Le Roi des étudiants/Kingston et Kentucky

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 53-58).

CHAPITRE VII

Kingston et Kentucky


Després s’arrêta un instant à cette phase de son récit.

Sa physionomie, jusque là grave et triste, se revêtit soudain d’une expression de haine impossible à rendre ; sa prunelle s’alluma d’un feu sombre, comme si quelque horrible souvenir venait de passer devant ses yeux, et il reprit d’un ton farouche :

« J’achève, messieurs, et je serai bref dans ce qui me reste à dire.

« Je remontai donc le Richelieu pendant le reste de la nuit, me dirigeant vers la frontière. À la pointe du jour, je me trouvais tout au plus à quatre ou cinq milles de la ligne quarante-cinq, c’est-à-dire de la liberté, du salut. Mais j’étais exténué, je n’en pouvais plus ; mes mains, gonflées outre mesure par le maniement de l’aviron, refusaient absolument le service…

« Je dus m’arrêter pour prendre quelque repos.

« Je me trouvais alors en face d’un grand bois de sapins et de bouleaux. J’y cachai mon canot et, m’étendant tout auprès, je m’endormis d’un profond sommeil.

« Quand je m’éveillai, le soleil était haut et je jugeai que j’avais dû dormir plusieurs heures.

« Pour réparer autant que possible cette grave imprudence, je me hâtais de remettre mon embarcation à l’eau, lorsque de grands cris s’élevèrent des deux côtés de la rive et je fus enveloppé par une dizaine d’hommes qui bondirent sur moi et m’arrêtèrent.

« Parmi ces hommes était Lapierre ; Lapierre que je croyais avoir tué et que je retrouvais plein de vie, ayant reçu tout au plus une blessure légère, à en juger par un de ses bras, qu’il portait en écharpe.

« Je compris tout.

« Le lâche, pris de terreur en se sentant atteint par ma balle, avait poussé un cri d’agonie et s’était laissé choir tout de son long, contrefaisant le mort. Puis, lorsqu’il avait bien constaté mon départ, il s’était empressé de mettre les autorités à mes trousses.

« — Ah ! ah ! mon petit Després, me dit-il avec un ricanement d’hyène, il paraît que te voilà descendu du banc de la jugerie ! C’est dommage, parole d’honneur, tu étais superbe la nuit dernière en prononçant ma sentence !… Mais, bah ! ajouta-t-il, si tu perds le rôle de juge, tu porteras toute ta vie la casaque du forçat… Elle ira mieux à ta taille !

« — Misérable chenapan ! murmurai-je avec dégoût, en lui tournant le dos.

« On me passa les menottes, comme à un malfaiteur vulgaire, et c’est ainsi que je fus conduit à Saint-Jean, où je fus interné dans la prison commune.

« Mon procès ne tarda pas à s’instruire, et, naturellement, grâce aux menées de Lapierre, je fus trouvé coupable.

« On me condamna…

— À quoi ? demandèrent les jeunes gens, voyant que Després se taisait.

— Au pénitencier ! répondit d’une voix sourde le Roi des Étudiants.

— Au pénitencier ! fit Champfort… et pour combien de temps ?

— Pour un an… Le jury m’avait fortement recommandé à la clémence de la cour.

— Hélas ! pauvre ami… mais la sentence ne fut pas…

— J’ai fait mon temps ! j’ai porté, comme me l’avait prédit Lapierre, la casaque du forçat ; pendant douze longs mois, j’ai vécu côte à côte avec les meurtriers, les voleurs et les faussaires, travaillant sous le fouet des gardiens, mangeant à la gamelle du galérien !

« Oh ! ces douze mois, mes amis, ils m’ont vieilli de douze ans et ont amassé bien du fiel dans mon cœur !… Et qui pourrait dire combien de sombres pensées de vengeance m’ont agité à l’ombre de ces murs lugubres du pénitencier de Kingston !

« Enfin, ils passèrent, et je pus respirer de nouveau le grand air de la liberté.

« Mais je n’étais déjà plus l’adolescent joyeux à qui l’avenir sourit. Mon âme avait bu à la source d’amertume et s’en était imprégnée. La blessure que l’on venait de faire à mon honneur et à mes sentiments les plus intimes me brûlait comme un fer rouge.

« Je résolus de quitter le Canada et d’aller chercher dans le fracas de la guerre américaine, sinon l’oubli, du moins un adoucissement à mes tortures morales et une sorte de réhabilitation vis-à-vis de moi-même.

« Une autre raison – et celle-là bien plus impérieuse – me poussa à cette détermination.

« En arrivant chez mon père, j’appris que la famille de Louise s’était éloignée de la paroisse, où les calomnies de Lapierre lui avaient fait une position intenable, et que le mécréant, après s’être ainsi vengé d’un échec matrimonial, avait gagné les États-Unis. Or, telle était ma haine contre ce scélérat, que le seul espoir de le rencontrer face à face et de me venger de ses infamies aurait été plus que suffisant pour me faire abandonner famille et patrie.

« Je partis donc pour le théâtre de la guerre, et je m’engageai dans une armée de fédéraux qui opérait alors dans le Kentucky et faisait face au général Beauregard.

« Chose inouïe, je venais de tomber juste sur l’homme que je cherchais, et je me trouvais précisément dans un des avant-postes où maître Lapierre exerçait ses nombreux talents. J’eus maintes fois l’occasion d’observer ses allées et venues d’un camp à l’autre. Mon ex-ami faisait là rondement ses petites affaires, à ce qu’il paraissait. Il était à la fois commissaire des vivres, espion et agent de recrutement, pour le compte de l’armée du Nord.

« Tu as vu, Champfort, comment le triste personnage opérait et quelle habileté il savait déployer dans ses multiples occupations.

« Eh bien ! le rôle qu’il a joué vis-à-vis du colonel Privat n’était que la centième répétition de comédies aussi odieuses, exécutées aux avant-postes des armées, tantôt au détriment des confédérés, tantôt à celui des fédéraux, suivant le bon plaisir de ses intérêts pécuniaires, à lui.

« Il est infiniment probable que si l’audacieux coquin avait su que son plus mortel ennemi se trouvait dans les mêmes parages que lui, observant tous ses agissements, épiant ses moindres démarches, il aurait décampé sans tambour ni trompette.

« Mais j’étais si bien grimé, avec ma longue barbe que j’avais laissé croître, et je prenais tellement de précautions pour ne pas être reconnu, que maître Lapierre vivait à cet égard dans une parfaite sécurité.

« J’en profitais pour faire, moi aussi, mes petites affaires, c’est-à-dire pour accumuler contre lui autant de preuves que possible – une somme suffisante pour le faire fusiller comme un espion ennemi ; et je vous assure que je ne regardais pas beaucoup aux moyens à employer, lorsqu’il s’agissait d’augmenter ma liste.

« Un soir entre autres que, par une nuit obscure, il revenait clandestinement du quartier-général ennemi, je m’embusquai sur son passage et, après l’avoir rossé à mon goût, je le dévalisai de ses papiers, ni plus ni moins que si j’eusse été un voleur de grand chemin.

« Ce bel exploit compléta mon dossier ; car il se trouva que le misérable portait sur lui, cette nuit-là, une véritable cargaison de papiers compromettants : correspondances secrètes, instructions, etc., de quoi faire fusiller dix espions.

« Je me décidai alors à ne plus retarder le châtiment et à frapper un coup décisif.

« Ma qualité de secrétaire du général commandant l’armée me permettait de le voir à toute heure. J’allai le trouver cette nuit-là même. Le général n’était déjà plus à sa tente. Tout le camp était en mouvement. Nous marchions à l’ennemi.

« La bataille s’engagea sur toute la ligne, furieuse, épouvantable. Nous fûmes battus et obligés de retraiter précipitamment bien en arrière de nos lignes précédentes.

« C’est dans cette affreuse retraite que je fus blessé d’un coup de feu, qui mit fin à ma carrière militaire.

« On m’évacua vers le nord, et comme ma convalescence traînait en longueur et que, d’ailleurs, je ne pouvais espérer reprendre mon service de sitôt, j’obtins mon congé et je revins au pays.

— Et Lapierre ? demanda Champfort.

— Je ne l’ai plus revu qu’ici, à Québec, lorsqu’il revint des États-Unis. C’est la Providence, comme je l’ai dit, qui le jette sur ma route. Cette fois-ci, il ne m’échappera pas.

« — C’est à moi qu’il appartient ! rugit le Caboulot, dont la physionomie était transformée et qui lançait des éclairs par ses yeux bleus. »