Le Roi/Le Roi IV

La bibliothèque libre.
Le Roi (1900)
Flammarion (p. 269-276).

IV


De la « grandissime » armée qui devait prendre l’ « agitateur » et l’emprisonner à la Bastille, il ne restait pas dix mille hommes. Mayenne les emmena pour s’allier à son grand ami espagnol le duc de Parme, et le Gascon qui ne voulait du titre de roi de France qu’avec Paris pacifié s’achemina vers la capitale.

— Faut jeter l’épouvante dans ses noirs faubourgs. Les Parisiens qui m’écartent sans me connaître apprécieront mieux, si la peau leur cuit, ma vigueur et mon honnêteté, et une simple visite en armes avec parole au canon les fera réfléchir sur moi plus que tous les manifestes, écritures et bulletins que j’expédierais. À l’action, messieurs, qui est le seul argument !

Il cantonna ses troupes à Montrouge, Issy, Gentilly, Vaugirard, et regarda Paris, comme naguère du plateau de Saint-Cloud, quelque temps avant la mort d’Henri III.

— La ferme, murmura-t-il, est voisine encore des batteurs, mais ce n’est pas le jour d’engranger ; avertissons-la seulement.

L’épée à la main, en quelques heures il emporta les héroïques faubourgs du côté de l’Université : Saint-Victor, Saint-Germain, Saint-Marceau, Saint-Michel, Saint-Jacques. Éperdue sous ce foudroiement, sans chefs, sans troupes régulières, la ville se défendit fort et dur, et le roi hésitait à lancer une autre escalade lorsque tout soudain, galopant le pont Saint-Maxent qu’on avait oublié de rompre, Mayenne fit son entrée dans Paris. Il ne rencontra de l’armée royale que l’écho d’un rire moqueur : le Gascon patriote à qui répugnait un siège en règle était déjà loin.

— Je sais à un écu près, disait-il à ses capitaines, ce que vaut la vie de mes Parisiens, lesquels sont deux fois Français, étant la tête.

— Voilà quand même un très bel atout perdu, dit d’Aubigné.

— Non, réfléchit le roi, je laisse Paris livré aux ambitions des ligueurs, aux menées du roi d’Espagne, des ducs de Savoie et de Lorraine qui prétendent ensemble à la couronne. Le malheur abattu sur les Parisiens, malmenés comme bois de forges, les rejettera dans mes bras au moment précis que je les tendrai. La ville est pleine de factieux ; y a là-dedans plus de paille que de grains, faut attendre. (Poussant son cheval) Mais comme il n’est rien pire que l’oisiveté, accourons dans l’Ouest forcer quelques villes.

Il saisit Etampes le lendemain.

— Au cœur du royaume ! s’écriait-il. Qu’on me voie ! Qu’on me craigne ou qu’on m’aime, c’est à choisir !

Il marchait bon train comme en Normandie, se présentait aux cités, campait devant les murailles et laissait voir ses canons. Une heure pour réfléchir, pour peser la paix ou la guerre, lui ou l’Espagnol. Si les habitants le réclamaient, il venait à eux, poussait la porte de leur ville et allait dîner ; mais si, trop catholiques, ils voulaient la lutte, le Gascon devenait soldat, et la terre et le ciel flambaient à son signe !

— Fallait-il tant tournoyer pour venir tomber si près ? raillait-il ensuite aux vaincus. Qui vous a mutinés contre moi qui suis un brave homme ?

Les gens de Sablé dirent : c’est la religion. Ce sont nos femmes, murmurèrent ceux de Laval.

— Or bien ! rit le roi, elles m’aimeront mieux l’année qui s’avance ! C’est égal, reprit-il, la sagesse du peuple enseigne qu’ « une femme, une chèvre et un puits sont pour tout gâter un pays », j’en aurai mémoire au besoin. Passez-moi les clés.

L’Ouest, à mesure, se tournait à lui. À travers mille milliasses de difficultés, il continua son grand trot, assaillit les villes comme un amoureux, par leurs corselets de bastions, violant leurs boulevards ou les embrassant à pleines rues, et criant à ceux qui s’émerveillaient :

— Mon travail n’est point un miracle : agir est comme respirer ! Quant à la hardiesse de mes courses, balancez mon œuvre dans vos consciences et dites-vous que les vrais soldats sont toujours les derniers à vouloir la guerre, mais sont les premiers à l’exécuter. N’y a que les paresseux qui ont envie de faire quelque chose !

Alençon, Le Mans, Falaise, Château-Gontier tombèrent dans ses fortes poignes. Il remit leurs maisons en ordre, nettoya leurs foyers du mauvais esprit de la Ligue, et courut ailleurs.

Lisieux tomba également, puis Pont-Audemer, puis Pont-l’Evêque. Comme en sa campagne normande, il y eut bien par là quelques bons bavards qui voulurent faire discours, mais il les prévint :

— Repliez vos langues prédicatoires ! N’est plus temps de parlementer, il le fallait faire avant mes canons. Voyez vos murs écroulés ; au lieu d’exposer la vie de vos habitants, que n’avez-vous fait comme les Toulousaines qui, le soir venu, pour mieux faire entrer leurs, amants, glissent les clés sous la chatière !

Bayeux et Honfleur suivirent. Il traversait les rues, inspectait les remparts et places en bon ménager.


— Goutte à goutte s’emplit la cuve, disait-il à ses deux secrétaires, j’aurai bientôt à moi tout le royaume.

Il l’avait déjà presque entier. Son droit et son glaive étaient établis dans les huit provinces contiguës du Nord et du Centre : l’Ile de France, la Picardie, la Champagne, la Normandie, l’Orléanais, la Touraine, le Maine et l’Anjou. Il était reconnu enfin par les neuf dixièmes du clergé, cent évêques sur cent dix-huit, et comptait à sa discrétion les fidèles parlements de Reims, de Grenoble, de Toulouse et d’Aix. Venise lui apportait l’amitié du doge ; l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Allemagne voulaient s’en faire un allié. Saisie d’une crainte admirative, l’Europe contemplait ce jeune soldat, ce roi-peuple « à l’aisselle surette et aux pieds fumants », champestre et campestre, aisé, solide, rude maître et gai garçon, qui ne désespérait de rien, s’exprimait avec des paroles qui semblaient cueillies à la terre, habitait son cheval six grands jours sur sept, mangeait des bouillies de gueux, se battait comme une recrue, vivait avec bonté, pensait avec génie, et agissait comme la mer, sans fatigue apparente, sans reculade, sans fin, toujours, en battant l’écueil flot á flot. — Il faillit s’arrêter tout net à Meulan.


L’armée ligueuse après avoir pris Pontoise était allée faire le siège de cette ville. Rosny qui commandait la place, craignant, vu le peu de troupes qu’il avait, d’être obligé de capituler, demanda du secours au roi qui accourut aussitôt. Mayenne, à la vue du Gascon en marche, ota son artillerie et la disposa derrière le fleuve ; le roi entra dans le fort de Meulan.

Entre le petit et le grand pont, dans la partie gauche de l’île, s’élevait un temple de Saint-Nicaise à deux tourelles. Il fit signe à Rosny et à d’Aubigné.

— Suivez-moi tous deux et montons pour voir nos ennemis, je veux leur jouer le tour d’un homme fin.

Ils gravirent les degrés de la haute tour de l’église et aperçurent dans les champs, derrière l’eau de la Seine, les bataillons campés avec nombreuses pièces sur les coteaux. Les trois hommes sortirent leurs têtes du clocher.

D’ici nous dominons tout ; une coulevrine montée sur ce temple enverrait bien du mal à M. de Mayenne. Qu’en pensez-vous ? fit le Gascon.

Un boulet soudain répondit, écharpa la tour, et un large pan de l’escalier s’effondra sur le toit de l’église. Rosny désigna une fumée :

— Sire, l’avis nous vient de cette batterie, là-bas, que les assiégeants ont pointée.

Un second boulet éclata plus près, dans une sauce de fer et de cailloux, et perça le chapeau royal.

— J’aimerais mieux recevoir des pois, grogna le Béarnais, même les plus gros qui se paient aux halles sept sous le litron. (Inquiet, il se pencha) Pourrons-nous sortir de cette embusquée ?

Un troisième, un quatrième boulet démolirent sous ses yeux l’escalier tournant, une colonnette broyée tomba en miettes, le cinquième boulet troua le clocher à jour.

— On vous a reconnu, sire !

À ces mots, le roi se sentit mal aise. Allait-il, après tant d’efforts, quinze ans de lutte, expirer dans le ciel comme un saint d’église, sous le coup d’un boulet sans gloire, en jaquette de camp et le glaive inerte. Il rougit :

— Tous les diables ! voici venue la malheure ! À main droite, compagnons, n’est rien qui puisse nous aider, à main gauche non plus. (Il baissa la tête) En dessous de nous, l’escalier qui conduit au sol est ruiné par la canonnade, et les pierres détruites obstruent la porte de la tour qui va dans l’église (Un sang blanc, peu à peu, recouvrait la face de Rosny) ; il ne reste pour nous sauver, dit le Gascon, que la grosse corde du sonneur, mais à cause de l’obstacle en pierres, nous faudrait la jeter dehors (un boulet fit trembler le clocher), et nous découvrir en nous enfuyant le long d’elle, ce qu’apercevant aussitôt le fâcheux canon tirerait sur nous à coup sûr.

Ayant épuisé les chances de salut à droite et à gauche, derrière et devant lui et sous lui, le roi regarda le coq du clocher…

Plus profonde que l’épouvante, les boulets, le gouffre et la mort, une campagnarde émotion, à cette vue, saisit l’âme du Béarnais. S’il n’est pas mensonge qu’en l’esprit des hommes en danger la mémoire au dernier moment dévide ses plus doux souvenirs, ce terrien plutôt « roi des fermes » que roi de France dut apercevoir autour du sonneur d’aurore les chantants paysages qu’il évoquait. Fasciné, un poing sur la hanche, son grand nez en l’air, il eût demeuré là toute une heure, mais une voix narquoise l’interrompit :

— Sire, dit d’Aubigné, je comprends ce qui vous occupe ; mais hélas, avez-vous des ailes, et espérez-vous comme un grand oiseau vous envoler dans l’espace ? (Un autre boulet fit chanceler la tour) Après avoir inutilement sondé l’environ, l’abîme et les côtés, vous cherchez maintenant en haut bonne précaution, sire, mais c’est temps à perdre que de regarder ce lourd coq de fonte duquel vous semblez attendre le salut, comme si sa reconnaissance pour vous, qui avez maintes fois protégé les fermes du pillage et tiré du feu multitude de ses pareils sans compter les poules et poussins, l’allait déterminer pour nous sauver tous à quelque merveilleux miracle ; mais il est matière, sire, et ne peut entendre un seul mot.

À peine terminait-il qu’un boulet siflla sur le clocher, cassa la lance, et le coq partit dans les airs. Coquerico !

— Il traversa la Seine, vola vers la batterie, et à la seconde où les bombardiers rechargeaient se posa sur la coulevrine.

— Un coq ! Vite, aux mains ! La belle soupe ! L’oiseau se laissa prendre et trancher la tête, on le pluma et le canon se tut,


… tandis qu’une corde, là-bas, sinuait le long de l’église, et que trois petits hommes fins accrochés glissaient comme au long d’un fil jusqu’à terre.