Le Renard/Huitième Chant

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Le Renard (Reineke Fuchs)
Traduction par Édouard Grenier.
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (Collection J. Hetzel et Jamar) (p. 123-134).


HUITIÈME CHANT.


Grimbert et Reineke s’en allèrent donc ensemble à travers la bruyère, en droite ligne vers le château du roi. Reineke dit: «Advienne que pourra! cette fois j’ai un pressentiment que mon voyage aura les meilleurs résultats. Mon cher neveu, écoutez-moi: depuis la dernière fois que je me suis confessé à vous, je suis retombé dans plus d’un péché. En voici de grands, de petits et ceux que j’avais oubliés l’autre fois. J’ai su me faire une besace avec un morceau de la peau de l’ours; le loup et la louve ont dû me donner leurs souliers; voilà comment je me suis vengé. C’est à force de mensonges que j’obtins tout cela; je sus exciter la colère du roi et je l’ai indignement trompé; car je lui fis un conte et lui ai inventé des trésors imaginaires. Ce n’était pas encore assez: je mis à mort Lampe et je chargeai Bellyn de porter la tête de la victime; le roi se mit en colère contre lui et c'est lui qui a payé pour moi. Quant au lapin, je l'ai vivement serré derrière les oreilles jusqu'à l'étouffer, mais j'eus le chagrin de le voir échapper. Je dois aussi l'avouer, la corneille ne se plaint pas à tort; j'ai mangé sa femme. Voilà mes méfaits depuis ma confession. Mais alors j'en ai oublié un que je vais vous raconter: c'est une friponnerie qu'il faut que vous sachiez; car je n'aimerais pas m'en charger la conscience; je l'ai mise autrefois sur le compte du loup. Nous allions une fois ensemble entre Hackys et Elverdingen; nous vîmes de loin une jument avec son poulain, noirs comme un corbeau l'un et l'autre; le poulain pouvait avoir quatre mois. Isengrin, qui était tourmenté par la faim me dit: «Demande donc à la jument si elle veut nous vendre son poulain, et à quel prix.» Alors j'allai près d'elle et je tentai l'aventure. «Chère dame jument, lui dis-je, ce poulain est à vous, à ce que je vois; voudriez-vous bien le vendre? J'aimerais à le savoir.— Si vous le payez bien, répondit-elle, je puis m'en défaire. Quant au prix que j'en veux, vous pouvez le lire, il est écrit sur mon pied de derrière.» Je compris ce que cela voulait dire et je repartis: «Je dois vous l'avouer, je ne sais pas lire et écrire comme je le désirerais. D'ailleurs, ce n'est pas moi qui ai envie de votre enfant; c'est Isengrin qui m'a envoyé, car c'est lui qui voudrait vider cette affaire.— Qu'il vienne donc! répliqua-t-elle; je vais le lui apprendre.» Et je retournai près d'Isengrin, qui m'attendait. Si vous voulez vous rassasier, lui dis-je, vous n'avez qu'à vous approcher; la jument vous donne le poulain: le prix en est écrit sur son sabot de derrière. «Vous n'avez qu'à le regarder, m'a-t-elle dit; mais, à mon grand chagrin, j'ai dû manquer maintes excellentes occasions parce que je n'ai pas appris à lire et à écrire. Essayez-le, vous, mon oncle, et regardez ce qui est écrit; vous le comprendrez peut-être. Isengrin dit: «Pourquoi ne le lirais-je pas? Ce serait un peu fort! je comprends l'allemand, le latin, le welche, et même le français: car j'ai fait mes études à Erfurt; j'ai passé mes examens de droit; j'ai fait ma licence en règle et je lis toutes les écritures, comme si c'était mon nom; aussi je ne serai pas embarrassé en ce moment. Restez là! je m'en vais lire cette écriture, nous allons voir!» Et il alla et dit à la jument: «Combien le poulain? Faites un prix raisonnable!» Elle répondit: «Vous n'avez qu'à lire la somme; elle est écrite sur mon pied de derrière.— Voyons,» repartit le loup. Elle dit: «Faites!» et elle leva le pied; il venait d'être ferré de six clous; elle le frappa juste et en plein! car elle atteignit le loup à la tête; il tomba à la renverse et resta comme mort. La jument détala de son mieux. Le loup resta évanoui assez longtemps. Au bout d'une heure, il revint à lui et se mit à hurler comme un chien. Je m'approchai de lui et lui dis: «Mon cher oncle, où est la jument? le poulain avait-il bon goût? Vous êtes rassasié et vous m'avez oublié: cela n'est pas bien; c'est moi qui vous ai servi de messager; vous vous êtes mis à dormir après le repas. Dites-moi qu'est-ce qu'il y avait d'écrit sous le pied de la jument? car vous êtes un grand savant!— Ah! répliqua-t-il, avez-vous bien le cœur de railler? Comme je suis arrangé cette fois-ci! Un rocher aurait pitié de moi: que le diable emporte la jument aux longues jambes! son pied était garni d'un fer avec des clous neufs; c'était le chiffre écrit; j'en ai six blessures dans la tête.» À peine s'il en réchappa. J'ai maintenant tout confessé, mon cher neveu, pardonnez-moi toutes ces œuvres coupables. Il est difficile de savoir ce qu'il m'adviendra à la cour; en tout cas, j'ai soulagé ma conscience et je me suis purgé de mes péchés. Dites-moi maintenant ce que je dois faire pour m'amender afin de revenir en état de grâce.»

Grimbert dit: «Je vous retrouve chargé de nouveaux péchés. Mais les morts ne peuvent pas revenir à la vie; certes, il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas morts. Mais, mon cher oncle, en considération de la circonstance terrible où vous êtes et de la mort prochaine qui vous menace, je veux bien vous absoudre de vos péchés en ma qualité de serviteur de Dieu, car vos ennemis vont vous attaquer sans merci, je crains tout; on ne vous pardonnera pas surtout l'envoi de la tête du lièvre. Avouez-le, ce fut une grande témérité que cette insulte au roi et cela vous nuira plus que votre étourderie ne l'a pensé.

— Nullement, répliqua le renard. Je dois vous le dire; c'est une singulière affaire que le monde et sa morale; on ne peut pas être un saint comme au couvent, vous le savez bien. Celui qui vend du miel, se lèche les doigts de temps en temps. Lampe m'a tenté on ne peut plus; il gambadait çà et là devant mes yeux, sa petite personne toute grassouillette me plut et je mis toute affection de côté. C'est ainsi que je fis pâtir aussi Bellyn. À eux le mal, à moi le péché; mais aussi ces animaux sont si lourds, si grossiers et si stupides en toute chose! Il m'eût fallu encore faire des cérémonies! Je n'en avais guère l'envie. Je venais d'échapper à grand'peine à la cour et à la potence, et je leur enseignai maintes choses, mais sans profit. Certainement chacun devrait aimer son prochain, je dois l'avouer; cependant j'ai fait peu de cas de ceux-ci, mais ceux qui sont morts sont morts, vous l'avez dit vous-même. Parlons d'autre chose. Nous vivons dans des temps dangereux; car que se passe-t-il de haut en bas? On ne souffle plus un mot; pourtant nous n'en pensons pas moins, nous autres. Le roi pille tout comme les autres, nous le savons; ce qu'il ne prend pas lui-même, il le fait prendre par des ours et des loups, et il croit qu'il en a le droit. Il ne se rencontre personne qui ose lui dire la vérité, tellement le mal a pénétré partout. Ni confesseur, ni chapelain; ils se taisent! Pourquoi? Parce qu'ils en prennent leur part, n'y aurait-il qu'une soutane à gagner; et puis que l'on vienne s'en plaindre! On ferait aussi bien de prendre la lune avec ses dents, ce serait peine perdue et le plaignant fera bien de choisir un autre métier. Car ce qui est pris est pris et l'on peut dire adieu à ce qui est tombé sous la patte d'un puissant; on écoute peu la plainte et elle fatigue à la longue. Notre maître est le lion, et il croit de sa dignité de tout prendre pour lui. Il nous appelle d'ordinaire ses gens; dans le fait, ce qui est à nous me fait l'effet d'être à lui. Vous le dirai-je, mon neveu? le roi aime surtout les gens qui viennent à lui les mains pleines et qui font tout ce qu'il veut; on ne le voit que trop clairement. La rentrée du loup et de l'ours au conseil coûtera cher à plus d'un; ils volent et pillent; le roi les aime; chacun le voit et se tait, et pense que son tour viendra. Il y en a plus de quatre de la sorte aux côtés du roi, les plus grands seigneurs et les plus distingués de la cour. Quand un pauvre diable comme Reineke prend par hasard un petit poulet, ils se jettent tous sur lui, le poursuivent, le saisissent et le condamnent à mort à l'unanimité. On se débarrasse ainsi des petits voleurs, les grands ont de l'avance; ils gouvernent le pays et les châteaux.

»Voyez-vous, mon neveu, quand je vois tout cela et que je réfléchis là-dessus, alors, ma foi, je joue aussi mon jeu et je me dis souvent: Il ne doit pas y avoir de mal à cela puisque tout le monde agit ainsi! Il est vrai que la conscience se remue par moment, et me montre de loin la colère céleste et le jugement dernier, et me fait penser à ma fin; si petit qu'il soit, le bien mal acquis doit se rendre. Et alors j'ai des remords dans mon cœur; mais cela ne dure pas longtemps. Oui, à quoi cela te servirait-il d'être le meilleur? Les meilleurs n'en sont pas moins peu respectés par le peuple dans ces temps-ci; car la foule sait s'enquérir de tout, elle n'épargne personne, elle invente ceci et cela. Il y a peu de bien dans le menu peuple et vraiment il y a bien peu de citoyens qu'on puisse appeler justes et bons: car ils ne font que dire du mal; ils savent pourtant le bien qu'il y a à dire des seigneurs grands et petits; mais ils le taisent et rarement il en est question. Ce que je trouve de plus triste, c'est l'illusion qu'ont les hommes de croire que chacun dans l'orgueil de sa volonté pourrait gouverner et juger le monde. Si chacun mettait à la raison sa femme et ses enfants, et savait réfréner l'insolence de ses domestiques, on pourrait, lorsque les fous prodiguent tout, goûter une heureuse médiocrité. Mais comment le monde pourrait-il s'améliorer? chacun se permet tout et veut corriger les autres par la force, et nous tombons de plus en plus dans l'abîme du mal. Des non-sens, le mensonge, la trahison, le vol, les faux serments, le brigandage et l'assassinat, on n'entend pas parler d'autre chose; des faux prophètes et des hypocrites trompent indignement les hommes. Tout le monde vit ainsi, et, quand on veut les exhorter à changer, ils le prennent légèrement et vous répondent: «Eh! si le péché était aussi lourd et aussi grand qu'on nous l'a prêché, ici et là, le prêtre serait le premier à l'éviter.» Ils s'excusent ainsi par le mauvais exemple et ressemblant tout à fait aux singes qui, nés pour imiter sans choix et sans raison, s'attirent une correction sévère. Il est vrai que les ecclésiastiques devraient mieux se conduire; ils pourraient faire bien des choses à condition de les faire secrètement; mais ils ne nous ménagent guère, nous autres laïques, et font tout ce qui leur plaît devant nous, comme si nous étions aveugles; mais nous le voyons trop clairement, les vœux qu'ils ont faits plaisent aussi peu à ces messieurs qu'ils plaisent beaucoup aux pécheurs amoureux des œuvres mondaines. Ainsi, par delà les Alpes, les prêtres ont ordinairement chacun une maîtresse; de même, dans nos provinces, il n'y en a guère moins qui ne commettent ce péché. On m'a même dit qu'ils ont des enfants comme les personnes mariées; et ils n'épargnent ni soins ni zèle pour les mettre au pinacle. Ceux-ci ne pensent nullement à leur origine, ne cèdent le pas à personne, passent fiers et droits comme s'ils étaient d'une race noble et pensent que tout cela est légitime. Autrefois on ne tenait pas tant de compte de ces enfants de prêtres; maintenant, on les appelle tous dames et seigneurs. Vraiment, l'argent est tout-puissant. On aura peine à trouver des principautés où les prêtres ne lèvent pas des impôts et ne mettent à profit les villages et les moulins. Ce sont eux qui pervertissent le monde, la commune apprend à faire mal; car où le prêtre possède, tout le monde pèche et un aveugle entraîne un autre loin du bien. Qui remarque les bonnes œuvres des prêtres pieux et comme ils édifient la sainte Église par leur bon exemple? qui les prend pour modèle? On se fortifie dans le mal, au contraire. Voilà ce qui se passe dans le peuple; comment le monde deviendrait-il meilleur?

»Mais écoutez-moi encore. Quand un enfant n'est pas légitime, qu'y peut-il faire? Il n'a qu'à se tenir tranquille, car voilà tout ce que je veux dire, comprenez-moi bien. Quand donc un bâtard se conduit humblement et n'irrite pas les autres par sa vanité, cela ne saute pas aux yeux et l'on aurait tort de gloser sur ces gens-là. Ce n'est pas la naissance qui nous fait noble et bon; on ne peut pas nous en faire une honte. C'est le vice et la vertu qui distinguent les hommes. On honore, et avec raison, des ecclésiastiques bons et bien instruits, mais les mauvais donnent un mauvais exemple. Quand un de ceux-ci prêche les meilleures choses, les laïques se prennent à dire: «Il dit le bien et fait le mal; lequel des deux choisir?» Il ne sert pas l'Église non plus, il a beau prêcher: «Imposez-vous et bâtissez des églises, je vous le conseille, mes chers frères, si vous voulez gagner des grâces et des indulgences!» C'est ainsi qu'il termine tous ses sermons, et sa contribution est bien mince, nulle même. S'il n'y avait que lui, l'église tomberait en ruine. Car il ne s'inquiète que de vivre le mieux du monde, de se parer de vêtements précieux et de se nourrir de mets délicats. Quand il s'est ainsi préoccupé outre mesure des choses de ce monde, comment pourra-t-il prier et chanter la messe? Un bon prêtre est journellement et à toute heure voué assidûment au service du Seigneur. Il ne songe qu'à faire le bien; il est utile à la sainte Église: il sait guider les laïques, par le bon exemple sur le chemin du salut jusqu'à la porte. Mais je connais aussi ceux qui sont des hypocrites; ils ne font que bavarder et criailler pour l'apparence, et recherchent toujours les riches; ils savent flatter et aiment par-dessus tout à se faire inviter. Si l'on en convie un à sa table, le second vient aussi; il en vient même encore deux ou trois. Au couvent, celui qui sait bien parler, on l'élève en dignité, il devient lecteur, custode ou prieur; les autres sont mis de côté. Les plats sont inégalement servis; car il y en a qui passent la nuit dans le chœur à chanter, à lire, autour des tombeaux, tandis que les autres ont du bon temps, du repos, et mangent les meilleurs morceaux. Et les légats du pape, les abbés, les prieurs, les prélats, les béguines et les moines, qu'il y aurait à dire là-dessus! partout la devise est: Donnez-moi le vôtre et laissez-moi le mien. On en trouverait bien peu, pas sept peut-être, qui mènent une sainte vie, suivant la règle de leur ordre. Voilà comment l'état ecclésiastique est faible et défectueux.

— Mon oncle, dit le blaireau, je trouve étrange que vous confessiez les péchés d'autrui. À quoi cela vous servira-t-il? Il me semble que vous avez assez des vôtres. Dites-moi, mon oncle, qu'avez-vous à vous tourmenter de l'état ecclésiastique, de ceci et de cela? Que chacun porte son fardeau, que chacun réponde de la manière dont il remplit les devoirs de son état; personne ne pourra se soustraire, ni jeunes ni vieux, dans le siècle ou bien dans le cloître, vous parlez trop de toutes sortes de choses et vous pourriez m'induire en erreur à la fin. Vous savez parfaitement le train du monde et l'arrangement de toutes les choses; personne ne ferait un meilleur prêtre. Je devrais venir, avec d'autres ouailles, me confesser près de vous, écouter votre enseignement et puiser à votre sagesse; car, je dois l'avouer, la plupart d'entre nous sont lourds et grossiers et en auraient bien besoin.»

Quand ils approchèrent de la cour, Reineke dit: «Le sort en est jeté!» et il prit son courage à deux mains. Ils rencontrèrent Martin le singe, qui se mettait en route pour Rome; il les salua tous deux. «Mon cher oncle, prenez courage,» dit-il au renard. Et il l'interrogea sur ce qui lui était arrivé, quoique l'affaire lui fût parfaitement connue.

Reineke lui dit: «J'ai été accusé de nouveau par quelques fripons, je ne sais trop qui, mais il y a surtout la corneille et le lapin; l'un a perdu sa femme, l'autre son oreille. Que m'importe cela? Si je pouvais seulement parler au roi en particulier, ils s'en ressentiraient tous les deux. Mais ce qui me gêne le plus, c'est que je suis encore sous le coup de l'excommunication papale. Et, dans cette affaire, c'est le prieur qui a la haute main, il est tout-puissant près du roi. J'ai encouru cette excommunication pour Isengrin, qui s'est fait moine dans le temps au couvent d'Elkmar et qui a jeté le froc aux orties; il me jurait qu'il ne pouvait plus vivre ainsi, que la règle était trop sévère, qu'il ne pouvait pas jeûner si longtemps ni prier toujours. Alors je l'aidai à s'échapper. J'en suis au regret; car il me calomnie maintenant auprès du roi et cherche continuellement à me nuire. Je devrais aller à Rome; mais dans quel embarras laisserais-je les miens à la maison! car Isengrin ne manquera pas de les maltraiter, partout où il les trouvera. Puis il y en a tant d'autres qui me veulent du mal et s'attaquent aux miens! Si j'étais délivré de mon excommunication, ma vie serait bien plus facile, je tenterais plus à l'aise de refaire fortune à la cour.»

Martin répliqua: «Je puis vous aider; cela se trouve bien! je m'en vais de ce pas à Rome et je vous y servirai avec adresse; je ne vous laisserai pas opprimer! Comme secrétaire de l'évêque, il me semble que je connais cette besogne. Je ferai en sorte que l'on cite le prieur à Rome, c'est moi qui le combattrai. Voyez-vous, mon oncle, je me charge de l'affaire et je saurai la mener à bonne fin. Je ferai prononcer le jugement; à coup sûr, vous aurez l'absolution, je vous la rapporterai; vos ennemis n'auront pas de quoi s'en réjouir et ils perdront leurs peines et leur argent. Car je connais la marche des affaires à Rome et je sais ce qu'il y a à dire et à taire. Il y a là mon oncle Simon, qui est puissant et considéré; il est tout au service des bons payeurs; puis Friponneau, voilà un protecteur! et le docteur Prendtout et d'autres encore, Tiremanteau et Belletrouvaille sont tous de mes amis. J'envoie d'avance mon argent; car, voyez-vous, là, c'est la meilleure manière de se faire connaître. Ils parlent bien de jugements et de citations; mais ils n'en veulent qu'à l'argent. Et, quand l'affaire serait encore plus tortueuse, je la redresserais en payant bien. Apportes-tu de l'argent, tu trouves bon accueil; te manque-t-il, les portes se referment. Restez donc tranquillement au pays, mon oncle; je me charge de votre affaire, je trancherai le nœud. Rendez-vous à la cour; vous y trouverez dame Rückenau, ma femme; le roi et la reine l'aiment beaucoup. Elle a l'intelligence prompte. Parlez-lui; elle est de bon conseil et aime à s'employer pour ses amis. Vous trouverez là plusieurs parents. Il ne suffit pas toujours d'avoir raison. Vous trouverez près d'elle ses deux sœurs, nos trois enfants, et d'autres parents encore, prêts à vous servir, si vous le désirez. Si l'on vous refuse justice, je vous ferai voir ce que je puis faire. Si l'on vous opprime, faites-le moi savoir rapidement! Et je ferai mettre l'interdit sur le royaume, sur le roi, sur les femmes, les hommes et les enfants; il ne sera plus permis de chanter, de dire la messe, de baptiser, d'enterrer. Quoi qu'il arrive, fiez-vous-en à moi là-dessus, mon oncle! le pape est vieux et malade, il ne s'occupe pas des affaires ou en tient peu de compte. C'est le cardinal Immodéré qui a tout pouvoir à la cour; il est jeune, vigoureux, plein de résolution. Il aime une femme de ma connaissance; elle lui remettra une requête. Elle vient toujours à bout de ce qu'elle veut. Son secrétaire, Jean Partie, qui connaît mieux que personne les monnaies anciennes et nouvelles; puis son camarade Lécouteur, qui est un homme du monde; et le notaire Versoreck, bachelier des deux droits, et qui, s'il y reste encore un an, sera consommé dans les écritures pratiques; je les connais tous. Il y a encore deux juges qui s'appellent Moneta et Penarius; quand ils ont décidé, c'est décidé. Voilà quelles sont les ruses et les intrigues que l'on pratique à Rome, à l'insu du pape. Il faut se faire des amis! car c'est par leur moyen que l'on obtient l'absolution de ses péchés et que les peuples sont relevés de l'interdit. Reposez-vous là-dessus, mon très-digne oncle! car le roi sait depuis longtemps que je ne vous laisserai pas périr; j'ai pris votre cause en main et je la ferai triompher. Qu'il songe, en outre, que beaucoup de seigneurs, et de ses meilleurs conseillers, sont alliés aux singes et aux renards. Cela ne vous nuira pas, quoi qu'il arrive.»

Reineke lui dit:» Vous me consolez infiniment; comptez sur ma reconnaissance, si je me tire d'affaire cette fois-ci.» Ils se firent leurs adieux. Reineke continua son chemin et, sans autre escorte que Grimbert le blaireau, s'en alla à la cour du roi, où l'on était bien mal disposé pour lui.