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Le Rêve de l’oncle/09

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 148-174).

IX

Il a tout entendu, tout !

Zina le regarde avec étonnement.

— Ah ! c’est ainsi que vous êtes ! s’écrie-t-il d’une voix étranglée. J’apprends enfin à vous connaître !

— À me connaître ? répète Zina (ses yeux flambent de colère). Comment osez-vous me parler ainsi !

Elle fait un pas vers le jeune homme.

— J’ai tout entendu ! appuie Mozgliakov solennellement, mais en faisant malgré lui un pas en arrière.

— Entendu ? Dites espionné ! dit Zina en le regardant avec mépris.

— Oui, j’ai espionné ! oui je me suis décidé à faire cette vilenie ! Mais, grâce à elle, je sais enfin que vous êtes la plus… je ne sais comment qualifier votre… bredouille-t-il, s’embarrassant de plus en plus sous le regard de Zina.

— Et quand vous auriez tout entendu, de quoi pourriez-vous m’accuser ? Où prenez-vous le droit de m’accuser, de me parler sur ce ton ?

— Moi, quel droit ? vous pouvez me le demander ? Vous voulez épouser le prince et je n’aurais pas le droit !… Mais vous m’avez donné votre parole !

— Quand ?

— Comment, quand ?

— Ce matin encore, quand vous me pressiez, je vous ai formellement répondu que je ne pouvais rien vous dire de positif.

— Mais vous ne m’avez pas refusé ; par conséquent, vous me teniez en réserve, vous me ménagiez !

Une sensation pénible crispe le visage de Zina, mais elle se méprise.

— Si je ne vous ai pas chassé, répond-elle d’une voix grave et mesurée, mais un peu tremblante, c’est uniquement par pitié. Vous me suppliiez d’attendre, de ne pas vous dire non. « Connaissez-moi davantage, m’avez-vous dit un jour, et quand vous serez convaincue que je suis un homme de caractère noble, peut-être ne me refuserez-vous pas. » Ce furent vos propres paroles, au début de nos relations, vous ne pouvez les renier. Et maintenant vous osez dire que je vous tiens en réserve ! N’avez-vous donc pas compris, ce matin, avec quel ennui je vous voyais revenir quinze jours trop tôt ? Je ne vous ai pourtant pas caché cet ennui, et vous l’avez remarqué vous-même puisque vous m’avez demandé si ce retour prématuré ne me fâchait pas. Appelez-vous ménager un homme ne pas pouvoir lui cacher l’ennui qu’on a de le voir ? Ah ! je vous tenais en réserve ! Non, je m’étais dit à votre sujet : S’il n’est pas très intelligent, il est bon… mais je sais maintenant — à temps par bonheur — que vous êtes aussi méchant que sot, et il ne me reste qu’à vous souhaiter bon voyage. Adieu !

Zina se détourne et se dirige lentement vers la porte. Mozgliakov comprend que tout est perdu ; il bout de rage.

— Ah ! je suis un sot ! crie-t-il ; un sot ! C’est bien ! Adieu ! Mais, avant de partir, sachez que tout le monde connaîtra l’infâme comédie que vous jouez ici, vous et votre maman ! Je dirai à tout le monde que vous grisez le prince, que vous le subornez ! Vous aurez des nouvelles de Mozgliakov !

Zina tressaille, s’arrête pour répondre, mais, après un moment de réflexion, hausse dédaigneusement les épaules et ferme derrière elle la porte. À ce moment apparaît sur le seuil Maria Alexandrovna. Elle a entendu les dernières exclamations de Mozgliakov et a deviné le reste. « Mozgliakov pas encore parti ! Mozgliakov auprès du prince ! La chose répandue dans toute la ville par Mozgliakov ! Le secret est pourtant nécessaire… » Maria Alexandrovna, en un instant, a tout calculé, tout prévenu, et fait un plan pour calmer Mozgliakov.

— Qu’avez-vous, mon ami ? dit-elle en lui tendant cordialement la main.

— Comment, mon ami ! s’écrie l’autre furieux. Après tout cela mon ami ! Morgen Fruh[1], madame. Pensez-vous me tromper encore ?

— Je regrette, je regrette beaucoup de vous voir dans un état d’esprit aussi étrange, Pavel Alexandrovitch. Quel langage ! Mais vous ne mesurez même pas vos paroles devant une dame.

— Devant une dame ! Vous… vous êtes tout ce que vous voudrez… mais pas une dame.

(Je ne sais ce qu’il voulait dire, mais ce devait être quelque outrage écrasant.) Maria Alexandrovna le regarde et sourit de pitié.

— Asseyez-vous, dit-elle tristement en lui montrant le fauteuil où, un quart d’heure auparavant, le prince était assis.

— Mais écoutez, à la fin, Maria Alexandrovna ? s’écrie Mozgliakov interloqué. Vous me traitez comme si nous étions, vous innocente, moi coupable ! C’est impossible !… Cela passe toute limite, toute patience, toute… savez-vous ?

— Mon ami, répond Maria Alexandrovna, — permettez-moi de vous appeler encore ainsi, car vous n’avez pas de meilleure amie que moi… — vous souffrez, vous êtes excité, vous êtes blessé au cœur, je dois donc excuser vos excès de langage. Eh bien, je vais m’ouvrir à vous. D’autant plus que je me sens, dans une certaine mesure, coupable envers vous. Asseyez-vous donc et causons.

La voix de Maria Alexandrovna est d’une excessive douceur, sa physionomie est dolente.

Mozgliakov s’assied.

— Vous avez écouté à la porte, dit-elle avec un air à la fois de reproche et d’indulgence.

— Oui, j’ai écouté ! Et pourquoi pas ? Quelque sot !… Au moins je sais maintenant ce que vous machinez contre moi, répond Mozgliakov, qui cherche du courage dans sa colère.

— Et vous avez pu, avec votre éducation, vos manières, vous décider à jouer ce rôle ! Oh ! mon Dieu !

Mozgliakov sursaute sur son siège.

— Maria Alexandrovna, je ne peux vous écouter davantage ! Souvenez-vous plutôt de ce que vous faites vous-même, malgré votre éducation et vos manières, et voyez si vous avez le droit d’accuser les autres !

— Encore une question, poursuit-elle sans répondre. Qui vous a donné l’idée d’écouter à la porte ? Qui donc m’espionne ici ? Voilà ce que je voudrais savoir !

— Pour cela, excusez-moi, je ne vous le dirai pas.

— C’est bien, je le saurai… Je dis donc, Paul, que je suis coupable envers vous, mais, si vous pouviez me juger en connaissance de cause, vous verriez que je ne suis coupable que de vous avoir voulu trop de bien.

— Ainsi, du bien ? Vous vous moquez ! je vous certifie que vous ne me tromperez plus : je ne suis pas enfant à ce point !

Il s’agite, son fauteuil craque.

— Je vous en prie, mon ami, soyez plus calme si vous le pouvez, écoutez attentivement, et vous tomberez d’accord avec moi. Dans le principe, je voulais tout vous dire, vous mettre au courant de tout sans qu’il vous fût nécessaire de vous avilir jusqu’à écouter aux portes. Si je ne l’ai pas fait, c’est uniquement parce que l’affaire était encore à l’état de projet et pouvait ne pas aboutir. Vous voyez que je suis franche avec vous. Surtout n’accusez ma fille de rien. Elle vous aime jusqu’à la folie, et il m’a fallu faire des efforts inouïs pour vous l’arracher et la persuader d’agréer l’offre du prince.

— Je viens précisément d’entendre les preuves de ce fol amour, dit Mozgliakov avec ironie.

— C’est bien ! mais dans quels termes lui avez-vous parlé ? Est-ce ainsi qu’un amoureux doit s’exprimer ? Est-ce le langage d’un homme de bon ton ? Vous l’avez offensée, irritée.

— Il s’agit bien de bon ton, Maria Alexandrovna ! Ce matin, vous me faisiez bon visage toutes deux, mais quand je suis parti avec le prince vous m’avez bien arrangé. Je sais, je sais tout !

— Probablement de la même ignoble source, observa Maria Alexandrovna avec un sourire de mépris. Oui, Pavel Alexandrovitch, je vous ai bien arrangé et, je vous l’avoue, cela n’a pas été sans peine. Il m’a fallu lutter contre mes propres sentiments. Mais le fait seul que j’aie dû vous calomnier vous prouvera assez qu’il m’a été difficile d’obtenir d’elle qu’elle renonçât à vous ! Ne voyez-vous donc pas plus loin que votre nez ? Si elle ne vous aimait pas, m’aurait-il été nécessaire de recourir à la calomnie ? Et vous ne savez pas encore tout ! J’ai dû employer mon autorité maternelle pour vous arracher de son cœur ! Enfin, après des efforts inouïs, j’ai réussi à obtenir une apparence de consentement… Puisque vous avez écouté, vous avez dû remarquer qu’elle ne m’a soutenu auprès du prince par aucune parole, aucun geste. Elle a chanté comme un automate ; elle souffrait visiblement, et c’est par pitié pour elle que j’ai emmené le prince. Je suis certaine qu’elle a pleuré, quand elle est restée seule. Vous l’aurez remarqué en entrant…

Mozgliakov se souvient qu’en effet Zina pleurait quand il est entré.

— Mais vous, vous, pourquoi étiez-vous contre moi, Maria Alexandrovna ? pourquoi m’avez-vous calomnié comme vous l’avouez vous-même ?

— Ah ! c’est une autre affaire ; et si vous m’aviez interrogée raisonnablement dès le commencement, il y a longtemps que je vous aurais répondu. Oui, vous avez raison, c’est moi qui ai tout fait, moi seule ; n’accusez pas Zina. Pourquoi l’ai-je fait ? Je réponds : d’abord pour Zina. Le prince est riche, de noble maison, il a des relations, et en l’épousant Zina fera un bon mariage. Enfin, s’il meurt, ce qui ne tardera pas, car nous sommes tous plus ou moins mortels, — alors Zina, jeune veuve, de la haute société, sera très riche et épousera qui elle voudra. Or elle épousera certainement celui qu’elle aime, qu’elle aima le premier, dont elle aura meurtri le cœur en épousant le prince. Et le repentir seul… Elle n’aura rien tant à cœur que de réparer sa faute.

— Hum ! grogne Mozgliakov en contemplant, rêveur, le bout de ses bottes.

— En second lieu… mais je serai brève là-dessus, vous ne me comprendriez peut-être pas. Vous ne savez que lire votre Shakespeare, vous y puisez tous vos nobles sentiments et enfin vous êtes si jeune ! Mais moi, je suis une mère, Pavel Alexandrovitch. Je marie Zina avec le prince un peu pour le prince lui-même dont ce mariage sera le salut. Il y a si longtemps que j’aime ce vieillard honnête, bon, chevaleresque ! Je veux l’arracher des griffes de l’infernale créature qui le conduit au tombeau ! Dieu m’est témoin que c’est en montrant à Zina tout l’héroïsme de son dévouement que j’ai pu la convaincre. Elle a été entraînée par le prestige irrésistible de l’abnégation. Elle a elle-même quelque chose de chevaleresque. Je lui ai présenté mon projet comme une action chrétienne. Tu seras, lui ai-je dit, le soutien, la consolation, l’amie, la fille, la beauté, l’idole d’un homme qui n’a peut-être qu’une année à vivre. Mais au moins s’éteindra-t-il dans la douce chaleur de l’amour. Ces derniers jours lui sembleront un paradis. Quel égoïsme voyez-vous là, Pavel ? Non, c’est l’acte d’une sœur de charité.

— Alors vous, vous le faites seulement pour le prince… en sœur de charité ? dit l’ironique Mozgliakov.

— Je comprends votre question, Pavel Alexandrovitch, elle est très claire. Vous pensez que je fais une confusion jésuitique des intérêts du prince et des miens. Eh bien, peut-être ce calcul m’est-il venu à l’esprit, mais inconsciemment, sans aucun jésuitisme. Ma franchise vous étonne ? Je ne vous demande qu’une grâce, Pavel Alexandrovitch ; ne mêlez pas Zina à toute cette affaire ! Elle est pure comme une colombe. Elle ne calcule pas ; elle ne sait qu’aimer, la chère enfant ! Si quelqu’un a calculé, c’est moi, moi seule ! Mais interrogez sincèrement votre conscience et dites-moi qui n’aurait calculé à ma place. Nous calculons nos intérêts même dans nos actions les plus généreuses, sans nous en douter, instinctivement. Car ils se trompent, ceux qui assurent qu’ils agissent par pure noblesse d’âme. Moi, je ne veux pas me tromper. J’avoue que j’ai calculé. Mais, je vous en prie, est-ce dans un but d’intérêt personnel ? À moi, Pavel Alexandrovitch, il ne faut plus rien : j’ai vécu mon siècle[2], j’ai calculé pour elle, pour mon ange, pour mon enfant ; et quelle mère pourrait m’en blâmer ?

Les larmes inondent les joues de Maria Alexandrovna. Pavel Alexandrovitch a écouté avec étonnement cette confession : ses paupières battent, il cherche à comprendre.

— Mais oui ! quelle mère ?… finit-il par dire.

Mais il se reprend aussitôt :

— Vous chantez à merveille, Maria Alexandrovna, mais vous m’aviez donné votre parole, vous m’aviez permis d’espérer… Comment puis-je supporter cela ? J’en suis pour ma honte !

— Croyez-vous donc que je n’aie pas pensé à vous, mon cher Paul ? Au contraire, dans tous mes calculs, vous aviez votre part. J’ose dire que c’est pour vous surtout que j’ai entrepris cette affaire.

— Pour moi ! s’écrie Mozgliakov, complètement ahuri cette fois. Et comment cela ?

— Mon Dieu ! comment peut-on être simple à ce point, avoir la vue si bornée ! s’écrie Maria Alexandrovna en levant les yeux au ciel. Ô jeunesse ! ô Shakespeare ! Voilà ce qu’il vous vaut, ce rêveur, ce fantaisiste ! Vivre de l’intelligence et des pensées des autres ! Vous demandez, mon bon Pavel Alexandrovitch, quel est ici votre intérêt. Permettez-moi, pour plus de clarté, une petite digression. Zina vous aime, c’est incontestable. Mais j’ai remarqué que, malgré son amour évident, votre caractère, vos aspirations lui ont inspiré quelque méfiance. Parfois, comme exprès, elle se contient, elle est froide avec vous. C’est le résultat des réflexions qui l’ont conduite à la défiance. N’avez-vous pas remarqué cela vous-même, Pavel Alexandrovitch ?

— Oui, je l’ai remarqué aujourd’hui même. Mais que voulez-vous dire par là, Maria Alexandrovna ?

— Vous voyez, vous l’avez remarqué vous-même : donc je ne me trompe pas. C’est surtout sur la stabilité de votre caractère, sur votre constance, qu’elle a conçu des doutes. Je suis une mère, et je ne connaîtrais pas le cœur de mon enfant ! Imaginez-vous maintenant qu’au lieu d’entrer ici avec des reproches et même des injures, au lieu de l’irriter, de l’offenser, de la blesser, elle, la pure, la belle, l’orgueilleuse, et par là, malgré vous, l’affermir dans sa méfiance sur vos inconstances, imaginez-vous que vous ayez pris cette nouvelle doucement, avec des larmes de regret, même avec du désespoir, mais avec noblesse…

— Hum !

— Non, ne m’interrompez pas, Pavel Alexandrovitch. Je veux vous faire un tableau qui puisse frapper votre imagination. Imaginez-vous que vous vous approchez d’elle et que vous lui dites : « Zinaïda, je t’aime plus que ma vie, mais des raisons de famille nous séparent. Je comprends ces raisons : il s’agit de ton bonheur et je n’ose pas m’élever contre lui. Zinaïda, Je te pardonne : sois heureuse si tu peux ! » Là-dessus, vous lui jetez un regard, — un regard d’agneau mourant, si j’ose m’exprimer ainsi. Imaginez-vous tout cela et pensez à l’effet qu’aurait produit cette scène sur son cœur.

— Oui, Maria Alexandrovna, supposons tout cela… J’aurais pu en effet tenir ce langage… mais je n’en serais pas moins parti éconduit.

— Non, non, non, mon ami. Ne m’interrompez pas. Je veux achever de vous peindre ce tableau pour produire sur vous une impression noble et complète. Imaginez-vous donc que vous la rencontrez ensuite dans quelque temps, dans la haute société, dans un bal illuminé à giorno, au son d’une musique enivrante, parmi de nombreuses beautés, et, au milieu de toute cette fête, vous êtes seul, triste, rêveur, pâle, adossé quelque part contre une colonne (mais de manière à être vu) ; vous la suivez du regard dans le vertige des danses ; auprès de vous vibrent les accords divins de Strauss. Partout étincelle dans les conversations l’esprit de la haute société ; et vous demeurez seul, pâle, mélancolique, enseveli dans votre passion. Pensez donc : que deviendra Zinaïda en vous apercevant ! De quels yeux elle vous regardera ! « Et moi, pensera-t-elle, qui ai douté de cet homme ! Il m’a tout sacrifié ! il s’est déchiré le cœur pour moi ! » Certes, son ancien amour ressusciterait en elle avec une force irrésistible.

Maria Alexandrovna s’arrêta pour re prendre haleine. Mozgliakov s’agite dans son fauteuil, qui manque de se détraquer complètement. Maria Alexandrovna continue :

— Pour la santé du prince, Zina part à l’étranger, en Italie ou en Espagne, le pays des myrtes, des citronniers, du ciel d’azur du Guadalquivir, le pays de l’amour, le pays où l’on ne peut vivre sans aimer, où les roses et les baisers voltigent pour ainsi dire dans l’air. Vous la suivez, vous compromettez votre situation, vos relations, tout !… et là commence votre roman d’amour : amour, jeunesse, Espagne… Mon Dieu ! Certes, votre amour est platonique, pur, mais vous… enfin vous languissez en vous regardant l’un l’autre… Vous me comprenez, mon ami ? Il y aura des gens bas, vils, des misérables pour affirmer que ce n’est pas le souvenir de votre parenté avec le vieillard qui vous a entraîné à l’étranger. J’ai parlé exprès du platonisme de votre amour ; je n’ignore pas que des gens sauront lui donner une autre signification. Mais je suis une mère, Pavel Alexandrovitch : est-ce moi qui vous pousserais dans une mauvaise voie ?… Assurément le prince ne pourra vous surveiller tous les deux ; mais qu’est-ce que cela fait ? Peut-on fonder là-dessus une telle accusation ? Enfin il meurt en bénissant sa destinée. Dites-moi, qui alors épousera Zina, sinon vous ? Vous êtes un parent si éloigné du prince que cette parenté ne pourrait être un obstacle au mariage. Vous la prenez jeune, riche, princesse, et à quel moment ? Quand les plus grands seigneurs pourraient s’enorgueillir de son alliance ! Par elle, vous entrez dans la plus haute société ; vous obtenez un poste très important, des grades. Vous possédez cent cinquante âmes ? Alors vous serez riche. Le prince fera certainement un testament comme il le faudra, j’en réponds. Et enfin, le principal, c’est qu’elle sera sûre de vos sentiments et que vous deviendrez pour elle un héros de vertu et d’abnégation. Et vous me demandez quel intérêt vous avez là dedans ? Mais il faut être aveugle pour ne pas voir cet intérêt ! Il est devant vous, il vous regarde, il vous sourit, il vous dit : « Me voici ! » Voyons, Pavel Alexandrovitch !…

— Maria Alexandrovna ! s’écrie Pavel Alexandrovitch, j’ai tout compris maintenant ! J’ai agi en homme grossier, vil, bas !

Il se lève vivement et saisit ses cheveux par poignées.

— Et en homme inconsidéré, ajoute Maria Alexandrovna, surtout inconsidéré !

— Je suis un âne, Maria Alexandrovna ! s’écrie-t-il avec désespoir. Maintenant tout est perdu ! Je l’aimais jusqu’à la folie !

— Peut-être tout n’est-il pas perdu, dit Mme Moskalieva à voix basse, comme si elle réfléchissait.

— Oh ! si c’était possible ! Aidez-moi ! conseillez-moi ! sauvez-moi !

Mozgliakov se met à pleurer.

— Mon ami, dit d’une voix apitoyée Maria Alexandrovna en lui tendant la main, vous avez fait cela dans l’ardeur de votre amour, vous étiez désespéré, vous ne saviez vous-même ce que vous faisiez.. Elle doit le comprendre…

— Je l’aime à la folie et je suis prêt à tout lui sacrifier ! crie Mozgliakov.

— Écoutez, je vous justifierai auprès d’elle.

— Maria Alexandrovna !

— Oui, je prends tout sur moi : je vous mettrai en présence l’un de l’autre. Vous lui direz tout comme je viens de vous le dire.

— Ô Dieu ! comme vous êtes bonne, Maria Alexandrovna !… Mais… ne serait-il pas possible de le faire tout de suite ?

— Que Dieu vous en préserve ! Que vous êtes étourdi, mon ami ! Elle, si orgueilleuse ! Mais elle prendra cela pour une insolence nouvelle, pour un outrage ! Dès demain, j’arrangerai tout ; pour l’instant, allez-vous-en chez le marchand, où vous voudrez… Ou, si vous voulez, revenez ce soir, mais je ne vous le conseillerai pas.

— Je m’en vais ! je m’en vais !… Mon Dieu ! vous me ressuscitez ! Mais encore une question : et si le prince ne meurt pas de sitôt ?

— Ah ! mon Dieu ! comme vous êtes naïf, mon cher Paul ! Mais il faut prier Dieu pour la santé de ce bon, cher et chevaleresque petit vieillard. Il faut de tout notre cœur lui souhaiter de longs jours ! Moi la première, jour et nuit, avec des larmes, je prierai pour le bonheur de ma fille ! Mais, hélas ! il semble que la santé du pauvre prince est bien chancelante ! D’ailleurs, il lui faudra visiter la capitale, mener Zina au bal, et je crains, oh ! comme je crains que cela ne l’achève ! Mais prions, mon cher Paul, et pour le resto remettons-nous-en à Dieu. Je vous bénis, mon ami. Espérez, patientez, soyez viril, surtout viril ! Je n’ai jamais douté de la noblesse de vos sentiments…

Elle lui serre fortement les mains, et Mozgliakov sort de la chambre sur la pointe des pieds.

— Enfin ! Je suis débarrassée d’un imbécile ! dit-elle d’un air triomphant. Aux autres maintenant !…

La porte s’ouvre et Zina entre. Elle est plus pâle que d’ordinaire ; ses yeux luisent d’un éclat fébrile.

— Maman, finissez vite ou je n’en pourrai plus tenir ; tout cela est si dégoûtant que je suis tentée de me sauver d’ici. Ne me faites pas souffrir davantage, ne m’irritez pas ! Toute cette boue me fait mal au cœur, entendez-vous ?

— Zina ! qu’as-tu, mon ange ?… Tu as écouté à la porte ! s’écrie Maria Alexandrovna en regardant fixement sa fille.

— Oui, j’ai écouté. N’allez-vous pas m’en faire honte, comme à cet imbécile ? Je vous jure que si vous continuez à me faire jouer un tel rôle dans cette honteuse comédie, je renoncerai à tout et je terminerai tout d’un mot. Sans doute je me suis résolue à la vilenie principale, mais je ne méconnaissais pas ; j’étouffe dans cette honte !…

Elle sort en faisant claquer la porte.

Maria Alexandrovna la suit du regard et reste songeuse.

« Hâtons-nous ! hâtons-nous ! C’est d’elle que tout dépend, elle est le plus grand danger, et si tous ces misérables continuent à se mettre entre nous, s’il y a des cancans, tout est perdu. Elle ne pourra tenir contre tant d’ennuis et se délivrera elle-même par un refus. Coûte que coûte et tout de suite, il faut emmener le prince à la campagne. J’y volerai d’abord moi-même, je prendrai mon mannequin de mari et je l’amènerai ici. Il faut bien qu’il serve à quelque chose ! Et quand l’autre s’éveillera, nous partirons. »

— Elle sonne.

— Eh bien ! les chevaux ? demande-t-elle au domestique qui entre.

— Ils sont prêts depuis longtemps, répond le domestique.

(Maria Alexandrovna a demandé ses chevaux en conduisant le prince dans sa chambre à coucher.)

Elle s’habille à la hâte et court chez Zina pour lui communiquer son plan et lui donner des instructions. Mais Zina ne veut pas l’entendre : elle est courbée, le visage dans son oreiller inondé de larmes ; elle arrache de ses blanches mains ses cheveux longs et magnifiques ; ses bras sont nus jusqu’au coude. Parfois, un frisson la secoue. Sa mère lui parle, sans que Zina consente à lever la tête.

Maria Alexandrovna insiste un instant, puis sort, très inquiète. Elle monte en voiture et ordonne de fouetter les chevaux.

« Le plus grand mal, pense-t-elle, c’est que Zina ait entendu ma conversation avec Mozgliakov. J’ai employé avec elle et avec lui presque les mêmes arguments ; elle est orgueilleuse et s’en est peut-être offensée… Hum ! surtout, surtout, il faut agir avant que rien s’ébruite. Quel malheur ! Et si, pour comble, j’allais ne pas trouver mon imbécile à la maison !… »

À cette pensée, une rage la prend, une rage qui ne présage rien de bon pour Aphanassi Matveïtch. Maria Alexandrovna s’agite avec impatience. Les chevaux vont au galop.

  1. Au revoir
  2. Façon de parler russe, pour : ma vie finie.