Le Renard/Septième Chant

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Le Renard (Reineke Fuchs)
Traduction par Édouard Grenier.
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (Collection J. Hetzel et Jamar) (p. 107-119).


SEPTIÈME CHANT.


La cour devint alors un lieu de plaisir et de magnificence; maint chevalier s'y rendit; à tous les animaux rassemblés vinrent se joindre d'innombrables oiseaux, et tous ensemble comblèrent de respect Brun et Isengrin, qui oublièrent leurs souffrances, en se voyant fêtés par la meilleure compagnie qui ait jamais été réunie. Les trompettes et les timbales résonnaient, et l'on se livrait à la danse avec ces belles manières qu'on ne trouve qu'à la cour; tout avait été prodigué de ce que l'on pouvait désirer. On envoya messagers sur messagers pour porter des invitations; oiseaux et quadrupèdes se mirent en route. On les voyait, paire par paire, voyager de jour et de nuit et se hâter d'arriver. Pour Reineke, le faux pèlerin, il était aux aguets dans sa maison; il ne songeait guère à aller à la cour; il n'y comptait pas sur un bon accueil. Suivant sa coutume, ce que le drôle préférait, c'était de jouer ses tours. Et la cour résonnait des chants les plus mélodieux; on offrait sans relâche à boire et à manger aux invités. On se livrait aux jeux du tournoi et de l'escrime. Chacun s'était réuni à ses pareils; on dansait, on chantait au son des pipeaux et des chalumeaux. Le roi regardait avec affabilité du haut de son estrade; cette grande réunion lui plaisait, et il voyait cette foule avec joie.

Huit jours étaient déjà écoulés; le roi venait de se mettre à table avec ses premiers barons; la reine était à ses côtés, lorsque le lapin parut devant le roi, tout couvert de sang, et dit avec tristesse:

«Sire, et vous tous, prenez pitié de moi! car rarement vous aurez entendu le récit d'une trahison plus perfide et plus meurtrière que celle dont Reineke vient de me faire la victime. Hier matin, il pouvait être six heures, je le trouvai assis devant sa porte: je descendais le chemin qui passe devant Malpertuis; je pensais m'en aller en paix. Il était habillé comme un pèlerin, dans l'attitude d'un homme qui lirait ses prières. Je voulus passer rapidement pour me rendre à votre cour. Quand il me vit, il se leva soudain et vint au-devant de moi; je pensais que c'était pour me saluer: mais il me saisit avec ses pattes comme pour m'étrangler; je sentis ses griffes derrière mes oreilles. Je crus vraiment que j'étais un homme mort; car elles sont longues et dignes, ses griffes. Il me jeta par terre. Par bonheur, je me dégageai, et, grâce à la légèreté de ma course, je pus me sauver. Il me poursuivit en grondant et jura de me retrouver. Je me tus et m'enfuis; mais, hélas! je lui ai laissé une de mes oreilles et j'arrive la tête en sang; regardez! j'y ai quatre trous. Songez donc! il m'a frappé avec tant d'impétuosité, que je suis presque resté sur le coup. Maintenant, voyez ma détresse, voyez le cas qu'il fait de vos saufs-conduits! Qui peut voyager? qui peut se rendre à votre cour, lorsque le brigand tient la grand'route et attaque tout le monde?»

Il finissait à peine, lorsque la bavarde corneille Merknau se mit à dire: « Sire, je vous apporte une triste nouvelle; je ne suis guère en état de parler, tant j'ai de peur et de chagrin! je crains que cela ne me brise encore le cœur; oyez le déplorable malheur qui vient d'arriver aujourd'hui. Sharfenebbe, ma femme, et moi, nous étions partis aujourd'hui de grand matin, quand nous vîmes Reineke étendu mort sur la bruyère, les yeux roulés de travers, la gueule ouverte et la langue pendante. De frayeur, je me mis à pousser les hauts cris. Il ne bougea pas; je criai et me lamentai: «Hélas! quel malheur!» Je redoublai mes gémissements: «Hélas! il est mort! que je le regrette! que j'en suis désolée!» Ma femme s'affligeait aussi; nous pleurions ensemble. Je lui tâtai le ventre et la tête; ma femme s'approcha aussi et s'assura si sa respiration ne trahissait pas un reste de vie; mais elle écouta en vain; nous eussions juré tous les deux qu'il était mort. Écoutez maintenant le malheur! tandis que dans sa tristesse, et sans y prendre garde, elle avait rapproché son bec de la gueule du vaurien, le cruel le remarqua et lui happa la tête d'un coup. Je ne vous dirai pas quel fut mon effroi. «Ô malheur! malheur à moi!» m'écriai-je. Reineke se leva alors, se jeta sur moi; je m'envolai éperdu de frayeur. Si je n'avais pas été si prompt, je serais devenu sa proie également; c'est à grand'peine que j'ai échappé aux griffes de l'assassin; je me perchai sur un arbre. Oh! pourquoi ai-je sauvé ma triste vie! J'ai vu ma femme dans les pattes du scélérat; hélas! il eût bientôt fait de manger cette tendre amie. Il me parut avoir si faim, qu'il eût été d'humeur à en manger plusieurs autres; il n'a rien laissé, pas une patte, pas un petit os. Pourquoi ai-je assisté à un pareil spectacle! Il s'en alla; mais, moi, je ne pouvais m'en aller; le cœur navré, je volai à la place funèbre; là, je ne trouvai que du sang et quelques plumes de ma femme. Les voici, je les apporte comme une preuve du crime. Ah! sire, prenez pitié! car, si vous épargnez ce traître encore cette fois, si vous tardez à en tirer une juste vengeance, si vous ne donnez pas force de loi à votre paix et à votre sauf-conduit, on trouverait à dire bien des choses qui pourraient vous déplaire. Car le proverbe a raison: il est coupable du crime, celui qui a le pouvoir de punir et qui ne punit pas; alors chacun tranche du grand seigneur. Cela touche de près à votre dignité, veuillez le considérer.»

Voilà dans quels termes la cour entendit la plainte du lapin et de la corneille noble. Le roi s'écria en colère: «Je le jure par ma fidélité conjugale! je punirai ce crime de telle façon, qu'on ne l'oubliera de longtemps! Braver ainsi mon sauf-conduit et mes ordres! je ne le souffrirai pas. Trop légèrement j'ai cru ce coquin et l'ai laissé échapper. Moi-même, je l'ai équipé en pèlerin et lui ai donné congé, comme s'il partait pour Rome. Que ne nous a-t-il pas fait accroire, ce menteur! Avec quelle facilité n'a-t-il pas su gagner l'intérêt de la reine! Elle m'a persuadé et maintenant il s'est échappé; mais je ne serai pas le dernier qui se repentira amèrement d'avoir suivi un conseil de femme. Si nous laissons le scélérat plus longtemps sans punition, c'est une honte. Il a toujours été un coquin et le restera toujours. Songez-donc tous, messeigneurs, au moyen de le prendre et de le juger. Si nous nous y mettons sérieusement, nous sommes sûrs du succès.»

Le discours du roi plut fort à Brun et à Isengrin. «Nous serons donc vengés à la fin!» pensèrent-ils tous les deux. Mais ils n'osèrent pas parler, voyant que le roi était de mauvaise humeur et excessivement en colère.

La reine dit enfin: «Mon gracieux seigneur, vous ne devriez pas vous mettre en d'aussi violentes colères et faire un serment si à la légère; votre dignité en souffre, ainsi que l'autorité de votre parole. Car nous ne voyons encore nullement la vérité au grand jour; il faut encore entendre l'accusé. Et, s'il était présent, plus d'un se tairait qui parle maintenant contre Reineke. Il faut toujours entendre les deux parties; car plus d'un criminel accuse les autres pour cacher ses propres méfaits. J'ai toujours regardé Reineke comme un homme sage et intelligent, je n'y voyais pas de mal; je n'ai jamais eu que votre bien en vue, quoi qu'il en soit arrivé autrement. Car son avis est toujours bon à suivre, quoique, à vrai dire, sa vie mérite plus d'un blâme. De plus, il faut songer aux grandes alliances de sa famille. Les affaires ne gagnent pas à être précipitées, et ce que vous aurez résolu, vous l'exécuterez toujours à la fin, puisque vous êtes notre maître et seigneur.»

Et Léopard ajouta: «Puisque vous écoutez tout le monde, écoutez donc aussi Reineke. Qu'il se présente et on exécutera sur-le-champ votre résolution. C'est probablement l'avis de tous ces seigneurs et celui de votre noble épouse.»

Là-dessus, Isengrin se mit à dire: «Que chacun conseille pour le mieux! Seigneur Léopard, écoutez-moi! Quand même Reineke viendrait à l'instant ici et se blanchirait de la double accusation de la corneille et du lapin, il ne m'en serait pas moins très-facile de prouver qu'il a mérité la mort. Mais je me tais jusqu'à ce que nous le tenions. Avez-vous donc oublié comme il en a menti au roi avec son trésor? Ne devait-il pas le trouver à Husterlo, près de Krekelborn, et tout le reste de ce grossier mensonge? Il nous a tous trompés; et, moi et Brun, il nous a déshonorés; mais j'en mettrais ma vie en gage, je parie que ce perfide mène sur la bruyère la vie qu'on vient de nous dire; il rôde ça et là, il pille, il tue; si le roi et les seigneurs le trouvent bon, on procédera comme ils le veulent. Mais, s'il voulait venir sérieusement à la cour, il y serait déjà depuis longtemps. Les messagers du roi ont parcouru tout le pays pour inviter aux fêtes de la cour, et il est resté chez lui.»

Le roi dit alors: «À quoi bon l'attendre si longtemps? Préparez-vous tous (telle est ma volonté) à me suivre dans six jours; car vraiment je veux voir la fin de ces démêlés. Qu'en dites-vous, messeigneurs? ne sera-t-il pas capable à la fin de ruiner tout un pays? Tenez-vous prêts, en aussi bon état que possible, et venez en harnais avec des arcs, des lances et d'autres armes; comportez-vous bravement et vaillamment! Que chacun porte son nom avec honneur; car j'armerai des chevaliers sur le champ de bataille. Nous allons assiéger la forteresse de Malpertuis; nous verrons ce qu'il a dans son château.»

Tous les seigneurs s'écrièrent: «Nous obéirons!»

C'est ainsi que le roi et les seigneurs entreprirent d'assiéger la forteresse de Malpertuis pour punir Reineke. Mais Grimbert, qui avait fait partie du conseil, s'échappa en secret et alla trouver Reineke pour lui en dire la nouvelle. Il s'en allait tout affligé, gémissait et se disait à lui-même: «Hélas! mon oncle, que va-t-il advenir? Toute ta race déplore ton sort à juste titre; car tu es le chef de toute notre race! Quand tu nous défendais devant le tribunal, nous étions bien tranquilles: personne ne pouvait résister à ton adresse.»

C'est dans ces pensées qu'il atteignit le château; il trouva Reineke assis en plein air; il venait de prendre deux jeunes pigeons qui avaient voulu essayer leur essor loin du nid; mais leurs plumes étaient trop petites; ils étaient tombés à terre, hors d'état de se relever, et Reineke les avait attrapés; car il allait souvent à la chasse. Il aperçut de loin Grimbert et l'attendit; il le salua et lui dit: «Soyez le bienvenu, mon cher neveu, vous que j'aime le plus de toute ma famille! Pourquoi vous pressez-vous tant? Vous êtes tout essoufflé; m'apportez-vous des nouvelles?»

Grimbert lui répondit: «La nouvelle que j'apporte n'a rien d'agréable, vous le voyez, j'accours avec effroi; tout est perdu, votre vie et votre fortune! J'ai été témoin de la colère du roi; il a juré de vous prendre et de vous punir par une mort infâme. Il a donné l'ordre à tous ses vassaux de paraître ici dans six jours, armés d'arcs, d'épées, d'arquebuses, et avec des chariots; ils vont tous tomber sur vous, songez-y bien! Isengrin et Brun sont aussi bien avec le roi que je le suis avec vous, et tout se fait à leur gré. Isengrin vous accuse tout haut d'être le brigand et l'assassin le plus épouvantable, et ses cris émeuvent le roi. Il est nommé maréchal; vous en aurez des nouvelles dans peu de semaines. C'est le lapin et la corneille qui ont déposé contre vous. Si le roi peut vous saisir cette fois, vous ne vivrez pas longtemps; voilà ce que je crains.

— Voilà tout? répondit le renard. C'est une bagatelle. Quand même le roi avec tout son conseil aurait promis et juré ma mort par un double et triple serment, je n'aurais qu'à me présenter en personne et je les mettrais tous à mes pieds; car ils ne font que discuter et ne savent jamais conclure. Laissons cela, mon cher neveu, suivez-moi et voyez un peu ce que je vais vous donner. Je viens justement de prendre deux petits pigeons tout jeunes et tout gras; c'est pour moi le plus délicieux de tous les mets; car ils sont faciles à digérer: on n'a qu'à les avaler. Et ces petits os, comme ils sont bons! ils fondent dans la bouche, c'est moitié lait, moitié sang. Cette nourriture légère me convient, et ma femme a le même goût que moi. Venez donc! elle nous recevra amicalement; mais qu'elle ignore pourquoi vous êtes venu. La moindre des choses lui tombe sur le cœur et la rend malade. Demain, je me rendrai à la cour avec vous; là, mon cher neveu, j'espère que vous me viendrez en aide, comme il convient entre bons parents.— Je mettrai volontiers ma fortune et ma vie à votre disposition,» dit le blaireau: et Reineke répondit: «Je ne l'oublierai pas. Si mes jours se prolongent, vous n'y perdrez point.» L'autre repartit: «Comparaissez bravement devant les seigneurs et défendez-vous de votre mieux: ils vous écouteront. Léopard a été d'avis qu'il ne fallait pas vous punir avant de vous avoir entendu; la reine a opiné de même. Remarquez bien cette circonstance et tâchez de l'utiliser.» Mais Reineke dit: «Soyez tranquille, tout cela s'arrangera. Le roi, si colère, se calmera quand il m'aura entendu; je m'en tirerai encore cette fois.» Et ils entrèrent tous les deux et furent gracieusement reçus par la dame de la maison; elle leur servait tout ce qu'elle avait. On partagea les pigeons; on les trouva délicieux; et chacun en savoura sa part. Ils ne se rassasiaient pas et ils en auraient certainement mangé une demi-douzaine, s'ils avaient su où les trouver.

Reineke dit au blaireau: «Avouez, mon neveu, que j'ai des enfants charmants. Ils plaisent à tout le monde. Dites-moi, comment trouvez-vous Rousseau et Reinhart, le petit? Ils augmenteront un jour notre famille; pour le moment, ils commencent à se former petit à petit, ils font ma joie du matin jusqu'au soir. L'un me prend un poulet, l'autre met la patte sur un gâteau; ils plongent même bravement dans l'eau pour attraper les canards et les vanneaux. Je voudrais bien les envoyer à la chasse plus souvent; mais il faut que je leur apprenne avant tout la prudence et les précautions à prendre pour savoir se garer des lacets, des chasseurs et des chiens. Une fois au fait et bien dressés comme il faut, alors ils chasseront tous les jours et rien ne manquera à la maison. Ils chassent déjà de race et savent déjà maints tours. Quand ils s'y mettent, les autres animaux s'enfuient; ils sautent à la gorge de l'ennemi, qui ne gigotte pas longtemps. C'est la façon de Reineke. Ils savent aussi happer vivement, et leur bond est infaillible; voilà ce qu'il faut!»

Grimbert dit: «C'est un honneur et une cause de joie d'avoir des enfants comme on le désire et qui s'habituent de bonne heure à aider leurs parents dans leurs métiers. Je me félicite de tout mon cœur de les savoir de ma famille et j'en attends des merveilles.

— Laissons cela, répliqua Reineke; allons nous coucher; car nous sommes tous las et Grimbert surtout doit être fatigué.» Et ils se couchèrent dans la salle, dont le plancher était tout couvert de foin et de feuilles, et dormirent tous ensemble. Mais Reineke veillait de frayeur; il lui semblait que la chose valait qu'on y pensât, et le matin le trouva encore plongé dans sa méditation. Il se leva de sa couche et dit à sa femme: «Ne vous inquiétez pas! Grimbert m'a prié de l'accompagner à la cour; restez tranquillement à la maison. Si quelqu'un vous parle de moi, arrangez cela pour le mieux et gardez bien le château; de cette façon nous serons tous en sûreté.» Dame Ermeline s'écria: «C'est bien étrange! vous osez retourner à la cour où l'on vous a voulu faire tant de mal. Y êtes-vous obligé? Je n'en vois pas la nécessité; songez au passé!

— Certes, dit Reineke, ce n'était pas pour rire; j'avais beaucoup d'ennemis et ma détresse fut grande; mais il arrive bien des choses sous le soleil. Contre toute probabilité, il advient tel et tel événement et celui qui croit posséder une chose la perd tout d'un coup. Ainsi laissez-moi partir! J'ai fort à faire là-bas; restez en paix, je vous en supplie, vous n'avez pas besoin de vous tourmenter. Attendez-moi, vous me reverrez, ma chère amie, dans cinq ou six jours, si cela m'est possible.»

Et il partit, accompagné de Grimbert le blaireau.