Le Robinson suisse/XXIX

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 275-293).

CHAPITRE XXIX

Projets de fortifications. — Une excursion dans la savane. — Aspect désolé du pays. — Les prétendus cavaliers arabes. — Les autruches. — L’aigle de Fritz se distingue. — Le nid d’autruches. — Combat contre deux ours. — Peur d’Ernest. — Le vautour et le condor. — Nous découvrons du talc et du mica. — Dépouillement des ours. — Nous en fumons la viande. — Le poivre.


Nous arrivâmes après deux heures de marche environ, et sans aucun incident digne d’être remarqué, au but de notre voyage. C’était à l’extrémité de notre palissade de bambous ; je fis faire halte sur la lisière d’un petit bois, au pied d’un rocher. Cette position était fort agréable : adossée à la paroi du rocher, nous pouvions dresser notre tente sur une plate-forme protégée de tous les côtés. C’était comme une fortification naturelle. Derrière nous un rempart de granit, des deux côtés le bois ; enfin, sous nos yeux, à une portée de fusil environ, nous dominions le passage étroit qui donnait entrée dans nos domaines. Fritz fut frappé des avantages de cette situation, et me dit que nous pourrions l’utiliser en y faisant un poste d’observation. « Nous devrions aussi, ajouta-t-il, y construire une tour, où notre artillerie défendrait avec avantage toute agression hostile faite par le défilé.

— Oui, dit Ernest ; en attendant, il faudrait savoir dans quelle contrée nous sommes, pour connaître les ennemis que nous pourrions avoir à combattre et disposer nos fortifications d’après leur mode stratégique d’attaque.

— Mon opinion, repris-je, est que nous nous trouvons dans les environs de la Nouvelle-Guinée. L’étude des cartes marines du capitaine, le souvenir des dernières manœuvres et des dernières observations faites à bord du navire me donnent lieu de croire que cette opinion est fondée. Ainsi, si nous avons quelques relations avec les hommes, ce serait sans doute avec les habitants de Port-Jackson et de Sydney-Cook.

— Ne pourrions-nous pas toujours, sauf meilleur informé, demanda Fritz, établir ici une cabane d’été, comme en construisent les habitants du Kamtchatka ? On l’élève sur quatre piquets ; un tronc d’arbre sert d’échelle, et, de cette position, on peut défendre le bétail qui se trouve en bas, sans courir soi-même de grands dangers.

— C’est une bonne idée ; seulement, avant de la mettre à exécution, battons un instant le pays autour de nous pour nous assurer que notre travail ne sera pas interrompu. »

Le résultat de notre battue n’aboutit qu’à faire fuir quelques chats-tigres qui se dispersèrent à notre approche. La chaleur était du reste excessive, en sorte que la marche nous fatiguait beaucoup. Nous revînmes à notre plate-forme, et, après le repas et quelques heures données au repos, au moment où la chaleur devenait moins forte nous travaillâmes tous avec ardeur à arranger notre cabane d’après les idées de Fritz. Ce travail se fit presque tout entier à la fraîcheur, et nous ne le terminâmes qu’après le lever de la lune, tout en parlant de notre excursion du lendemain dans la savane. Au lever du soleil, nous nous préparâmes tous à cette expédition. Je laissai ma femme et François sous la protection de notre fidèle Bill, et j’emmenai avec moi les trois aînés avec le chacal et tous les autres chiens. Comme nous allions nous avancer dans un pays inexploré jusqu’alors je tenais à réunir toutes nos forces, qu’on me pardonne cette expression, pour lutter, en cas de nécessité, contre des dangers inconnus.

Nous déjeunâmes copieusement avant de partir ; et nous nous mîmes ensuite en route. En passant par le défilé, nous vîmes notre barricade de bambous brisée et renversée. Les épines et les branches d’arbres que nous avions accumulées en cet endroit étaient dispersées de tous les côtés. Ces dégâts avaient été occasionnés par les ouragans et les inondations, à l’époque des pluies. En effet, la rivière avait débordé, et nos palissades, trop faibles pour résister à la puissance du torrent, avaient été entraînées avec lui. Nous reconnûmes encore que c’était par cette ouverture que le boa avait fait son invasion après le renversement des barrières ; les cochons musqués, avaient aussi laissé les traces de leur passage. Il fallait donc, non-seulement rétablir, mais encore consolider davantage nos constructions. Toutefois nous remîmes ce travail au moment de notre retour, et nous continuâmes à avancer.

Un tronc d’arbre nous servit de pont pour passer la rivière, et, quand nous fûmes de l’autre côté, nous nous arrêtâmes quelques instants pour embrasser de nos regards le panorama qui se développait devant nous. D’un côté, nous avions des collines boisées couvertes de palmiers et de cocotiers, de l’autre une longue ligne de rochers qui allait en s’écartant ; en face, un petit monticule qui semblait assez éloigné et que je fixai comme but de notre voyage. À quelques pas de nous, sur la gauche, Jack me fit remarquer le marais dans les roseaux duquel nous avions pris notre premier buffle. Après ce coup d’œil jeté sur ce vaste horizon, nous nous mimes en marche en nous éloignant de la rivière. À mesure que nous avancions le terrain semblait plus aride ; la verdure était remplacée par un sol poudreux et sec, où apparaissaient seulement quelques touffes isolées de géraniums et quelques cactus. Le sol, gercé par la chaleur, présentait de nombreuses fissures, et les rayons du soleil, reflétés par la terre, rendaient notre marche plus pénible. Heureusement nous avions eu soin de remplir nos gourdes à la rivière, et elles nous étaient d’un grand service. Je fus surpris qu’une demi-heure eût suffi pour que le paysage se transformât si complétement. Jack me demanda alors si nous n’étions pas venus jusque-là déjà et comment il pouvait se faire que la nature fût aussi changée.

« D’abord, lui répondis-je, nous nous sommes avancés aujourd’hui à plus de deux milles au delà de l’espace que nous avons parcouru autrefois. Quand nous avons fait ensemble notre excursion, nous, n’avons pas quitté les bords de la rivière. Du reste, cette terre n’est pas moins fertile que celles qui sont sur l’autre rive, mais le manque d’eau empêche la fécondation. À l’époque des pluies, elle se couvre momentanément d’une riche végétation qui dure quelques jours peut-être encore, mais que la sécheresse ne torde pas à faire disparaître. »

Il nous fallut deux heures pour atteindre le pied de la petite colline. Quand nous y arrivâmes, accablés par la chaleur et la marche, nous nous étendîmes à l’ombre du rocher et nous restâmes près d’une heure occupés à considérer le paysage, tout en suçant, pour nous rafraîchir, quelques morceaux de cannes à sucre dont nous nous étions chargés. Nous avions un vaste horizon devant nous. Une chaîne de petites montagnes le bordait à une distance que je supposai être de quarante à cinquante milles. Leurs sommets étaient couronnés de vapeurs bleues et, bien que l’éloignement ne nous permît pas de distinguer leur nature, on pouvait conjecturer qu’elles étaient couvertes d’arbres et de végétation. La rivière, en effet, à en juger par la ligne de roseaux qui nous masquait son cours, devait y prendre sa source et les fertiliser. Le chacal et les chiens nous avaient quittés, allant sans doute en quête de quelque butin, mais nous étions encore trop fatigués pour les suivre dans leurs recherches. D’ailleurs, maintenant que la soif était apaisée, la faim commençait à se faire sentir, et les enfants ne furent pas fâchés d’avoir les restes de notre rôti de cochon.

Quand nous fûmes rassasiés, Fritz se leva, et, s’avançant un peu sur la saillie du rocher, se mit à observer les environs avec ma lunette.

« Que vois-je ? s’écria-t-il tout d’un coup. Voilà un cavalier qui galope dans la plaine. Ils sont deux maintenant, puis trois. Ce doit être des Arabes.

— Des Arabes ! répondit Ernest ; dis au moins des Bédouins.

— Oh ! oh ! voilà, repris-je, une mauvaise querelle de mots. Si c’étaient des Bédouins, ce seraient aussi des Arabes, car, tu dois le savoir, on donne le nom de Bédouins aux tribus arabes nomades. »

Pendant ce temps, Fritz avait continué son examen. « Je vois aussi, nous dit-il, des troupeaux nombreux, et, à côté, de grandes masses qui semblent des meules de foin mobiles, puis des chariots qui vont à la rivière tout chargés et qui en reviennent.

— En vérité, dit Jack, tu vois bien des merveilles. Fritz, passe-moi la lunette à mon tour. C’est vrai, continua-t-il après avoir regardé. Ce sont des Arabes, je vois leurs lances et les petits drapeaux qui y sont attachés.

Je pris alors la lunette, et, après quelques instants d’observation : « Je comprends ce qui cause votre erreur ; les troupeaux que tu as vus paître, Fritz, sont des zèbres, ou des buffles, on des antilopes. Quant à tes meules de foin, cela pourrait bien être des éléphants ou des rhinocéros. Et pour les cavaliers, ma foi, ce sont… devinez.

— Des girafes ! dit Jack.

— Pas tout à fait, repris-je, mais des autruches, je crois. Nous allons leur faire la chasse et essayer d’en prendre une vivante, ou au moins de nous emparer de quelques-unes de ses plus belles plumes. »

Fritz et Jack coururent alors rappeler le chacal et les chiens, pendant que je cherchais, de mon côté, quelque taillis qui pût dissimuler notre présence et nous permettre d’observer notre gibier. Ernest me suivait, mais son attention était tout entière dirigée vers les autruches, qu’il ne quittait pas des yeux. Tout en explorant ainsi le pays, je trouvai, croissant près des rochers, quelques arbustes minces et assez élevés, qui avaient, au lieu de feuilles, une quantité nombreuse de pousses épineuses. Je reconnus l’euphorbe à gomme vénéneuse, employée souvent comme médicament. Je ne parlai à personne de cette découverte, comptant l’exploiter seul, en raison de ses dangereuses propriétés, et je vis avec plaisir qu’Ernest, tout occupé des autruches, n’avait pas remarqué les incision faites par moi à ces arbres pour en extraire plus tard la gomme.

Bientôt mes deux autres enfants me ramenèrent nos animaux échappés, qui étaient allés sans doute prendre un bain je ne sais où ; mais c’était visible à leur poil tout humide. Étant tous réunis, nous discutâmes notre plan de campagne. Les autruches s’avançaient vers nous en courant les unes après les autres, et ne manifestant aucune défiance. Il y avait quatre femelles et un seul mâle facile à reconnaître aux belles plumes blanches de ses ailes. C’est contre ce mâle que je comptais diriger nos attaques simultanées, et je le recommandai spécialement à mes chasseurs.

Nous avançâmes doucement jusqu’à deux cents pieds environ des autruches, et, là, je recommandai à mes enfants de ne plus faire aucun mouvement, de ne prononcer aucune parole, afin que ces oiseaux pussent nous prendre pour des pierres comme celles qui nous entouraient. Mais ces recommandations, fort bonnes pour mes fils, devinrent inutiles, car les chiens, malgré nos efforts pour les faire tenir silencieux et tranquilles, n’eurent pas plutôt vu le mâle autruche s’avancer de quelques pas encore vers nous, qu’ils se mirent à aboyer avec force, et, rompant leurs liens, se précipitèrent sur lui.

À cette attaque intempestive, toutes les autruches prirent la fuite avec une rapidité incroyable. C’est à peine si elles touchaient la terre. Leurs ailes déployées, on eût dit un navire emporté par le vent, et les plumes de leur queue semblaient un panache ondoyant qui ajoutait encore à la grâce de leur démarche. Cependant elles s’éloignaient avec une telle vitesse, que nous allions cesser de les voir, quand Fritz ôta rapidement le capuchon à son aigle, qui prit aussitôt son vol dans les airs.

Après avoir été un instant ébloui par l’éclat subit de la lumière, il ne tarda pas à voler à tire-d’aile dans la direction des fugitifs, et, planant aussitôt au-dessus du mâle, il fondit sur lui avec la rapidité de l’éclair. Nous courûmes précipitamment vers le champ de bataille, mais nous arrivâmes trop tard : l’aigle avait enfoncé si profondément son bec dans le cou de la victime, qu’il l’avait presque entièrement séparé de la tête. La pauvre bête se roulait dans la poussière, et les chiens s’étaient jetés sur elle. Désespérant de pouvoir lui conserver la vie, je me hâtai de l’achever pour ne pas prolonger ses souffrances.

Nous prîmes ensuite les plus belles plumes de la queue et des ailes, que nous attachâmes pompeusement à nos chapeaux ; et c’était réellement une chose risible que ces magnifiques panaches au-dessus de si misérables coiffures. Nous semblions aussi fiers qu’un roi indien de ces colifichets propres tout au plus à donner de la vanité, et je ne pus m’empêcher de songer combien l’homme était petit et futile de se faire un ornement de ce que la nature a placé à la queue d’un oiseau.

Nous nous remîmes en route. Jack et Ernest couraient devant, guidés par le chacal. Tout d’un coup ils s’arrêtèrent et nous appelèrent en agitant leurs chapeaux. Quand nous fûmes a la portée de la voix : « Un nid d’autruches ! un nid d’autruches ! s’écriaient-ils. Venez vite ! »

C’était, en effet, un nid d’autruches creusé dans le sable, et qui pouvait bien contenir une trentaine d’œufs gros comme la tête d’un enfant. Il était défendu à l’extérieur par un rebord assez prononcé, et les œufs étaient soigneusement déposés de manière à conserver leur chaleur. Le chacal en avait déjà brisé un ; le poussin était formé, et, en sortant de la coquille, il essaya de faire quelques pas, mais il tomba bientôt et mourut.

« C’est une excellente découverte, dit Jack : cela nous dispensera de prendre une autruche vivante. Nous allons emporter tous ces œufs, et nous aurons bientôt un poulailler complet d’autruches.

— C’est fort bien, repris-je, mais chacun de ces œufs peut peser trois livres. Comment pourrons-nous les emporter sans les casser ? De plus, il faut qu’ils soient couvés la nuit. Allons, il vaut mieux les laisser où ils sont, et nous reviendrons demain les chercher.

— Oh ! laissez-nous au moins en emporter un ou deux comme échantillon.

— Je le veux bien ; mais faites en sorte de ne pas déranger les autres : car, si l’autruche s’aperçoit que vous avez touché à son nid, elle brisera elle-même tous ses œufs. »

Dès que je l’eus permis, chacun se chargea de deux œufs ; mais je vis bientôt leur embarras : ils ne savaient comment les porter. Je leur conseillai alors de les nouer dans leurs mouchoirs et de les tenir à la main ; mais, ce procédé paraissant trop fatigant à maître Ernest, il se rappela que les laitières en Hollande portent leurs cruches de lait en les équilibrant aux deux extrémités d’une perche placée sur l’épaule ; et, se servant de son fusil comme de levier, il parvint ainsi à marcher sans aucune fatigue. Ses frères s’empressèrent de l’imiter, et je les engageai alors à remplacer le fusil par de fortes branches de bruyères, ce dont ils se trouvèrent bien.

Nous nous éloignâmes alors de la colline pour nous diriger du côté de la rivière ; en route nous trouvâmes une source d’eau fraîche et limpide qui donnait naissance à un petit ruisseau. C’était là, sans doute, qu’avaient été se désaltérer le chacal et les chiens. On voyait aussi sur les bords des traces du passage des antilopes, des buffles, que nous avions aperçus en même temps que les autruches. Il y avait bien également la marque un peu effacée d’un autre pied, mais nous ne pûmes décider si ce vestige appartenait à un singe ou à un homme. D’ailleurs, nous ne découvrîmes dans tout ce que nous avions déjà exploré rien qui rappelât le passage du boa. Nous trouvâmes en cet endroit quelques petites tortues de terre.

Après une demi-heure de repos, je donnai le signal du départ. Une pente assez courte nous cachait la vue de la rivière, nous la gravîmes assez lestement, et, arrivés au sommet, nous vîmes avec étonnement la végétation la plus luxuriante succéder presque sans transition à la sécheresse et à l’aridité des plaines que nous abandonnions. Nous avions sous les yeux une vallée remplie de bosquets de verdure qui s’étendait le long de la chaîne de rochers, frontière de nos propriétés. Le ruisseau dont nous venions de trouver la source serpentait au milieu de la vallée, répandant une fraîcheur qui nous semblait d’autant plus agréable que les parages que nous avions parcourus le matin étaient plus arides.

Devant nous des troupeaux de buffles et d’antilopes paissaient tranquillement ; mais, au lieu de nous attendre ou de nous attaquer comme nous le craignions d’après les souvenirs de notre première chasse, ils étaient paisibles ; la seule approche de nos chiens suffit pour les faire fuir. D’une voix unanime nous baptisâmes ce délicieux vallon du nom de l’Oasis de la savane.

Nous marchions dans la direction de la grotte où Jack avait pris le chacal et qui en avait conservé le nom. Elle était assez vaste pour nous donner un abri à tous, et je comptais y faire une dernière halte avant de regagner notre point de départ.

Fritz et Jack me demandèrent de les aider à couper deux perches et un bâton. Leurs tiges de bruyère étaient un peu faibles pour le poids des œufs d’autruche, et ils craignaient à chaque instant de les voir se casser. Ernest marchait devant, sans doute, pensais-je en moi-même, pour se reposer plus tôt et plus longtemps. Mais tout à coup nous l’entendîmes pousser un cri perçant auquel se mêlèrent les aboiements répétés de nos chiens, et nous vîmes le pauvre garçon revenir à toutes jambes vers nous. Il était très-pâle et avait perdu son chapeau : « Un ours ! nous cria-t-il, un ours ! Il me suit ! il me suit ! »

En même temps un grognement prolongé m’annonça que la peur d’Ernest n’était pas sans cause. J’armai tout de suite mon fusil, Fritz en fit autant, et nous nous avançâmes tous deux au-devant de ce terrible adversaire. Jack resta avec prudence un peu en arrière. Mais à peine avions-nous fait quelques pas, que nous vîmes sortir de la grotte un second ours, qui semblait venir au secours du premier. Je lâchai mon coup de fusil sur l’un d’eux, et Fritz tira presque en même temps sur l’autre. Soit que la présence des chiens nous eût empêchés de bien ajuster, soit que l’imprévu de l’attaque nous eût un peu troublés, ma balle ne fit qu’effleurer la peau de mon ennemi. Quant à Fritz, il avait brisé la mâchoire de l’autre. Les chiens se ruèrent courageusement sur les blessés, et un coup de fusil de maître Jack cassa la patte de celui que j’avais à peine touché. Ces diverses circonstances donnaient un peu d’avantage à nos vaillants défenseurs, qui se hâtèrent d’en profiter. Mais, quoique blessés, les ours se défendaient avec une vigueur effrayante. La douleur et la colère leur faisaient pousser à chaque instant des hurlements horribles. Le combat, en se prolongeant, pouvait devenir très-dangereux pour nos chiens et pour nous. « Il faut en finir, » criai-je à Fritz, et je m’avançai en tenant mon pistolet à la main. Fritz marchait avec moi. Quand nous ne fûmes qu’à quelques pas, je tirai presque à bout portant, et ma balle cassa la tête au premier ours, tandis que Fritz, passant rapidement derrière le second, lui enfonçait dans le cœur son couteau de chasse.

En les voyant tomber l’un et l’autre, je poussai une exclamation de joie : « Grâce au ciel, nous voilà délivrés d’un grand danger ! Remercions Dieu, mes enfants, de la visible protection qu’il nous a accordée. »

Avant de m’approcher, je m’assurai que les deux ours étaient bien morts, et, pendant ce temps-là, Jack, tout en chantant victoire, se mit à courir après Ernest pour le ramener ; mais le pauvre garçon était encore si effrayé, qu’il eut toutes les peines du monde à se décider à venir nous rejoindre.

Quand il fut près de nous, je lui demandai dans quel but il nous avait ainsi devancés et ce qu’il voulait aller faire dans la grotte. Il me répondit que son intention était de se cacher au fond, et d’imiter alors le grognement de l’ours afin d’effrayer Jack. « Dieu, pour me punir, ajouta-t-il, m’a fait trouver réellement les ours que je pensais à imiter. »

Les enfants n’étaient pas d’accord sur l’usage que l’on pourrait retirer de la dépouille des ours.

« Il faut les écorcher, disait Fritz, pour avoir leurs fourrures.

— Bah ! que veux-tu faire de ces fourrures ? dit Jack : si nous étions au Spitzberg, à la bonne heure, mais ici !

— Mais, reprit Ernest, si elles ne nous servent pas comme vêtements, j’avoue que je les prendrais volontiers pour me faire un lit. On doit dormir fort bien sur ce matelas d’un nouveau genre. »

Je coupai court à la discussion en faisant remarquer qu’il était trop tard pour rien tenter ce jour-là. « Nous reviendrons demain matin de bonne heure avec la charrette ; il faut nous hâter de rentrer. Nous sommes tous fatigués de la marche et de ce dernier combat ; nous avons donc besoin de repos ; de plus, les chiens ont reçu quelques blessures pour lesquelles les soins de notre chère ménagère ne seront pas inutiles. »

Ce projet de départ fut approuvé à l’unanimité : mes enfants se souciaient peu de passer la nuit dans un endroit où ils avaient à craindre le voisinage de nouveaux habitants semblables à ceux qu’ils venaient d’y trouver. Je leur conseillai aussi de laisser leurs œufs, qui embarrassaient beaucoup leur marche, et de les ensevelir sous le sable chaud, où nous les retrouverions le lendemain. Cela fait, nous traînâmes jusque dans l’intérieur de la grotte les corps des deux ours, et nous les recouvrîmes de branches d’arbre et de fagots épineux, afin de défendre notre butin contre les attaques des chacals ou autres animaux de proie. Débarrassés de ces fardeaux, les enfants marchèrent plus gaiement et plus vite vers l’endroit où ils étaient sûrs de trouver, avec les caresses de leur mère, un bon repas et un bon lit.

Le jour allait finir quand nous arrivâmes au but de notre marche. François et sa mère nous attendaient pour le souper, et nous fûmes reçus avec la plus vive allégresse. Nous étions, du reste, tellement fatigués, que toute espèce de travail nous eût semblé très-pénible ; c’est avec joie que nous vîmes que tout était préparé et que nous n’avions plus qu’à manger et à dormir. Pendant le repas, nous racontâmes les détails de notre expédition et le vaillant combat que nous avions livré. « Il faudra donc, dis-je en finissant, qu’au point du jour nous nous mettions en route pour la grotte, afin de voir comment tirer parti de cette riche proie. Sans doute, nous serons obligés de la préparer sur place, et il y a assez de travail pour que tout le monde soit occupé. »

Ma femme avait, elle aussi, employé utilement toute la journée. Au moyen de tiges de bambous elle avait fait un petit canal qui conduisait l’eau des rochers à un réservoir où pouvaient venir s’abreuver nos bêtes de somme et notre menu bétail. En arrivant au pied de ces rochers, elle avait trouvé une sorte de terre glaise blanche et friable dont elle nous montra quelques échantillons. Je crus reconnaître la terre de pipe, et je ne désespérai pas de parvenir à nous en servir pour faire de belle porcelaine. Ensuite elle avait construit un petit four à l’aide de cette terre, et le reste du temps avait été employé à faire transporter par les buffles les pierres, les pieux et les plus gros bambous trouvés par elle : ainsi elle amassait des matériaux qui devaient nous être très-utiles quand nous ferions notre mur de défense.

Je la remerciai vivement de toutes les peines qu’elle avait prises, et je lui promis de chercher à utiliser toutes ses découvertes pour ses travaux de ménage. D’abord, avant d’aller me coucher, je pris une ou deux boulettes de cette terre glaise, et je les mis dans un feu ardent que nous avions allumé. Ma femme pansa nos chiens blessés, et ces vaillantes bêtes vinrent se coucher près du foyer, tandis que, nous confiant dans la vigilance de ces gardiens, nous allions goûter sous notre tente un repos dont nous avions tous besoin.

Au point du jour, je me réveillai ; mais j’avoue que je fus obligé de lutter un peu contre la paresse qui m’aurait retenu au lit. Pendant que tout le monde finissait ses préparatifs de départ, j’allai examiner mes deux échantillons de terre glaise. Le feu les avait durcis et presque vitrifiés mais il me sembla qu’ils étaient un peu diminués de volume. Je pensai cependant que l’on pouvait remédier à cet inconvénient à l’aide d’un bon fourneau. Ensuite, après la prière habituelle, nous déjeunâmes promptement et partîmes pour la caverne où nous avions laissé nos deux ours. Nous commencions à en approcher, quand Fritz, qui marchait toujours en avant, nous cria tout à coup : « Dépêchez-vous, voilà toute une armée de coqs et de poules d’inde qui s’est sans doute réunie pour faire honneur au convoi de nos ennemis ; mais il y a devant la caverne un vigilant gardien qui ne laisse personne approcher. »

Ces paroles piquèrent notre curiosité et nous doublâmes immédiatement le pas. Nous vîmes tout autour de la grotte une foule d’oiseaux que leur plumage noir et leur cou nu, d’un rouge clair, faisaient ressembler effectivement à nos coqs d’Inde. À l’entrée, un grand oiseau se tenait debout, défendant l’approche aux autres plus petits et paraissant monter une sorte de faction, comme s’il eût obéi à une consigne. Son bec était fort et recourbé comme celui des oiseaux de proie, ses serres aiguës, son plumage noir et blanc, sa tête était surmontée d’un lambeau de chair analogue pour la couleur à la crête d’un coq, son cou était nu et ridé, excepté au milieu, ou un léger duvet blanc semblait lui servir de cravate. Il se promenait à pas lents à l’ouverture de la caverne, où il entrait parfois, mais sans y rester plus d’un instant.

Nous considérions ce spectacle avec étonnement, quand j’entendis au-dessus de nos têtes un fort bruit d’ailes agitées, et une grande ombre vint se projeter sur le sable. Nous levâmes les yeux, et j’avoue que l’aspect d’un énorme oiseau, dont les serres et le bec menaçants semblaient prêts à déchirer une proie, était loin de nous rassurer. Un coup de fusil partit, et nous vîmes ce nouvel ennemi tomber avec rapidité et se fracasser la tête sur le rocher. C’était Fritz, qui, plus actif que nous, l’avait tiré en l’air. À ce coup adroit de notre chasseur, chacun se mit à pousser des exclamations de joie, et les chiens excités se précipitèrent sur le cadavre, dont ils se mirent à lécher le sang. Cette attaque subite, jointe au bruit de la détonation, fit envoler toute la bande emplumée, et il ne restait plus que la sentinelle de la caverne, qui semblait considérer ce spectacle avec de gros yeux indécis. Enfin, quand nous ne fûmes plus qu’à quelques pas, elle parut prendre un parti, et, s’élevant lourdement, elle s’envola au loin, en sorte que nous l’eûmes bientôt perdue de vue. À ses pieds nous vîmes un des plus petits oiseaux, qui, sans doute, avait été puni de mort pour sa témérité trop curieuse.

« Ma foi, dis-je à Fritz, ces oiseaux sont réellement de terribles ensevelisseurs ; en vérité, leurs estomacs semblent des tombeaux toujours vides prêts à recevoir de nouveaux cadavres. Un jour plus tard, et nous aurions bien pu être dispensés de tout travail sur les ours. »

En pénétrant dans la grotte avec précaution, je reconnus alors que nos branchages et nos fagots d’épine avaient préservé notre butin, qui, sans cela, eût certainement profité à ces voraces animaux. Ils avaient seulement dévoré l’œil d’un des ours. Trouvant que, d’ailleurs, tout était resté comme nous l’avions laissé, je revins examiner l’oiseau que nous avions trouvé mort. Ma femme eût vivement désiré y voir une nouvelle espèce de poule d’Inde qui eût enrichi sa basse-cour, mais un examen, même superficiel, suffisait pour nous prouver que nous avions là un oiseau de proie. « Oh ! dit ma femme, cette ressemblance de la poule d’Inde avec cette vilaine bête finira par m’en dégoûter.

— Ne t’y trompe pas, repris-je, la poule d’Inde se nourrit fréquemment aussi de corps morts. Cependant ceci évidemment n’est pas une poule d’Inde ; c’est, je crois, l’araha, ou vautour du Brésil, qui est plus petit que le vautour d’Afrique. Quant à l’oiseau tué par Fritz, je suis assez de l’avis de maître Jack, qui prétend que c’est un condor, le plus fort et le plus grand de tous les oiseaux de proie. Il dit l’avoir mesuré avec son fusil et avoir trouvé seize pieds d’envergure. »

Nous dressâmes ensuite la tente près de la caverne, et, en enfonçant dans la terre un des piquets destinés à l’assujettir, je fis sauter un petit éclat de pierre qui laissa à découvert une couche de talc, traversée par des fils d’amiante ; cette découverte me fit grand plaisir.

Nous nous occupâmes ensuite sérieusement de dépouiller les ours. Ce travail était pénible, car je n’avais pas eu encore occasion d’essayer nos moyens sur d’aussi gros animaux. Nous les attachâmes par les pattes de devant à une poutre transversale en bambou élevée à sept pieds environ au-dessus du sol. Mes enfants tenaient beaucoup à ce que la tête fût entière. Aussi, aidé de Fritz, eus-je bien de la peine à enlever la peau, en laissant les griffes et les mâchoires adhérentes.

La voix de ma femme nous appela pour le dîner, qu’elle avait préparé avec l’aide de François, son petit marmiton habituel. Nous abandonnâmes pour quelques instants notre besogne et nous rangeâmes avec plaisir autour d’un bon rôti. Après le repas, voyant qu’il était resté de l’eau tiède dans une marmite, je dis aux enfants de m’aller chercher leurs œufs d’autruche. « Si l’intérieur est déjà gâté, il est inutile de nous embarrasser plus longtemps de ce fardeau incommode.

— Comment pourrez-vous le savoir sans les casser ? dit Fritz. Et alors à quel usage peut servir l’eau de la marmite ?…

— Mais, dit ma femme, tu ne connais donc pas ce moyen ? Si, en plongeant un œuf dans l’eau tiède, tu le vois s’agiter de lui-même, tu peux être sûr que le petit qui l’habite est en vie.

— Sans doute, dit Jack ; mais pourquoi de l’eau tiède ?

— Parce que l’eau froide pourrait le geler, et l’eau chaude le brûler. »

L’épreuve ne réussit pour aucun de nos œufs. Les enfants voulaient alors les briser. Il leur tardait de voir par leurs yeux la conformation du poussin. Mais je les arrêtai en leur faisant remarquer que la coque de ces œufs pourrait nous servir du moins à faire des coupes et des verres. « Il faut, dis-je, les préparer comme les calebasses, et les couper régulièrement en deux avec un fil.

— Mais, papa, dit Fritz, les calebasses sont tendres, et le fil pénètre facilement dans leur écorce. Ici, au contraire, la coque est trop dure pour qu’on puisse l’entamer ainsi.

— Eh bien, leur dis-je, ne pouvez-vous donc pas remédier à cet inconvénient ? Voyons, toi, Ernest, tu sauras peut-être donner un bon conseil à tes frères ?

— Il me semble, reprit mon petit savant, que le meilleur moyen serait d’employer le vinaigre ou quelque autre dissolvant analogue.

— Le vinaigre ! s’écria Jack, que veux-tu dire par là ?

— Tiens, repartit son frère, remarque donc que la coque de l’œuf est composée d’une couche calcaire dont l’épaisseur est variable. Si maintenant tu imbibes ton fil de coton avec du vinaigre, ce liquide décomposera la partie calcaire, et l’amollira de manière à permettre au fil d’y pratiquer une section. En ayant donc soin de renouveler le vinaigre à mesure qu’il se sèche, le fil pénétrera peu à peu jusqu’à ce qu’il arrive à la pellicule de l’œuf, que tu partageras facilement avec un couteau.

La journée ne nous suffit pas pour terminer le dépouillement des ours, et le lendemain fut encore employé à ce travail, qui réussit parfaitement, au delà même de mes espérances. Une fois les peaux enlevées, je coupai quelques quartiers de viande dans la chair pour les fumer. Les pattes de l’ours sont, au dire de certains gastronomes, un mets très-friand ; nous les conservâmes dans l’intention de juger par nous-mêmes de la vérité de cette assertion. Quant au surplus, nous le découpions en tranches les plus longues possible, ou nous le taillions en bandes circulaires autour des muscles ; le tout était salé et fumé d’après les procédés des boucaniers américains. Les peuplades du Nord utilisent, dit-on, la graisse d’ours dans la cuisine, en s’en servant comme nous nous servons de beurre fondu ; quelquefois même ils la mangent étendue sur le pain. Nous pouvions les imiter, au moins pour le premier de ces usages. Aussi je fis recueillir toute la graisse dans une grande marmite. Après l’avoir fait bouillir et épurer, nous en eûmes une provision de près de cent livres. Cette graisse ainsi fondue fut ensuite mise dans des petits tonneaux de bambou, fermés et calfeutrés avec soin, où elle devait prendre une forme pâteuse, et devenir ainsi d’un transport plus facile.

Le surplus de la chair que nous ne pûmes utiliser et les entrailles furent abandonnés aux oiseaux de proie, qui se précipitèrent dessus avec une voracité sans pareille. Leur besogne fut plus vite faite que la nôtre, car, quelques heures après, les ossements, dénudés et séchés par la chaleur, étaient parfaitement propres à enrichir notre galerie d’histoire naturelle. Quant aux peaux, après les avoir nettoyées avec soin au moyen de l’eau et de la cendre, après les avoir grattées avec un couteau, et fait sécher au soleil, nous les trouvâmes assez souples pour nous servir de couche ou de vêtements au besoin.

J’avais, en outre, fait une découverte dont il est bon de parler. Tout en fumant la viande, je remarquai un petit arbuste odorant qui rappelait assez, quant à la conformation extérieure, notre lierre d’Europe. Le bois ressemblait au bois de la vigne. De nombreuses grappes pendaient au bout des branches ; j’en fis rapporter quelques-unes par les enfants, et je remarquai que les graines contenues dans les grappes étaient très-petites et avaient une odeur pénétrante et aromatique. Ces graines étaient tantôt rouges, tantôt vertes, mais toujours très-dures. La peau qui les enveloppait se détachait très-facilement, surtout des rouges, aussi attribuai-je la différence des couleurs à une différence de maturité.

L’odeur pénétrante et le goût épicé de ces graines roc firent penser que nous venions de trouver le véritable arbre à poivre, et je remerciai la Providence, qui nous envoyait ainsi un nouveau présent dont l’utilité se faisait sentir à chaque instant. Je fis donc apporter par mes enfants le plus de grappes qu’il leur fut possible, et nous en pilâmes les graines. En passant cette poudre par un tamis, nous séparâmes la graine de la peau et nous obtînmes vingt-cinq à trente livres de poivre noir et blanc. Pour avoir toujours une denrée aussi précieuse à notre disposition, j’eus soin de faire mettre à part quelques rejetons que je comptais planter autour de Felsheim.

Il restait encore notre vautour d’Amérique et notre condor : la découverte que nous avions faite du poivre nous rendit service en cette occasion, puisqu’elle nous permit de ne faire qu’ébaucher le travail du dépouillement. Nous saupoudrâmes intérieurement la peau de ces deux oiseaux avec un mélange de sel et de poivre pour la conserver, après avoir vidé les chairs, que nous remplaçâmes par du coton ; mais cet arrangement fait à la hâte n’était que provisoire ; dès notre retour nous devions le compléter par une préparation plus complète des membres, du bec, des serres et des yeux.