Le Renard/Neuvième Chant

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Le Renard (Reineke Fuchs)
Traduction par Édouard Grenier.
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (Collection J. Hetzel et Jamar) (p. 137-150).



NEUVIÈME CHANT.


Reineke était donc arrivé à la cour et pensait écarter les griefs qui le menaçaient. Mais, lorsqu'il vit tous ses ennemis réunis autour de lui, tous avides de vengeance et demandant sa mort, le cœur lui faillit; il se prit à douter; il n'en passa pas moins avec audace au milieu de tous les barons, Grimbert à ses côtés. Ils arrivèrent auprès du trône du roi; là, Grimbert lui dit à l'oreille: «Pas de timidité, Reineke, songez-y: le bonheur n'est pas fait pour les honteux; les audacieux recherchent le danger et s'y plaisent, ils s'en inspirent pour leur salut.» Reineke lui dit: «C'est la vérité; je vous remercie de tout mon cœur de cet admirable conseil, et, si jamais je rentre dans ma liberté, je vous en témoignerai ma gratitude.» Il regarda alors autour de lui; dans la foule se trouvaient beaucoup de ses parents, mais peu de protecteurs; il ne savait guère les ménager pour la plupart; car il en faisait des siennes aux loutres et aux castors, aux grands comme aux petits. Pourtant il aperçut encore assez d'amis dans la salle autour du roi.

Reineke s'agenouilla devant le trône et dit prudemment: «Que Dieu, qui sait tout et qui est tout-puissant, vous garde de tout mal, mon seigneur et roi, et vous aussi, madame, et donne à Vos Majestés la sagesse et la bonté, afin qu'elles discernent avec prudence le juste et l'injuste; car il y a maintenant bien de la fausseté parmi les hommes. Beaucoup paraissent au dehors ce qu'ils ne sont pas réellement; oh! si chacun avait écrit sur le front ce qu'il pense et si le roi pouvait le lire, on verrait bien que je ne mens pas et que je suis toujours prêt à vous servir! Il est vrai que des méchants m'accusent avec véhémence; ils voudraient bien me nuire et m'enlever vos bonnes grâces, comme si j'en étais indigne. Mais je connais l'ardent amour de la justice de mon roi, car jamais personne n'a pu le faire sortir du sentier du droit; et il en sera toujours ainsi.»

Toute l'assemblée se pressa et s'agita; chacun fut émerveillé de l'audace de Reineke; chacun voulait l'entendre; ses crimes étaient connus; comment pourrait-il échapper au châtiment?

«Scélérat de Reineke, dit le roi, toutes tes belles paroles ne te sauveront pas cette fois. Elles ne te serviront pas longtemps à te déguiser à force de mensonges et de fourberies, tu touches à ta fin; car ta fidélité, tu l'as prouvée par ta conduite avec le lapin et la corneille; cela seul suffirait. Mais tes trahisons sont écrites partout, toutes tes actions sont perfides et tortueuses, mais elles ne dureront pas longtemps; car la mesure est pleine. Ce sont mes dernières paroles.»

Reineke se dit: «Que va-t-il m'arriver? Ah! si j'étais seulement à la maison! quel moyen vais-je inventer? Quoi qu'il arrive, il faut que je franchisse ce pas; essayons tout.

Puissant roi, noble prince, dit-il, si vous pensez que j'aie mérité la mort, vous n'avez pas considéré l'affaire sous son bon côté; c'est pourquoi je vous prie de m'entendre avant tout; je vous ai toujours utilement conseillé; aux jours de détresse je suis resté près de vous, lorsque d'autres s'éclipsaient, qui se mettent entre nous maintenant pour me perdre, et profitent du moment où je suis éloigné. Vous pouvez, sire, décider ce qu'il vous plaira quand j'aurai parlé; si je suis déclaré coupable, il me faudra bien supporter mon sort. Vous avez peu songé à moi, tandis que je veillais avec le plus grand soin à la garde du pays. Croyez-vous donc que je serais venu à la cour, si j'eusse été coupable d'un grand ou d'un petit méfait? J'aurais évité soigneusement votre présence et celle de mes ennemis. Non, certainement, tous les trésors du monde ne m'auraient pas fait quitter ma forteresse pour venir ici; là, j'étais libre et sur mon terrain. Mais, comme je n'ai conscience d'aucun mal, je suis venu à la cour. J'étais justement occupé à faire sentinelle, lorsque mon neveu m'apporta l'injonction de me rendre ici. Je venais de méditer de nouveau sur les moyens de me relever de l'excommunication. J'ai conféré là-dessus avec Martin et il m'a promis devant Dieu de me délivrer de ce fardeau: «J'irai à Rome, m'a-t-il dit, je me charge entièrement de cette affaire; retournez à la cour, vous serez relevé de l'interdit.» Voyez! voilà le conseil que m'a donné Martin et il doit s'y entendre; car l'excellent évêque, le soigneur Sansraison, ne peut pas s'en passer; depuis cinq ans, il est son secrétaire pour les affaires contentieuses. Voilà comment je suis venu ici, où je trouve griefs sur griefs. Le lapin me calomnie; mais Reineke est présent maintenant: qu'il paraisse devant moi! car il est certes facile de se plaindre des absents, mais il faut entendre la contre-partie avant de porter un jugement définitif. Les hypocrites! cette corneille et ce lapin, ils n'ont pas eu à se plaindre de moi, par ma foi! car, avant-hier matin, de très-bonne heure, le lapin me rencontre et me salue; je venais de me placer sur le seuil de mon château et j'y récitais les prières du matin. Il me dit qu'il allait à la cour: «Dieu soit avec vous!» lui répondis-je; là-dessus, il se plaignit d'être las et affamé. Je lui demandai amicalement s'il voulait manger: «J'accepterai avec reconnaissance,» répliqua-t-il. «Je vous l'offre de tout mon cœur,» lui dis-je. J'entrai avec lui et lui servis sans retard des cerises et du beurre; le mercredi, je ne mange pas de viande. Et il se rassasiait avec du pain, du beurre et des fruits, lorsqu'entra mon fils, le plus petit, pour voir s'il ne restait rien sur la table, car les enfants aiment à manger, et le petit mit la patte dans le plat. Alors le lapin lui donna une tape sur la gueule et lui mit les dents et les lèvres tout en sang. Reinhart, mon autre petit, vit le coup et sauta à la gorge du lapin et se mit en devoir de venger son frère. Voilà ce qui est arrivé, ni plus ni moins; je me dépêchai d'accourir, je punis les enfants et je séparai avec peine les deux combattants. S'il a attrapé quelques mauvais coups, il n'a rien à dire; car il en avait mérité bien de l'autre; et, si j'avais eu mauvaise intention, mes petits tout seuls en seraient bien vite venus à bout. Et voilà comme il m'en récompense! Je lui ai arraché une oreille, dit-il: je l'ai reçu avec honneur et il en porte les marques. Plus tard, la corneille vint me trouver et se plaignit d'avoir perdu son épouse, qui serait morte d'indigestion pour avoir mangé un assez gros poisson avec toutes ses arêtes. Où cela est arrivé, c'est ce qu'il sait mieux que personne. Maintenant il prétend que je l'ai tuée, et c'est lui qui l'a tuée, et, si on le faisait déposer sérieusement, et qu'on me permît d'en faire autant, la corneille parlerait tout autrement. Car les oiseaux volent si haut, qu'il n'y a pas de sauts qui puissent les atteindre. Si quelqu'un veut m'accuser de pareils méfaits, qu'il ait au moins des témoins honnêtes et valides; car c'est ainsi que l'on procède contre un gentilhomme, et j'ai droit d'y compter. Mais, s'il ne s'en trouve pas, il y a un autre moyen. Me voici! je suis prêt à combattre en champ clos! que l'on désigne le jour et le lieu; qu'il se présente ensuite un digne champion, mon égal par la naissance et que chacun maintienne son droit; que l'honneur reste à celui qui l'aura gagné; c'est un droit qui est acquis depuis longtemps et je ne demande rien de plus.»

Tout le monde entendit avec la plus extrême surprise les paroles pleines de hauteur que Reineke venait de prononcer. La corneille et le lapin, saisis de frayeur, s'éclipsèrent sans oser souffler un seul mot. En s'en allant, ils disaient entre eux: «Il serait peu prudent de lui tenir tête. Nous aurions beau tout tenter, nous n'en viendrions pas à bout. Quels témoins avons-nous? Nous étions seuls avec le scélérat. En fin de compte, c'est toujours nous qui payerions les pots cassés. Que le bourreau lui fasse payer un jour tous ses crimes et le récompense comme il le mérite! Il nous offre le combat; nous pourrions nous en trouver mal. Vraiment, non, il n'y faut pas songer; car nous savons combien il est rusé, souple et perfide. Il ferait façon de cinq comme nous et encore le payerions-nous cher.»

Pour Isengrin et Brun, ils n'étaient pas à leur aise; ils virent avec déplaisir la fuite des deux accusateurs. Le roi dit: «S'il y a encore d'autres personnes qui aient des griefs, qu'elles viennent! nous les entendrons. Hier, il y en avait tant qui criaient; voici l'accusé, où sont-ils?» Reineke dit: «Il en est toujours ainsi; on accuse celui-ci et celui-là; et, lorsqu'ils se présentent, on se tient chez soi. Ces deux traîtres, la corneille et le lapin, auraient bien voulu m'humilier et me nuire; mais je leur pardonne; à peine je parais, ils se ravisent et s'enfuient. Comme je les ai confondus! vous voyez combien il est dangereux de prêter l'oreille aux calomniateurs de vos serviteurs qui sont éloignés. Ils faussent la loi et sont l'horreur des bons. Pour moi, cela me touche peu, c'est pour les autres que je le déplore.

— Écoute-moi, dit le roi, traître que tu es! Dis, qui t'a poussé à tuer si misérablement le fidèle Lampe, mon courrier ordinaire? Ne t'avais-je pas tout pardonné, quelque grands qu'eussent été tes crimes? Tu as reçu de mes mains la besace et le bâton de pèlerin; ainsi équipé, tu devais partir pour Rome et la terre sainte; je ne t'ai rien refusé et j'espérais que tu t'amenderais. Maintenant, pour commencer, tu as tué Lampe; puis tu fais de Bellyn un messager qui m'apporte sa tête dans la besace et me dit devant tout le monde qu'il m'apporte des lettres que vous avez écrites ensemble, et que c'est lui qui a tout conseillé, et je trouve dans la besace la tête du pauvre Lampe, ni plus ni moins. C'est un défi que vous m'avez jeté. J'ai gardé Bellyn en otage; il a perdu la vie; c'est à ton tour maintenant.» Reineke dit: «Qu'entends-je?... Lampe est-il mort? et ne dois-je plus voir Bellyn? Que vais-je donc devenir? Oh! pourquoi ne suis-je pas mort! Hélas! avec eux je perds le plus grand des trésors! car je vous envoyais par eux des joyaux, les plus beaux qu'il y ait au monde. Qui aurait jamais cru que le bélier tuerait Lampe et vous volerait ces trésors? Il faut donc se défier même où personne ne soupçonnerait des ruses et des dangers.»

Dans sa colère, le roi n'entendit pas tout ce que Reineke avait dit. Il se retira dans son appartement sans avoir saisi clairement ses dernières paroles; il était résolu à le punir de mort. Il trouva justement dans son appartement la reine avec dame Rückenau; la guenon était particulièrement chère au roi et à la reine; cette circonstance ne devait pas nuire à Reineke. Elle était instruite, sage et éloquente; partout où elle paraissait, elle faisait grand effet et recevait de grands honneurs. Elle remarqua la colère du roi et lui parla ainsi: « Sire, quand vous daignez me prêter l'oreille sur ma prière, vous ne vous en êtes jamais repenti, et, quand vous êtes courroucé, vous me pardonnez d'oser vous dire une parole de clémence. Veuillez donc m'entendre encore aujourd'hui, quoiqu'il s'agisse de quelqu'un de ma famille. Qui peut donc renier les siens? Reineke, malgré tout, est mon parent, et, si je dois avouer ce que je pense de sa conduite, j'ai la meilleure opinion de sa cause, puisqu'il se présente devant la justice. Son père, que votre père a comblé de faveur, a eu aussi beaucoup à souffrir des mauvaises langues et des calomniateurs. Mais il les a toujours confondus. Aussitôt qu'on approfondissait l'affaire, tout s'éclaircissait: ses envieux lui faisaient un crime même de ses services. C'est ainsi qu'il a toujours joui à la cour de plus de considération que Brun et qu'Isengrin: car il serait à désirer pour ces derniers qu'ils eussent su écarter aussi tous les griefs dont on les charge si souvent; mais ils n'entendent pas grand'chose à la loi, à en juger par leurs conseils et par leurs actions.»

Le roi lui répliqua: «Comment pouvez-vous être étonnée que j'en veuille à Reineke, ce brigand, qui vient de tuer Lampe, de séduire Bellyn, et qui, avec plus d'audace que jamais, nie tout et ose se vanter d'être un honnête et fidèle serviteur, tandis que tous ensemble l'accusent, avec des preuves qui ne sont que trop claires, d'avoir méprisé mon sauf-conduit et d'avoir pillé, volé tout le pays et mis à mort mes sujets? Non, je ne le souffrirai pas plus longtemps.» La guenon lui répliqua: «Certes, il n'est pas donné à tout le monde d'agir et de conseiller avec prudence en pareil cas, et celui qui réussit mérite toute confiance; mais les envieux cherchent à lui nuire secrètement; puis, quand ils sont en nombre, ils paraissent au grand jour. C'est ce qui est arrivé plus d'une fois à Reineke; mais ils n'effaceront pas le souvenir des sages conseils qu'il vous a donnés, lorsque tout le monde se taisait. Vous rappelez-vous (il n'y a pas longtemps de cela) quand l'homme et le serpent se présentèrent devant vous et que personne ne savait comment arranger ce procès? Reineke y parvint; et vous l'en avez complimenté devant tout le monde.»

Le roi répondit après un moment de réflexion: «Je me rappelle bien cette affaire, mais j'en ai oublié les détails; elle était embrouillée, il me semble. Si vous la savez encore, contez-la-moi, cela me fera plaisir.»

Et la guenon dit: «Puisque le roi l'ordonne, j'obéis. Il y a juste deux ans, un serpent comparut devant vous, sire, en se plaignant amèrement qu'un paysan ne voulait pas lui rendre justice, quoiqu'il eût été condamné déjà en deux instances. Il amena le paysan devant votre cour de justice et exposa l'affaire avec beaucoup de vivacité: le serpent, en voulant passer à travers une haie, s'était pris dans un lacet qui y était tendu; le nœud se resserra et le serpent allait y périr, lorsque, par bonheur pour lui, un voyageur vint à passer; dans sa détresse il lui cria: «Prends pitié de moi, délivre-moi, je t'en supplie!» L'homme lui dit: «Je veux bien te délivrer, car tu me fais pitié; mais jure-moi auparavant de ne pas me faire de mal.» Le serpent ne demanda pas mieux, jura par ce qu'il y a de plus sacré de ne faire aucun mal à son libérateur, et l'homme le dégagea. Ils marchèrent ensemble un bout de chemin; le serpent commença à souffrir de la faim, il se jeta sur l'homme et voulut le dévorer; le malheureux ne lui échappa qu'à grand'peine. «Voilà donc mon salaire et la reconnaissance que j'ai méritée, s'écria l'homme. N'as-tu donc pas juré par ce qu'il y a de plus sacré?» Le serpent lui dit: «Ce n'est pas ma faute; c'est la faim qui m'y pousse; nécessité n'a pas de loi, je suis dans mon droit.» L'homme lui répliqua: «Épargne-moi jusqu'à ce que nous arrivions auprès de gens qui nous jugeront impartialement.» Et le serpent dit: «Je patienterai jusque-là.» Ils continuèrent leur chemin et trouvèrent de l'autre côté de l'eau le corbeau Tirebourse avec son fils. Le serpent les appela et leur dit: «Venez et écoutez!» Le corbeau écouta gravement l'affaire et décida sur-le-champ qu'il fallait manger l'homme; il espérait en attraper un morceau. Le serpent ne se sentit pas de joie: «J'ai gagné, dit-il, personne n'a rien à y redire.— Non, répliqua l'homme, je n'ai pas entièrement perdu: est-ce à un brigand à me condamner à mort? est-ce à un seul à décider? J'en appelle suivant la procédure; portons l'affaire devant un tribunal de quatre ou de dix personnes.— Allons,» dit le serpent. Ils allèrent, rencontrèrent le loup et l'ours, et tous se réunirent. L'homme avait tout à craindre; car il y avait quelque danger à se trouver un contre cinq et avec de pareils personnages; car il avait autour de lui le serpent, le loup, l'ours et les deux corbeaux. Il avait assez peur; car le loup et l'ours ne furent pas longtemps sans rendre ainsi leur jugement: «Le serpent peut tuer l'homme; la faim ne reconnaît pas la loi: la nécessité délie de tout serment.» Le voyageur fut dans une grande détresse; car ils en voulaient tous à sa vie. Le serpent avec un sifflement horrible se jeta sur lui en lui lançant son venin; le pauvre homme l'esquiva avec terreur. «C'est une grande injustice que tu commets, lui cria-t-il; qui est-ce qui t'a rendu maître de ma vie?— Tu l'as entendu, répliqua le serpent, les juges en ont décidé deux fois et deux fois tu as perdu.» L'homme répondit: «Ce sont des voleurs et des assassins; je ne les reconnais pas pour juges. Allons trouver le roi; quelle que soit sa décision, je l'accepte; je serai bien malheureux, si je perds encore, mais je m'y soumettrai.» L'ours et le loup lui dirent en raillant: «Tu n'as qu'à essayer, le serpent gagnera, il ne demande pas mieux.» Car ils pensaient que tous les seigneurs de la cour jugeraient comme eux et ils reprirent gaiement leur chemin avec le voyageur. Ils comparurent tous devant vous, le serpent, le loup, l'ours et les deux corbeaux. Le loup comparut même en trois personnes; il avait pris avec lui ses deux enfants, l'un Ventrevide et l'autre l'Insatiable. Ces deux derniers donnaient fort à faire à l'homme; ils étaient venus pour prendre aussi leur part, car ils sont très-gloutons, et alors ils hurlèrent devant vous avec une grossièreté si insupportable, que vous fites chasser de la cour ces deux lourdauds.

«L'homme en appela à Votre Majesté; il raconta comment le serpent avait voulu le tuer, malgré le bienfait rendu et son serment qu'il oubliait. Il implorait protection: de son côté, le serpent ne niait rien; il ne faisait valoir que la nécessité toute-puissante de la faim, qui ne connaît pas de loi. Sire, votre embarras était grand; l'affaire vous semblait bien épineuse et bien difficile à décider en bonne justice, car il paraissait dur de condamner l'homme, qui s'était montré bon et secourable; mais, d'un autre côté, vous pensiez à la faim si terrible. Vous convoquâtes votre conseil. L'opinion de la plupart n'était pas favorable à l'homme; car ils pensaient prendre leur part du festin du serpent. Votre Majesté fit mander Reineke; car tous les autres parlaient beaucoup sans pouvoir vider le procès selon le droit. Reineke vint, et se fit rendre compte de l'affaire; c'est à lui que vous remîtes le jugement à prononcer et sa décision devait être sans appel. Reineke dit après une réflexion: «Je trouve, avant tout, nécessaire de visiter les lieux, et, quand je verrai le serpent pris au lacet comme l'a trouvé le paysan, alors je prononcerai le jugement.» On lia donc le serpent dans la haie à la même place. Reineke dit alors: «Les voilà donc tous les deux dans l'état où ils se trouvaient avant le procès et aucun des deux n'a gagné ni perdu; maintenant la justice va se montrer d'elle-même. Car, si l'homme le veut, il peut encore délivrer le serpent; sinon, il n'a qu'à le laisser; quant à lui, il est libre de continuer son chemin et d'aller à ses affaires. Comme le serpent s'est montré ingrat et perfide, l'homme est bien libre dans son choix. Cela me paraît la véritable justice; que celui qui en sait une meilleure nous le dise.» Ce jugement plut alors à tout le monde, à vous, sire, et à vos conseillers; le paysan vous remercia et chacun vanta la sagesse de Reineke, la reine toute la première. On remit bien des choses sur le tapis à ce sujet; on dit qu'Isengrin et Brun convenaient mieux à la guerre; qu'ils étaient craints au loin; qu'ils aimaient à se trouver au pillage; qu'ils étaient grands, forts et vaillants; on ne pouvait pas le nier; mais qu'au conseil ils manquaient souvent de la prudence nécessaire: car ils ont l'habitude de se fier à leur force; une fois en campagne, quand il faut se mettre à l'œuvre, tout cloche furieusement. On ne peut pas être plus vaillant qu'ils ne le sont à la maison: à l'armée, ils aiment beaucoup à rester en embuscade. Quand il s'agit de frapper fort, ils sont aussi bons que d'autres. Les loups et les ours ruinent le pays; peu leur importe à qui est la maison que la flamme dévore, pourvu qu'ils se chauffent au brasier; ils ne prennent pitié de personne, pourvu que leurs gosiers se remplissent. Ils avalent les œufs et en laissent les coquilles aux pauvres diables, et ils croient avoir partagé en honnêtes gens. Reineke, au contraire, est sage et de bon conseil, ainsi que toute sa famille, et, s'il a péché, sire, c'est qu'il est de chair et d'os. Mais jamais un autre ne vous conseillera aussi bien. Pardonnez-lui donc, je vous en prie.»

Le roi lui répondit: «Cela mérite réflexion. L'affaire se passa comme vous venez de le raconter, le serpent fut puni. Mais Reineke n'en demeure pas moins au fond un fripon incorrigible. Si l'on contracte un traité d'alliance avec lui, on est toujours sa dupe à la fin; car il se tire d'affaire avec tant de ruse! qui peut lui tenir tête? Le loup, l'ours, le chat, le lapin et la corneille ne sont pas de force. Il finit toujours par les jouer. Il ôte à l'un l'oreille, à l'autre l'œil, au troisième la vie; vraiment, je ne sais pas comment vous pouvez parler en faveur de ce méchant et prendre sa cause en main.

— Sire, répliqua la guenon, je ne peux pas le cacher; il est de race noble et sa famille est nombreuse, veuillez le considérer.»

Le roi se leva alors et quitta l'appartement de la reine; toute la cour était réunie et l'attendait; il vit autour de lui les plus proches parents de Reineke qui étaient venus en grand nombre pour protéger leur cousin; il serait difficile d'en faire le dénombrement. Il considéra toute cette grande famille d'un côté, et, de l'autre, les ennemis de Reineke: la cour semblait partagée en deux camps.

Le roi dit alors: «Écoute-moi, Reineke! peux-tu te laver des crimes que tu as commis en tuant, avec l'aide de Bellyn, mon fidèle Lampe et en m'envoyant sa tête dans la besace, comme si c'était des lettres? Vous l'avez fait pour m'insulter; j'ai déjà puni Bellyn; le même sort t'attend.

— Malheur à moi! s'écria Reineke. Pourquoi ne suis-je pas mort! Écoutez-moi, et qu'il en soit ce que vous voudrez: si je suis coupable, tuez-moi sur-le-champ, aussi bien je ne pourrai jamais sortir de peine et de détresse; je suis un homme perdu. Car ce traître de Bellyn m'a ravi les plus grands trésors que jamais un mortel ait vus. Hélas! ils coûtent la vie à Lampe! Je les avais confiés à tous deux, mais Bellyn s'est emparé de tous ces joyaux. Encore, si on pouvait les retrouver à force de recherches! mais, je le crains, personne ne les trouvera; ils resteront perdus à jamais!»

La guenon répliqua. «Pourquoi désespérer? S'ils sont sur la terre, tout espoir n'est pas perdu. Nous chercherons du soir au matin et nous interrogerons avec soin prêtres et laïques; mais dites-nous comment étaient ces trésors?»

Reineke dit: «Ils étaient si précieux, que nous ne les retrouverons jamais; celui qui les possède les gardera certainement. Comme dame Ermeline va se désoler à cette nouvelle! Elle ne me le pardonnera jamais; car elle m'avait conseillé de leur confier ces précieux joyaux. Maintenant, on m'accable de faussetés et l'on m'accuse; mais je maintiens mon droit; j'attends mon jugement, et, si je suis absous, je voyagerai par tous pays pour retrouver ces trésors, quand je devrais y perdre la vie!»