Le Roi des étudiants/On se reconnait

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 58-63).

Chapitre VIII

On se reconnaît


On conçoit l’étonnement des étudiants à cette exclamation véhémente de l’enfant.

Chacun se demandait par quelle crise passait le camarade et quelle raison il pouvait avoir pour réclamer ainsi le droit de punir Lapierre ; puis, rapprochant cette toquade de la singulière agitation qu’il avait manifestée pendant le récit de Després, on était bien empêché de trouver une réponse.

Pourtant Lafleur, rarement à court, en exhuma une de sa cervelle empâtée :

« Il est saoul, mes amis, dit-il, saoul comme cent mille Polonais.

— Tiens, c’est une idée ! bégaya Cardon.

— C’est ton mauvais whisky qui lui vaut ça, Cardon, pourvoyeur malhonnête que tu es !

— Mon whisky, mauvais ?… Tu peux bien le dire, à présent que tu en as plein ta vilaine trogne, riposta Cardon, blessé dans sa dignité de fournisseur.

— Trogne toi-même !

— Assez ! mes amis, intervint Després, n’allez-vous pas vous chicaner, maintenant ? »

Puis, se tournant vers le Caboulot qui était assis près de la table, le front dans ses mains :

« Voyons, Caboulot, lui dit-il, prouve à ces deux ivrognes que tu n’es pas saoul et que tu parles sensément. »

Pour toute réponse, le jeune homme se leva en face de Després et le toisant minutieusement :

« Oui, c’est bien Gustave, murmura-t-il comme se parlant à lui-même. Seulement, tu es si changé depuis sept ans, que je ne t’aurais certes pas reconnu, sans cette histoire…

— Que veux-tu dire ? demanda Després, qui, à son tour, regardait le petit étudiant dans les yeux et lui trouvait une bizarre ressemblance.

— Je veux dire, répondit l’enfant d’une voix émue, que la destinée a d’étranges voies et qu’elle place aujourd’hui en face l’un de l’autre deux hommes qui étaient amis de vieille date, sans se connaître…

— Mais nous nous connaissons depuis plus d’un mois !

— Oui, de figure. Mais te serais-tu imaginé, mon vieux Gustave, que sous le sobriquet de Caboulot – donné par les camarades – devait se lire le nom de Jacques Gaboury ?

— Toi, Jacques Gaboury, le petit Jacques que j’ai sauvé là-bas, le frère de… Louise ! exclama Després, en mettant ses deux mains sur les épaules de l’enfant et le dévorant du regard.

— Oui, c’est bien moi ; c’est bien le petit gamin qui allait se noyer dans le Richelieu, sans ton secours.

— Qui aurait pu dire ?… murmura le Roi des Étudiants. En effet, ta figure me revient maintenant, malgré que je n’aie pas eu l’occasion de te voir longtemps là-bas.

— Seulement le temps des vacances… J’étais au collège, vois-tu.

— Je me souviens, je me souviens… Comme tu es changé, mon pauvre Jacques ! Ce sont bien les mêmes traits principaux, les mêmes yeux, surtout… Mais tout cela a pris des formes plus accusées… Et puis, tu as grandi, tu t’es développé — si bien que je ne t’aurais certainement, pas reconnu, mon cher enfant.

— Ce n’est pas étonnant, Gustave ; je n’avais guère qu’une dizaine d’années lorsque tu venais… chez nous, et l’on ne fait pas beaucoup attention à un gamin de cet âge.

— Tu as raison. Mais, toi, est-ce que ma figure ne t’a pas frappé ?

— Mon Dieu, non : tu n’es plus le même homme. Ta moustache a poussé, ton teint est plus brun, ta voix est changée aussi… de sorte qu’il faut le savoir pour retrouver, dans le Roi des Étudiants, Gustave Després, le joyeux garçon qui s’appelait là-bas Gustave Lenoir.

— Que veux-tu ? la tempête ne mugit pas dans la cime du sapin le plus vigoureux sans y laisser de traces, sans en changer l’aspect. J’ai passé par bien des épreuves depuis le bon temps où nous nous sommes connus pour la première fois, et mon front en garde les empreintes indélébiles.

— Pauvre Després ! Permets-moi de te conserver ce nom, sous lequel j’ai renoué notre amitié d’autrefois,

— Non seulement je te le permets, mais encore je t’en prie, toi et les autres. C’est le nom de ma mère, et, ce nom… le pénitencier ne l’a pas sur ses registres d’écrou. »

Le Caboulot courba la tête et garda le silence.

Champfort, Cardon et Lafleur ne disaient mot.

Le premier admirait les mystérieux décrets de la Providence, qui faisait converger sur la tête du coupable Lapierre toutes ses voix accusatrices et se disposait à le frapper.

Quant aux deux autres, gorgés de whisky et ahuris par tous les étonnements de cette nuit mémorable, ils se demandaient sérieusement s’ils n’assistaient pas à une représentation dramatique et attendaient tranquillement, la fin de la pièce pour se communiquer leurs impressions.

Au bout de quelques secondes, Després regarda son petit ami et lui demanda d’une voix mal assurée :

« Et… "elle" ?

— Tu veux savoir où elle est ?

— Oui.

— À Québec.

— Seule ?

— Avec mon père et moi.

— Ta mère est donc… ?

— Morte, mon vieux, morte de chagrin.

— Pauvre femme ! »

Le Caboulot essuya une larme.

« Oh ! Louise fut bien coupable, dit-il, mais elle a terriblement expié son erreur ; elle a bien souffert…

— C’était justice ! murmura Després.

— Oh ! ne la condamne pas, Gustave ; ne sois pas inexorable pour ma pauvre sœur. Si toutes les larmes du cœur peuvent effacer une faute, la sienne mérite pardon et indulgence. »

Després ne répondit pas, mais un éclair traversa sa prunelle sombre et sa figure prit une dure expression d’inflexibilité.

En ce moment, trois heures du matin sonnèrent à l’horloge de la pension. Champfort se leva.

« Trois heures, dit-il : je rentre.

— Je t’accompagne, répondit Després ; nous aurons beaucoup à causer.

— Attendez, dit à son tour le Caboulot ; je retourne à la maison, moi aussi ; nous ferons un bout de chemin ensemble.

— Partons, firent les jeunes gens.

— C’est ça ! grommela Lafleur ; allez-vous-en tous et laissez-nous, à Cardon et à moi, la besogne d’achever la bouteille qui reste.

— Garde-la pour demain, dit Després.

— Jamais ! protesta majestueusement le diurne homme. Morguienne ! ce serait du propre : Lafleur reculer devant une bouteille ! Allons, estimable compagnon de la bamboche, illustre pourvoyeur Cardon, un petit… un dernier coup de cœur ! »


C’est notre grand-père Noé,
Patriarche digne,
Que l’bon Dieu nous a conservé
Pour planter la vigne…


Cardon ne répondit pas ; il ronflait comme un cachalot.

Le chanteur eut beau enfler sa voix pour reprendre :


Il se fit faire un bateau
Pour se promener sur l’eau
Pendant le déluge……


rien n’y fit : le célèbre Cardon ne bougea pas.

Quant aux trois autres, ils étaient déjà dans la rue, où les échos de la voix éraillée de Lafleur leur arrivaient par bouffées intermittentes.