Le Roi/Le Roi V

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 277-286).

V


De Meulan, d’où les ennemis s’en allèrent par la peur qu’ils eurent d’être coupés, le roi partit vers Dreux à marches rapides.

Ces courses rappelèrent aux hommes celles d’après Coutras où le Gascon leur avait chanté le rebiroulé. Là encore, au bout de quelques heures, le roi s’aperçut qu’ils trainaient la jambe ; il vint à l’avant-garde, et s’arrêta de biais pour voir la colonne :

— Tête de ma vie ! Raidissez le jarret, braves gens, et courons à Dreux où nous trouverons du bon vin ! J’en vois parmi vous qui pendent la lippe ; point de désespérade, on n’a rien sans rien, chacun doit aider le ciel à faire son blé !

Il passa aux autres :

— Jeunes, faites voir que le sang vous brûle et tracasse ! En colère ! serrez vos armes, et mettez vos pieds en fureur ! Vous ne voulez done point de la victoire ?

— Sire ! meugla la foule, à Dreux, à Dreux !

Ceux-là relancés, il saisit les gris capitaines :

— À l’action, messieurs ! Attelez-vous à vos compagnies ! J’en connais qui sont las déjà, mais encore un effort, et Dreux est à vous ! Veuillez seulement, il n’en faut pas plus pour exécuter ! On disait quand j’étais enfant que je ne me contenterais pas d’une fraise à l’âge d’homme, et c’était raison ; faites comme moi !

La marche avalait les routes, et on voyait se cambrer les vieux mestres de camp. Le Gascon en désigna un au passage :

— Monsieur de Tourrenquets, il faisait plus chaud sous votre cuirasse le grand 21 de ce mois de septembre ! Capitaines Gramoulas, Loup, Ohierp, Soublecause, Artiguedieu, Puyssentut ! compagnons d’Arques, vous ne vous êtes point nettoyés ce matin, comme les dames, au blanc jus de coque d’œuf, vos visages flamboient si rouges qu’à plus d’un ennemi vous pourriez revendre de la santé !

— C’est mauvais commerce, sire.

— Et vous, monsieur l’enseigne dont les armes sont neuves, d’où êtes-vous ?

— Sire, dit l’officier, vous avez souvent mangé du pain de mon père.

La compagnie gronda de joie.

— Et où ?

— À Nérac, sire, où nous étions boulangers.

— La poule à ma tante ! jura le Gascon, tu as bien de l’esprit, camarade ! Et puisque vous êtes si digne d’être officier, monsieur, depuis quand l’êtes-vous ?

— Du jour de l’attaque de Ponteau-de-Mer, sire, que Monseigneur de Biron m’a fait cette grâce, et on ne l’a point faite à mon camarade Classac qui l’avait méritée plus que moi, parce que sûrement Monseigneur ne l’a pas connu.

— Oh ! la belle parole ! dit le Gascon ; et moi, ajouta-t-il, je fais officier votre Classac sans le connaître, et prendrai grand soin de vous, Ventre-Saint-Gris ! et de votre père le boulanger ! — Quel homme ! quels hommes ! dit-il en redescendant vers l’arrière-garde.

Elle râlait de lassitude ; il remit son cheval à un noble de sa Cornette et se mêla aux troupes.

— Et done, dit-il en prenant un caporal au collet, tu rechignes et murmures des baves sur tes officiers et moi-même à cause de la rapidité de notre marche. Vous auriez raison, fit-il à la compagnie, si c’était pour faire parade, mais nous allons à Dreux conquester la ville. (Des têtes en sueur se relevaient) Faut donc que chacun en donne, afin d’en reprendre après la campagne. Vous reverrez en ce temps-là vos anciens logis ; le soldat s’agrémentera près de sa femme d’une bourrée de cotrets, d’une miche et d’un flacon de vin ; alors seulement nous nous lèverons tard et ferons honneur au soleil. (Il activa insensiblement) Voyez le Béarnais : il mange en votre assiette, et cultive dans son jardin l’herbe habituelle à ses hommes qui est la petite plante des pieds. (On rit) Faites votre devoir vigoureusement, et vous me trouverez ; je suis du pays de Complaisance, il ne faut point être de celui d’Obstination, nous ne serions point compatriotes. (La marche se précipitait) Ameutez vos forces ! clama le roi en poussant les files au passage ; tirez le licol, et honneur aux braves entêtés ! Notre guerre durera jusqu’à la fin de la gloire, qui sera j’espère avant peu, et je jure que vous labourerez ensuite comme ces Romains conquérants dont parle Pline qui fendaient leur terre d’un soc tout embarrassé de lauriers !

Il parlait encore que l’arrière-garde, courante, dépassa le verveux Gascon. Satisfait, il reprit son cheval, effleura au trot la colonne, et trois cents familières mains s’offrirent à la sienne qui les toucha toutes. Le roi s’aperçut du dédain des nobles :

— Ho ! messieurs, je vous vois sourire comme après Contras où je braillai à mes hommes, pour désattrister leur esprit, des chansons de ferme et de grand-route. (Moqueur) Se croire personnages est commun en France, c’est un vice que je châtierai. (Il les regarda jusqu’au fond du ventre) Têtes raides de sots seigneurs qui semblent vouloir décoiffer la lune, décontenançer le soleil et dévisager les étoiles ; vous devriez connaitre, vous qui me servez, que je ne hais rien tant que la dissimulation et le faste.

Froideur des nobles. Dans les rangs de la Cornette, murmures : Nous autres gentilshommes, chuchota quelqu’un. Le roi entendit :

— Qui serait ici gentilhomme si ce n’est le prince. de Béarn ! Eh bien, ils n’étaient que trois dans l’arche, et je ne sais duquel je descends ! (Courroucé, le feu aux yeux, il avait grand air de monarque) Notre mère la Nature a fait tout pareils ses enfants, et aussi hauts barons que vous soyez tous, cria-t-il, vous n’avez que trois trous en tête. comme le plus humble de l’escouade, et un autre ailleurs qui n’est pas plus fier. Silence !

Beaucoup riaient, quelques-uns rougirent, les autres mâchonnèrent leur rage, et le roi les quitta sur un coup d’éperon.

On atteignit Dreux. Apprenant aussitôt que le duc de Parme envoyait à Mayenne un renfort de quinze cents lances wallonnes et de quatre cents carabins espagnols, le roi se prémunit contre une possible surprise et disposa sa cavalerie derrière l’Eure et la Veigre. Il envoya le comte d’Auvergne à Houdan et Givry à Berchères, chacun avec six compagnies de chevau-légers ; à Rouvres le capitaine La Curée avec quatre compagnies de chevau-légers et une cornette d’arquebusiers à cheval ; à Ivry et au château d’Anet le régiment de gendarmerie du maréchal d’Aumont ; à Pacy-sur-Eure Rosny avec sa compagnie de gendarmes et deux cornettes d’arquebusiers à cheval. — L’infanterie, seule, de six régiments français, Gardes, Saint-Jean, Termes, Vignoles, Saint-Denis et Argenton, de deux régiments suisse et grison, Clary et Galaty, campa devant Dreux, et six pièces battirent les murs de cette ville. Le roi travaillait lui-même aux tranchées.

— Courage ! criait-il aux hommes, montrez que pour savoir jouer du mousquet vos deux mains sont expertes à manier la pioche !

Le sol était plein de petits cailloux qui rendaient l’ouvrage difficile ; le Gascon frappait vigoureusement :

— Tant court chanson qu’elle est apprise, tant bat-on place qu’elle est prise ! Que les plus gaillards d’entre vous entreprennent les plus sérieux et bouffonnent en cognant la terre ! Camarade, dit-il à l’un, je viens de voir sous ma tente deux amis bouffis aux nez durs et rouges, habillés de blanc tous les deux, qui se sont fourrés dans mon lit par crainte d’être appréhendés ; ils avaient quatorze ans lorsqu’ils naquirent. Un poulet à celui qui dira leurs noms !

Des cent hommes d’équipe de la tranchée, personne ne devina.

— Les seins de ma maîtresse ! dit Henri d’une voix narquoise. À la pelle ! continua-t-il au milieu des rires ; hau ! pressez-vous, creusez ! (Donnant l’exemple, il piochait à coups coléreux) Qui de vous, cria-t-il encore, saurait dire aux autres à voix franche de quel bois sont faits le derrière et la tête des femmes ? N’interrompez point et frappez toujours, l’exercice amène les idées !

Aucun ne trouvant, le roi jeta sa pioche sur la tranchée terminée.

— La tête de buis dure comme tous les diables, cria-t-il à ses travailleurs, et le derrière en bois de tremble car elles ne font que le remuer ! Sur ce, compagnons, allez boire un pot de bon vin d’Arbois que je viens de faire servir, j’en vais faire autant !


Du premier enseigne au dernier valet des bagages il était aimé comme un père. Un fait bref et simple arrivé sous les murs de Dreux lui montra l’emprise qu’il avait sur le cœur des hommes.

Une nuit qu’il était allé visiter les alentours de la ville avec d’Aubigné, Brasseuses, d’Urgossé et Lanjuzan, quatre soldats choisis par M. d’Urgosse les accompagnèrent, armés de longues pistoles et de poignards affilés.

— Aucun bruit, leur dit-on ; vous vous tiendrez prêts, si l’on vous le commande, à égorger les sentinelles.

Le roi et deux de ces hommes marchaient par-dessus la contrescarpe, et les autres officiers par-dessous. Le Gascon arrêté mesura des yeux combien de terre il lui faudrait prendre pour mettre l’artillerie sur le bord du fossé. Soudain, dans les ténèbres, un homme toussa.

— L’imprudent ! murmura le Gascon ; l’haleine d’une sentinelle, subitement, peut nous roder au visage…

Ombres dans l’ombre, ils longèrent les fossés. Rien d’insolite. Mais comme ils rampaient, l’un des deux soldats du Gascon toussa encore. L’œil royal s’alluma d’un feu d’escarboucle :

— Je devrais percer l’importun, râla-t-il tout. bas, il attire le deuil sur nous.

Tels que des serpents à la file, les fantômes ployaient les herbes, s’avançaient. Dès lors, on n’entendit plus tousser. Cette marche nocturne dépassa la première des sentinelles aveuglée par le brouillard que soufflait sa bouche dans ses mains froides, et traversa le regard de l’autre qui songeait et parut de pierre. L’homme qui avait toussé semblait guéri. Le roi, qui venait de voir, s’en alla insensiblement dans un pré où son escorte vint le rejoindre ; on fit le cercle.

— C’est là qu’il nous faudra mettre nos canons pour couper cette contrescarpe. Et vous autres, dit-il soudain aux soldats, vous avez failli nous perdre par vos tousseries. Lequel d’entre vous nous mit ainsi en danger ?

— C’est mon camarade, sire, répondit quelqu’un, mais il n’est plus avec nous.

On se compta. Il manquait. Deux hommes refirent le chemin et le ramenèrent. On comprit alors. À la seconde observation du roi, il s’était silencieusement guéri de sa toux : le poignard était dans son ventre et sa main serrait le poignard.


Le roi partit, l’âme déchirée. Le 7 et le 8, l’événement attrista les troupes, mais l’assaut du 9 mars dissipa ces ombres. Les approches mor- telles remettaient le roi dans son habitude, en sa coutumière santé qui était d’agir ; cet esprit toujours en affaires ne pouvait garder la mélancolie ; s’arrête-t-il des corbeaux sur les ailes d’un moulin en marche ? Comment un pareil chef n’eût-il pas été en perpétuelle bonne humeur, au milieu d’une armée où se rencontraient sans se confondre les Picards mobiles et les hauts Normands, l’Angoumois dur à la main « et faisant un peu le gentilhomme », la Champagne fidèle, l’entreprenante Bretagne, les gens de la Marche et du Limousin, réfléchis et adroits, les Landais éleveurs d’abeilles, le Médoc ombrageux, les Périgourdins « de vie gaillarde pour leur naturelle sobriété », l’agréable Agenois et le Béarn turbulent, Montpellier amoureuse, les gesticulations du Languedoc, l’éloquence Provençale, Lyon sans cesse en révolte, les Dauphinois vifs et polis, l’Auvergne rudanière, âpre, tenace, et les Bourguignons affaireux ? Dans cette foule compacte, aux bigarrures diverses mais marquée du fort sceau gaulois, chaque douleur riait à l’envers, chaque drame montrait sa face de drôlerie : le héros de Béziers qui s’était si sublimement ouvert le ventre « pour ne plus tousser » fut reconnu par le roi comme il s’échappait d’une auberge, à peu près guéri de son affreuse blessure.

— Hé, compagnon !

Le soldat fit mine de s’enfuir. Mais le roi le joignit, le colleta, s’aperçut qu’il puait bouteille et lui appliqua une main sur la bouche.

— Il faudra condamner cette fenêtre si tu veux sauver la maison, dit-il en riant ; il me semble que tu es bien ivre.

— Ch… pas si haut ! Je l’avoue, sire, mais ne le dites pas à M. de Vignoles mon capitaine, il me punirait !

Telle était l’armée, tel était son chef lorsqu’ils s’acheminèrent pour le grand combat décisif.