! Il faut avoir pitié de lui, bien loin de rire. Il ne m’a pas même reconnue, moi ! Vous en avez été témoin. N’est-ce pas terrible ? Il faut le sauver. Je ne lui propose d’aller à l’étranger que dans l’espoir qu’il abandonne cette… marchande de pommes.

— Savez-vous, il faut le marier, Maria Alexandrovna.

— Encore ! Vous êtes incorrigible, monsieur Mozgliakov !

— Non, Maria Alexandrovna, non, cette fois-ci, je parle très sérieusement. Pourquoi ne pas le marier ? C’est une idée comme une autre. En quoi cela lui serait-il nuisible ? Dans l’état où il est, une semblable mesure ne peut que le sauver. La loi lui permet encore de se marier. Par là, il sera débarrassé de cette coquine, passez-moi l’expression. Il choisira quelque jeune fille ou quelque veuve charmante, intelligente, tendre et surtout pauvre, qui le soignera comme une fille et qui comprendra la reconnaissance qu’elle lui devra. Quoi de mieux pour lui ? un cœur tendre et fidèle au lieu de cette… baba. Certes, il la faudrait jolie, car l’oncle a encore le culte de la beauté. Avez-vous vu comme il regardait Zinaïda Aphanassievna ?

— Et où trouverez-vous cet idéal ? demande Nastassia Petrovna qui écoute attentivement.

— Ah ! quelle question ! Mais vous, par exemple, si vous voulez… souffrez que je vous demande pourquoi vous n’épouseriez pas le prince. Vous êtes jolie et puis veuve, troisièmement noble, quatrièmement pauvre, cinquièmement très honnête. Vous l’aimerez, vous le soignerez, vous chasserez sa geôlière, vous emmènerez le prince à l’étranger, vous lui ferez manger de la bouillie et des bonbons… Tout cela jusqu’au jour où il quittera ce monde de douleurs, ce qui arrivera dans un an, dans deux mois peut-être ; alors vous resterez princesse, veuve, riche et, pour la peine, vous épouserez un marquis ou quelque général. C’est joli, n’est-ce pas ?

— Ah ! mon Dieu ! comme je l’aimerais, ne fût-ce que par reconnaissance, s’il demandait ma main ! s’exclame Mme Ziablova.

Ses yeux jettent des éclairs.

— Mais… des rêves !…

— Des rêves ? Voulez-vous qu’ils se réalisent ? Demandez-moi seulement de m’employer à vous obtenir ce bonheur. Et je vous donne un doigt à couper que vous serez aujourd’hui même la fiancée du prince. Rien n’est si facile que de persuader mon oncle. Il dit toujours « mais oui ! » Vous l’avez entendu vous-même. Nous le marierons sans qu’il s’en doute. Nous le tromperons, c’est vrai, mais ce sera pour son bien, n’est-ce pas ? Vous devriez en tout cas faire de la toilette pour la circonstance, Nastassia Petrovna.

L’animation de Mozgliakov se transforme en enthousiasme. Mme Ziablova, toute raisonnable qu’elle soit, en a déjà l’eau à la bouche.

— Je sais, sans que vous ayez besoin de me le rappeler, que je suis très négligée, répond-elle… N’ai-je pas l’air d’une cuisinière ?

Maria Alexandrovna fait une étrange grimace. J’ose dire qu’elle a écouté avec une sorte d’épouvante la proposition de Pavel Alexandrovitch. Enfin elle revient à elle.

— Tout cela est très joli, mais c’est un tissu d’absurdes futilités assez hors de propos ! dit-elle sèchement à Mozgliakov.

— Pourquoi donc, ma chère Maria Alexandrovna ? Quelles futilités hors de propos ?

— Vous êtes chez moi, monsieur, et le prince est mon hôte. Je ne permets à personne d’oublier le respect qui est dû à ma maison ! Je prends vos paroles pour une plaisanterie, Pavel Alexandrovitch ; mais, grâce à Dieu, voici le prince.

— Me voi-a-là, crie le prince en entrant. Étonnant, chère amie, combien j’ai l’esprit fécond aujourd’hui ! Parfois, il m’arrive — tu ne me croirais pas, — de rester toute une journée sans une pensée dans la tê-ête…

— Ce doit être la chute d’aujourd’hui qui a ébranlé vos nerfs…

— Je le pense aussi, mon ami, je trouve même cet accident u-utile, aussi suis-je décidé à pardonner à mon Phéophile. Sais-tu ? il me semble qu’il n’a plus attenté à ma vie. Il est d’ailleurs assez puni, puisqu’on lui a coupé la ba-ar-be.

— On lui a coupé la barbe ! Que dites-vous ? Mais il a la barbe aussi longue qu’une principauté allemande !

— Mais oui, une principauté. En général, mon ami, tes conclusions sont très justes. Mais c’est une fausse barbe. Imaginez-vous ! On m’envoie un catalogue : il vient d’arriver de l’étranger un échantillon d’excellentes barbes pour cochers et gentlemen : favoris, espagnoles, impériales, etc. ; le tout de la meilleure qua-a-lité, à des prix très modé-é-rés. Alors je demande qu’on m’envoie une barbe, pour voir comment c’est fait une barbe de cocher. On me l’envoie : ma-a-gnifique ! Mais celle de Théophile était deux fois plus longue. Je me trouvais bien embarrassé : fallait-il renvoyer la barbe postiche ou raser Phéophile ? Je réfléchis longuement et me déterminai pour la barbe artificielle.

— Vous préférez l’art à la nature, mon petit oncle ?

— Mais oui !… Comme il souffrit quand on le rasa ! On aurait dit que chaque poil qui tombait fût un jour perdu dans sa vie. Mais n’est-il pas temps de sortir, mon cher ?

— Je suis à vos ordres, mon oncle.

— Prince, j’espère bien que vous allez seulement chez le gouverneur ! s’écria Maria Alexandrovna très émue. Vous m’appartenez, prince, vous êtes de ma famille, pour toute la journée. Je n’ai certes rien à vous dire de Mordassov. Peut-être voudrez-vous faine une visite à Anna Nicolaïevna, et je n’ai pas le droit de vous dissuader de cette démarche. Je suis d’ailleurs convaincue que l’expérience vous éclairera vous-même. Souvenez-vous que je suis votre sœur, votre mère et votre bonne pour toute cette journée. Ah ! je tremble pour vous, prince !… Vous ne connaissez pas, non, vous ne connaissez pas ces gens… Ah ! il faut du temps pour les connaître !…

— Remettez-vous-en à moi, Maria Alexandrovna, dit Mozgliakov ; tout se pas sera comme je vous ai promis.

— M’en remettre à vous, un tel étourdi ? Je vous attends pour dîner, prince. Nous dînons de bonne heure. Comme je regrette, en cette occasion, que mon mari soit à la campagne ! Il aurait été si ravi de vous voir ! Il vous estime tant ! Il vous aime si sincèrement !

— Votre mari ? Vous avez donc un mâ-â-ri ?

— Ah ! mon Dieu ! que vous avez mauvaise mémoire, prince ! Avez-vous donc complètement oublié le passé ? Mon mari, Aphanassi Matveïtch, l’avez-vous vraiment oublié ? Il est à la campagne, mais vous l’avez vu souvent, autrefois. Rappelez-vous donc, prince : Aphanassi Matveïtch ?

— Aphanassi Matveïtch ? À la campagne ? Voyez-vous cela ? Mais c’est délicieux ! Alors vous avez aussi un mari ! Que cela est étrange ! Il y a un vaudeville sur le même sujet : Le mari à la porte et la femme dans… Permettez ! j’ai un peu oublié… Je crois que la femme part pour Toula… ou pour Yaroslav… En un mot… c’est très drôle !

Le mari à la porte et la femme à Tver, petit oncle, souffle Mozgliakov.

— Mais oui, mais oui ! Je te remercie, mon ami, précisément, à Tver. Charmant !… cha-âr-mant ! Oui, oui !… la femme à Kostroma… c’est-à-dire, enfin, elle est partie… Charmant, cha-armant ! Mais je ne sais plus ce que je disais ! Ah ! oui, nous partons, hein ? Au revoir, madame ! Adieu, ma charmante demoiselle !

Le prince baise le bout des doigts de Zinaïda.

— Le dîner ! le dîner, prince ! Revenez le plus tôt possible ! crie Maria Alexandrovna en le poursuivant.