Le Roi des étudiants/Le drame dans l’îlot

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 43-52).

CHAPITRE VI

Le drame de l’îlot


Després, après s’être recueilli un instant, reprit ainsi sa narration :

« La découverte de la honteuse trahison dont j’étais victime avait réveillé dans mon cœur une foule de passions assoupies jusqu’alors. De sombres idées de vengeance m’agitaient, et c’est sous l’empire d’une de ces colères blanches qui ne raisonnent pas que je pris un parti.

« Je gravis au pas de course le côteau qui conduisait à la maison de mon père ; et, après avoir rendu compte à ce dernier de ma mission, je lui dis qu’une affaire importante m’obligeait à repartir de suite, et le priai de ne pas révéler à personne mon retour nocturne à Saint-Monat.

« Le bon vieillard parut quelque peu étonné de mes allures mystérieuses ; mais je le rassurai en lui disant qu’il s’agissait tout simplement d’un pari à gagner, et je fis mes préparatifs de départ.

« Ce ne fut pas long.

« De l’argent, quelques hardes, des provisions pour deux jours et une paire de revolvers chargés composèrent mon bagage, et je quittai la maison paternelle comme deux heures du matin sonnaient au coucou du salon.

« Une vingtaine de minutes plus tard, j’étais installé dans le fourré le plus épais de l’îlot, ayant eu soin de hâler mon canot à sec et de le dissimuler dans un fouillis de broussailles.

« Mon intention, en choisissant cet endroit solitaire pour y passer la journée, était d’abord d’empêcher que Lapierre n’eût vent de mon retour, ensuite d’être plus à portée d’observer ses allées et venues.

« Rien d’extraordinaire ne se passa, jusqu’au soir.

« Mon ex-ami alla bien, comme d’habitude, chez mon père et chez quelques autres personnes du voisinage, mais son canot ne bougeait pas.

« La nuit vint, sombre, silencieuse – une vraie nuit de contrebandier, de bandit. Je distinguais à peine les deux rives du fleuve ; et si quelques maigres rayons d’étoiles n’eussent percé l’obscurité compacte, il m’aurait été bien difficile de constater le départ du coquin.

« Heureusement, mes yeux s’y firent à la longue, et, vers dix heures environ, je pus y voir le canot de Lapierre se dessiner sur le fleuve comme une ombre légère et glisser rapidement vers l’îlot.

« Arrivé à la pointe sud, au lieu de passer outre, comme je m’y attendais, le canot vint s’y ensabler, et l’homme qui le montait sauta à terre et alla déposer, non loin de là, derrière un rocher, quelque chose qui me parut être un paquet de hardes.

« Avant, que je fusse revenu de mon étonnement, le canotier avait rejoint son embarcation et nageait ferme dans la direction de la rive gauche.

« Je lui laissai prendre un peu d’avance, puis, à mon tour, je sautai dans mon canot et m’élançai silencieusement sur ses traces.

« Après une dizaine de minutes de cette chasse nocturne, j’abordais dans ma petite crique de la veille et je me glissais sans bruit jusqu’à mon poste d’observation de la nuit précédente.

« Lapierre était déjà rendu près de la maison. Je vis sa silhouette qui s’estompait faiblement sur le mur blanchi à la chaux.

« Tout semblait sommeiller dans la maison. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres. Le monotone trémolo des grenouilles dans les ajoncs du rivage interrompit seul le silence pesant de la nuit.

« Tout à coup, j’entendis crier les gonds d’une porte qui s’ouvrait ; puis des pas légers se firent entendre, et Louise, en costume de voyage parut auprès de Lapierre.

« — Enfin, vous voilà ! fit le coquin.

« — Mon Dieu ! répondit la jeune fille d’une voix navrée, à quelle affreuse démarche m’obligez-vous ?

« — Allons, voilà vos terreurs puériles qui vous reprennent.

« — Mes bons parents, les abandonner ! ce pauvre Gustave, le trahir !

« — Mais, ma chère, vous les reverrez, vos parents – car, une fois mariés, nous reviendrons ; quant à cet imbécile de Gustave, vous me feriez plaisir en le laissant là où il est.

« — Il me semble que je fais un rêve terrible et que je ne pourrai jamais me résoudre à vous suivre.

« — En ce cas, éveillez-vous et prenez vite une décision, car je n’ai aucunement l’intention de passer ainsi toutes les nuits à courir sur le fleuve.

« — Si nous attendions encore quelques jours…

« — Pas une heure. C’est assez d’enfantillage comme cela. Suivez-moi cette nuit même, ou retournez à votre premier amoureux… Il n’est pas fier, ce bon enfant-là, et il se fera un honneur de recueillir les débris de ma succession.

« Remarquez en passant, messieurs, comment le brutal Lapierre traitait cette jeune fille, qu’il prétendait, aimer et quelle abjecte soumission Louise avait pour lui. Il est certaines femmes qu’il faut tenir ainsi dans une crainte salutaire… La verge leur est douce et les coups de fouet leur semblent des caresses.

« Pauvre et sotte humanité !

« Mais je poursuis… Après quelques secondes, Louise répondit brusquement :

« — Vous le voulez, Joseph ? Eh bien ! que notre destinée s’accomplisse : emmenez-moi.

« Le ravisseur ne se le fit pas dire deux fois. Il saisit la jeune fille dans ses bras et la transporta dans son canot. Puis il poussa au large et disparut sur le fleuve sombre.

« Mais je l’avais prévenu. Aux dernières paroles de Louise, j’avais regagné à pas de loup mon embarcation, et je fuyais comme une flèche vers l’îlot, lorsque les fuyards se détachèrent de la rive.

« En un clin d’œil, j’avais atteint l’endroit où Lapierre, une heure auparavant, avait mis pied à terre. J’étais sûr que le coquin s’y arrêterait encore, et je l’attendais, un revolver dans chaque main, et blotti derrière un rocher.

« J’étais résolu à tout pour empêcher le rapt de se consommer ; et, plutôt que de laisser impunies les basses insultes de Lapierre et sa hideuse trahison, j’aurais volontiers déchargé les douze coups de mes revolvers sur son canot, au risque de tuer Louise, s’il eût dépassé la pointe de l’îlot sans s’y arrêter.

« Heureusement pour la jeune fille, il n’en fut rien. Lapierre rama dans ma direction et vint atterrir à une dizaine de pas de moi.

« Il était d’humeur charmante, le digne homme, et ce fut d’une voix extrêmement aimable qu’il dit à sa compagne, en la débarquant dans ses bras :

« — Eh bien ! ma chère Louise, que vous en semble ? jusqu’ici notre fuite n’est-elle pas une délicieuse promenade nocturne ?

« — Il fait bien noir… murmura la jeune fille.

« — Hé ! c’est justement la nuit qu’il nous faut : pas un air de vent, pas un rayon de lune – une véritable nuit d’amoureux !

« — Je voudrais bien partager votre opinion ; mais – vous le dirais-je ? – cette obscurité et ce silence me pèsent : il me semble que quelque chose de lugubre plane dans les airs.

« — Encore ?… Je parie que c’est l’ombre courroucée de votre ex-amoureux Després que votre esprit y voit.

« — Ne riez pas : c’est, en effet, à Després que je pense avec effroi.

« — Ho ! ho ! la bonne farce ! Tenez, moi aussi l’image de cet excellent Gustave me trotte un peu dans la cervelle, je l’avoue ; mais cette image, loin de me faire peur, me tient au contraire en gaieté. Je donnerais tout au monde pour voir quelle tête fera notre écolier, lorsqu’il ira demain chez votre père et constatera que vous lui avez brûlé la politesse, en compagnie de son bon ami Lapierre…

« — La tête qu’il fera ? m’écriai-je d’une voix terrible, tu vas le voir de suite, misérable, car me voilà ! »

« Et me redressant en face des fuyards, d’un coup de pied violent, je repoussai au large leur canot, qui partit à la dérive et disparut aussitôt dans l’obscurité.

« Lapierre et Louise restèrent pétrifiés et ne purent que pousser chacun une exclamation :

« — Després ! Gustave !

« — Oui, c’est bien moi, Gustave Després ! repris-je avec force – Gustave Després, qui en échange du petit service qu’il vous a rendu de vous sauver la vie, vous avez constamment trompé tous deux ; Gustave Després qui a entendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vous avez en tête ; Gustave Després, enfin, qui s’est constitué votre juge et vient vous porter la sentence que vous méritez !

« — Et quelle est cette sentence, Votre Honneur ?

« — La mort ! répondis-je d’une voix stridente.

« — Pour tous deux ?

« — Pour toi seul, coquin.

« — Et pour mademoiselle ?

« — Le mépris !

« — Ho ! ho ! fit Lapierre avec un rire forcé, vous n’y allez pas de main morte, monsieur le juge !

« — Je me venge ! fut la réponse.

« Malgré son audace, le jeune homme tressaillit, car il y a de ces accents qui portent immédiatement la conviction.

« Pourtant, il feignit encore de badiner.

« — Qui sera l’exécuteur des hautes œuvres ? ricana-t-il.

« — Moi !

« Et, exhibant aussitôt mes revolvers, j’ajoutai :

« — Il y en a un pour toi et un pour moi. Nous nous placerons à chacune des extrémités de l’îlot, et nous tirerons à volonté nos six coups.

« Lapierre recula.

« — Un duel ? fit-il.

« — Oui, un duel, un duel loyal ! car si je veux ta vie, ce n’est point par un assassinat que je prétends l’avoir.

« — Un duel sous les yeux d’une femme ?

« — Cette femme en est la cause : il faut qu’elle voie son œuvre.

« — C’est une lâcheté cruelle !

« — Il te sied bien, Joseph Lapierre, de parler de lâcheté, toi que je surprends en flagrant délit de trahison, en train de déshonorer à jamais une famille respectable. Mets de côté ces airs de chevalerie qui ne te vont pas, et prépare-toi plutôt à disputer ta misérable vie.

« — Et si je ne veux pas me battre, moi ?

« — Si tu refuses de te battre, infâme larron d’honneur, aussi vrai que Dieu m’entend, je vais te tuer comme un chien.

« Pour le coup, Lapierre vit que j’étais sérieux et qu’il fallait s’exécuter coûte que coûte. Il se mit à trembler tout de bon.

« — Au moins, dit-il, mettons Louise à couvert ; tu n’as pas envie de l’assassiner, je suppose ?

« — Pas le moins du monde. Il y a, de l’autre côté de l’îlot, un amas de roches derrière lesquels elle se blottira. Si je te tue, comme je l’espère bien, je m’engage à la ramener chez elle dans mon canot, que j’ai caché à quelques pas d’ici ; si tu es vainqueur, tu agiras à ta guise. Allons, fais vite, où je vais te frotter les côtes pour te donner du courage.

« Ce coup d’éperon parut transformer Lapierre. Il bondit vers la jeune fille et, malgré ses supplications et ses gémissements, la transporta au lieu convenu.

« Puis, revenant vers moi, il me cria d’une voix sauvage :

« — À nous deux, maintenant !… Ah ! mon petit Després, tu veux du sang ! Eh bien ! je vais voir de quelle couleur est celui d’un amoureux déconfit. Où est mon revolver ?

« — Je viens de le déposer sur le paquet de hardes que tu destinais à mademoiselle, vilaine caricature de Don Juan ! répondis-je, en gagnant à la hâte l’extrémité nord de l’îlot.

« Il était alors environ minuit.

« Le temps était toujours sombre. La lune n’étant pas encore levée, c’est à peine si la clarté blafarde des étoiles permettait de voir à quelques pas devant soi.

« C’était donc à peu près au hasard que nous allions tirer, à moins de marcher l’un sur l’autre, ou, ce qui serait mieux, de nous guider sur notre feu réciproque.

« Je me faisais ces réflexions, tout en cherchant un abri quelconque, lorsqu’une détonation retentit et qu’une balle siffla à mon oreille.

« Je me retournai vivement et ripostai au hasard.

« Je n’avais pas abaissé mon arme que, pan ! une autre détonation suivit et qu’une seconde balle me passa dans les cheveux.

« — Hum ! me dis-je, il paraît que maître Lapierre attend mon feu pour mieux viser. Ce n’est pas si bête pour un coquin de son acabit.

« Cette constatation faite, j’avançai de quelques pas et tirai à mon tour sur une ombre qui semblait se mouvoir.

« Un coup de feu me répondit immédiatement, mais, cette fois-ci, à une trentaine de pieds de moi tout au plus. La balle fit éclater une branche à mes côtés.

« – Tant mieux ! murmurais-je, Lapierre marche sur moi, comme je marche sur lui. Ce sera plus tôt fini.

« Et je lâchai mon troisième coup.

« Mais, rendu prudent par les sifflements désagréables que mes oreilles n’avaient que trop perçus, je m’étais aussitôt jeté à plat-ventre.

« Cette précaution me sauva la vie, car Lapierre m’envoya sa quatrième balle à quelques pouces seulement au-dessus de la tête.

« En ce moment, je vis pendant deux secondes sa silhouette se dessiner près d’un arbuste. Mon revolver était en position : je tirai.

« Un cri terrible se fit entendre et j’entendis le bruit d’un corps pesant s’affaissant dans le feuillage.

« — Justice est faite ! je suis vengé ! m’écriai-je.

« Et, bondissant par dessus le cadavre, je courus à l’endroit où Louise attendait le résultat de la lutte. Elle était probablement évanouie au premier coup de feu, car je la trouvai sans connaissance, les mains cramponnées au rocher qui lui servait d’abri.

« — Pauvre enfant ! murmurai-je, si ce misérable que je viens de tuer ne s’était pas rencontré sur notre chemin, comme nous aurions été heureux !

« Mais je n’avais ni le temps ni la volonté de m’attendrir. Je la transportai dans mon canot et la ramenai chez elle.

« Au moment où je la déposais près de la maison de son père, elle reprit ses sens et me reconnut.

« Après m’avoir regardé avec effroi pendant quelques secondes, elle détourna la tête et ses lèvres murmurèrent un mot sanglant :

« — Assassin !

« — Vous vous trompez, mademoiselle, répliquai-je gravement. Ce n’est pas moi, mais bien votre coquetterie qui a couché dans les bruyères de l’îlot l’homme qui y dort son dernier sommeil. Souvenez-vous-en, Louise, et… adieu !

« Je m’éloignai rapidement, l’âme remplie d’une mortelle tristesse, et, toute la nuit, je remontai le Richelieu à grands coups d’aviron. »