Aller au contenu

Le Roman d’Hippolyte/I/05

La bibliothèque libre.
La Renaissance du livre (7p. 59-75).
◄  IV
VI  ►


V


Les Lauwers habitaient, quai de Mariemont, une vaste demeure dont la façade, perpétuellement salie par les poussières des bateaux charbonniers, n’en gardait pas moins un aspect avenant et sympathique.

C’étaient de bonnes gens qui jouissaient de l’estime générale. Mme Lauwers, petite femme d’assez forte complexion, mais très remuante malgré son obésité, avait été jolie et gardait, bien au delà de la quarantaine, une étonnante jeunesse de teint et de regard. Intelligente, de caractère enjoué, elle était la meilleure des épouses et des mères.

Pour M. Lauwers, il formait au physique un violent contraste avec sa compagne : grand, élancé, il mesurait six pieds et presque autant de pouces. Âgé de cinquante ans, la chevelure coquettement grisonnante, il ne semblait nullement disposé à vieillir et demeurait d’une activité extraordinaire. Son visage maigre, allongé, où les yeux brillaient, très vifs, derrière le pince-nez, avait de la distinction et rappelait certaines figures de Van Dyck.

Personne n’apportait plus de conscience en affaires ; c’était un grand travailleur, ingénieux, fertile en idées pratiques et qui méritait sa réputation dans le monde du bâtiment. Avec cela gai, généreux, plein d’élan à rendre service et, la journée finie, sachant déposer les soucis du métier pour se consacrer à sa famille et à ses amis.

Sa fille Suzanne lui ressemblait beaucoup au physique et au moral ; elle était grande, bien qu’elle eût dix-sept ans à peine, et promettait d’être fort jolie. Une superbe chevelure hardiment relevée, posait sur sa tête charmante un casque blond aux reflets mordorés. Rieuse à belles dents, bien pourvue de bonté et de tendresse, elle faisait l’adoration de son père pour qui chacun de ses retours d’Angleterre, où elle complétait son éducation, valait une fête carillonnée. Aussi, aspirait-il à la voir rentrer « au quai » définitivement pour aider sa mère dans la tenue du ménage et remplir les gracieux devoirs incombant à la « demoiselle de la maison ».

Par contre, son fils Michel lui donnait moins de satisfaction, quoiqu’il ne méconnût point ses précieuses qualités ; mais le caractère violent du garçon, son goût pour la flânerie n’étaient pas sans lui causer beaucoup d’inquiétudes.

À la suite d’échecs successifs, il n’avait pu s’empêcher d’adresser au jeune étudiant quelques remontrances bien senties que celui-ci n’avait point acceptées sans dépit ; aussi se dressait-il depuis lors entre le père et le fils une certaine barrière de mauvaise humeur dont l’affectueuse politique de Mme Lauwers ne parvenait pas toujours à conjurer les fâcheux effets.

« Recalé » par deux fois à l’examen, le jeune Michel avait été obligé de doubler son année de candidature en droit en même temps qu’il entrait à la caserne ; cette incorporation, fût-ce même dans le bataillon universitaire, n’était pas faite pour stimuler son zèle et lui assurer une meilleure chance devant le jury.

M. Lauwers redoutait surtout que son fils n’eût de mauvaises fréquentations et ne pouvait assez blâmer ses diatribes à l’égard des jeunes gens studieux et bien élevés qui faisaient partie de sa classe. Ceux-ci, à en croire le paresseux, n’étaient que des snobs et de « parfaits crétins ». Il les accablait de son mépris et ne se faisait pas faute de les railler, de les humilier au besoin, non qu’il fût méchant et hargneux de sa nature, mais parce que son caractère emporté lui commandait des attitudes pourfendantes.

Une fois, il était rentré chez lui en proie à une vive surexcitation :

— Figurez-vous qu’il y a dans notre cours une sorte de « fransquillon » qui veut faire de ses embarras parce qu’il a été à Paris… Il faut l’entendre pincer son français ! C’est à crever de rire. Et le comble, c’est qu’il s’appelle Platbrood !

Il lui paraissait vraiment excessif qu’affublé d’un nom pareil, on s’avisât de bien parler et de n’être pas grossier. Aussi, tous les jours, c’était contre le jeune homme un grief nouveau. Mais ça allait finir. Il materait ce type-là !

Or, un beau matin, comme il revenait de l’Université, il dit à sa mère sans autre préambule :

— Ah, tu sais, maman, le jeune « Français » viendra dîner samedi à la maison…

— Tiens, fit Mme Lauwers stupéfaite, je croyais que vous ne vous entendiez pas tous les deux !

— Oh ! c’est fini, maintenant, répondit le jeune homme. Hippolyte Platbrood est un très gentil garçon. Nous sommes camarades…

— À la bonne heure ! s’exclama la grosse dame toute réjouie, ton ami sera le bienvenu.

Et c’est ainsi que, le samedi suivant, Hippolyte avait fait d’emblée la conquête du « quai ».

Comme les jeunes gens avaient décidé de revoir ensemble les matières de l’examen, ils prirent l’habitude de se rendre tour à tour l’un chez l’autre à la satisfaction mutuelle de leurs parents qui, sans se connaître encore, s’estimaient depuis longtemps de réputation. Bientôt, il n’y eut plus de gala au quai de Mariemont ou rue des Chartreux sans qu’on y rencontrât les deux amis.

Ils étaient devenus inséparables. Bien que leurs natures fussent opposées en beaucoup de choses, ils s’entendaient à merveille, intéressés d’ailleurs par leurs goûts différents et trouvant dans la controverse et la discussion de leurs idées un agrément sans cesse renouvelé. Mais c’était Hippolyte qui, jusqu’à présent et sans le savoir, exerçait sur son camarade l’influence la plus marquée. À son contact, le turbulent Michel perdait de sa hâblerie, de son emportement ; sa langue s’épurait d’un tas d’expressions brutales et malséantes ; il travaillait aussi avec moins de nonchalance et d’ennui, ayant trouvé son entraîneur.

Par contre, Hippolyte admirait beaucoup la vive intelligence de son ami et s’étonnait qu’avec ses curiosités scientifiques il se fût dirigé vers le barreau. La rudesse de Michel n’était qu’à fleur de peau ; il savait être bon, mais il l’était sans aucune espèce de sentimentalité ni de raffinement. Il ne perdait jamais de temps à rêver : son perpétuel besoin d’action impressionnait fort Hippolyte qui, lui, était un peu lent parfois à se décider et à agir à cause de son âme plus sensible, contemplatrice de mouvants nuages. Platbrood était le plus « venustus et dicax », comme on disait au temps de Cicéron, mais Lauwers avait peut-être un fond inné d’entendement et de conception qui, bien mis en œuvre et développé par l’étude, pouvait l’élever un jour au-dessus de la moyenne des esprits et mettre en relief sa personnalité. Quelques articles de lui parus dans le Journal des Étudiants et qui répondaient à des provocations de casquettes louvanistes, montraient déjà la clarté de son esprit, le nerf d’un style précis, une logique de « debater » dépouillée de toute vaine littérature.

Quant à Hippolyte, il ne s’était encore essayé qu’à de petites nouvelles, voire à des sonnets joliment rimés et pensés. Il était le plus artiste des deux, tandis que Michel, épris de faits et de science, s’avérait déjà penseur positif et combatif.

Cependant, Mlle Lauwers était revenue d’Angleterre à l’occasion des vacances de Pâques, prétexte excellent pour que l’on conviât tout de suite quelques amis à dîner.

On recevait cordialement au quai, avec abondance sinon avec faste. Les invitations se faisaient sans cérémonie, souvent même à la dernière minute ; au surplus, il n’était pas rare que l’entrepreneur ramenât avec lui quelques camarades rencontrés en chemin. La maîtresse de maison ne s’émouvait pas de si peu : vite, on ajoutait des couverts et l’on rapprochait les chaises, à moins qu’on ne trouvât plus expéditif d’allonger la table d’une planche ou deux.

Ces réunions du « quai » avaient une physionomie spéciale : on y rencontrait des types bien tranchés de toutes les professions, de toutes les catégories sociales. Bien qu’elles fussent la plupart du temps improvisées, on y retrouvait presque toujours un ahurissant mélange d’industriels, de fonctionnaires, d’hommes de loi et de lettres, d’officiers, de docteurs, voire de rapins. Parfois, au milieu de ces citadins autochtones ou déracinés, apparaissaient quelques francs provinciaux, une famille de Lodelinsart ou de Godarville en vacances, un vieux mayeur, un gros notaire de Morlanwelz ou de Boussu, tous ces gens plus ou moins cousins des amphytrions, à la mode wallonne, et dont la langue appuyée, les idiotismes régionaux détonnaient joyeusement dans les conversations.

Le dîner d’aujourd’hui ne réunissait qu’une douzaine de personnes, ce qui formait une bien petite table pour le « quai ». Mais, comme de coutume, les convives y étaient agréablement divers et les maîtres du logis pleins de jovialité et de bonne franquette.

Ce fut ce soir-là que le jeune Platbrood fit la connaissance de Mlle Lauwers dont il avait si souvent entendu parler sans l’avoir jamais rencontrée.

— Tiens, l’Anglaise, dit Michel avec cette rudesse dont les frères usent volontiers avec leurs sœurs, voici le Français annoncé dans mes lettres. On vous a placés à côté l’un de l’autre. Entendez-vous… cordialement, hein ?

À première vue, la demoiselle lui parut d’aspect assez agréable mais sans plus. Il est vrai qu’il était distrait, visiblement préoccupé pour le moment par la solution d’une étrange énigme. Ne venait-il pas de découvrir dans l’un des cahiers que lui avait tantôt renvoyés la belle étrangère, un billet sur lequel étaient griffonnés ces mots : « Il y a des pays où la coutume ne défend pas à une femme de se déclarer la première. »

Était-ce une note oubliée par mégarde et qui, sans paraître avoir rien de juridique, pouvait à tout prendre se rattacher à l’histoire des mœurs et du droit dans certaines contrées ? Il tâchait à le croire tant il lui semblait audacieux d’interpréter un tel geste comme une avance que l’on faisait à ses propres sentiments.

Entêté à ce problème, il se perdait en conjectures et répétait en lui-même la phrase mystérieuse. En cet état de trouble, rien qui lui apparût difficile et surtout pénible comme d’amorcer la conversation avec Mlle Lauwers. Il fallait bien pourtant qu’il s’y décidât ; car une redoutable provinciale placée à sa droite, la veuve d’un brasseur du Borinage, le guettait du coin de l’œil dans l’intention manifeste de fondre sur lui dès qu’elle aurait expédié un vieux et loquace voisin. Voyant le danger, il fit un effort héroïque qui aboutit à cette banalité :

— Et vous avez fait une bonne traversée, Mademoiselle ?

À peine s’il s’était écouté lui-même, car il pensait en ce moment : « Et comment ferai-je demain ? Faut-il restituer ce billet ? Dois-je feindre plutôt d’ignorer… »

Cependant, la jeune fille répondait à sa question :

— Mais oui, excellente, Monsieur. Il faisait très beau temps.

Effrayé de nouveau par sa voisine de droite qui louchait de son côté, il craignait de laisser tomber la conversation et poursuivit :

— Je vous félicite, car la Manche est parfois très méchante.

— Oh, dit-elle en souriant, elle ne m’a jamais fait beaucoup de mal. J’ai le pied marin et le cœur aussi !

Il demeura surpris, un moment, de cette allusion un peu hardie au sea scickness autant que de la musicalité d’une voix où il y avait une pointe d’accent anglais, très originale. Puis retombant à sa taciturnité, il continua doucement pour dire quelque chose :

— Et vous aimez les Anglais, Mademoiselle ?

Elle voyait bien qu’il n’obéissait qu’à un devoir de politesse et n’accordait aucun intérêt à ses réponses ni à sa personne. La prenait-il, par hasard, pour une little girl, en dépit de ses dix-sept ans sonnés ? Cette pensée l’amusa beaucoup :

— Si j’aime les Anglais ? dit-elle avec bonne humeur. Oh mais, Monsieur, vous êtes très indiscret !

Elle le regardait avec tant de gaîté et de franchise qu’il fut bien obligé cette fois de remarquer ses opulents cheveux blonds, ses grands yeux bleus et la beauté d’une carnation à laquelle un semis de taches de rousseur éparpillées à la racine du nez ajoutaient une saveur étrange. Quelles dents aussi ! Elles faisaient des éclairs quand elle parlait. Une grâce pleine d’espièglerie émanait de cette gentille pensionnaire.

Alors, le jeune homme se passa la main sur le front comme pour chasser l’image obsédante ; sa figure grave se détendit, s’éclaira d’un sourire ;

— Excusez-moi, Mademoiselle, implora-t-il ; c’est vrai, je vous pose des questions bêtes… Je manque d’imagination ce soir quand je devrais au contraire…

Il n’osa achever, sentant qu’il glissait sur la pente du fade compliment.

— Oui, poursuivit-il, je suis ou du moins j’étais tourmenté, j’avais des… Voyons, comment dites-vous ça en anglais ? C’est très joli en anglais…

Spleen, black thoughts, low spirits…

— Voilà… Un peu de tout ça en même temps…

— Vous êtes pour les mélanges ?

Elle le regardait d’un petit air entendu où il y avait d’ailleurs assez de malice pour qu’il se tînt sur ses gardes.

— Ne vous inquiétez pas, reprit-elle, c’est probablement à cause de l’examen. Oh, je connais ça : j’ai éprouvé la même chose à la veille des compositions…

Elle prononçait « chaose » comme une Anglaise, sans le savoir, et c’était fort agréable.

— Oh non, fit-il avec une sincérité imprudente, l’examen ne me préoccupe pas plus qu’il n’inquiète, je suppose, l’insouciant Michel. Non, ce n’est pas cela. Mon cas est plus complexe, plus…

Il hésitait à dire le mot.

— Sentimental, peut-être, aida la jeune fille en portant un verre d’eau à ses lèvres mais d’un mouvement trop prompt pour que ce geste ne servît pas à cacher un peu d’espièglerie. Il ne pouvait s’y méprendre et s’alarma soudain à l’idée que Michel avait sans doute entretenu sa sœur de leur belle condisciple.

Il allait protester de son air le plus ingénu quand une servante interposa entre eux sa robuste personne, plus volumineuse encore d’un énorme poulet de Bruxelles qu’elle portait superbement comme dans un tableau de Jordaens. Aussitôt, la jeune fille fut accaparée par son voisin de gauche, un receveur des contributions en retraite, tandis qu’Hippolyte devenait la proie de la redoutable commère flanquée à sa droite.

Il essaya bien d’abord de lui échapper, feignit d’être distrait, même un peu sourd, toussa, s’étrangla presque pour laisser enfin tomber sa serviette qu’il mit un temps infini à repêcher sous la table : toutes ces petites ruses, dont il ne se dissimulait pas d’ailleurs la maladresse, ne servirent de rien. Il était pris : déjà l’impitoyable quinquagénaire le couvait d’un regard tendre et commençait à lui débiter ses impressions de provinciale. C’était une vieille belle qui avait d’épaisses mains rouges, enflées comme des gants d’enseigne et chargées de bagues, des cheveux d’un blond poussiéreux et mort, sans oublier une « chienne » postiche qui, mal agrafée, pendait de travers sur son front ridé.

Un corsage rose, façonné à la dernière mode de Boussu, découvrait un large pan de sa poitrine enfarinée sur quoi retombait une cascade de gras mentons. Les minauderies de la veuve, ses pendeloques carillonnantes et, plus que tout le reste, son accent qui tirait les mots en longueur, telles de sirupeuses babelutes, épouvantaient le jeune homme, comme s’il se fût trouvé auprès d’une autre Malvina Rampelbergh, wallonne à présent ! Et il la comblait de malédictions silencieuses en même temps qu’il jetait des regards désespérés à son ami Michel qui, très occupé là-bas au bout de la table, lui décochait à la dérobée des clins d’yeux malicieux, sans venir à son secours.

En le voyant ahuri et désemparé, la vieille coquette n’en prenait qu’une meilleure opinion de ses charmes :

— Bruxelles est une ville bien plaisante, dit-elle d’une voix doucereuse, mais que les Bruxellois sont donc osés à l’égard des pauvres dames seules !

Est-ce que cet après-midi, à la sortie d’un grand magasin, un suiveur ne l’avait pas relancée jusqu’à la gare du Nord en lui débitant des horreurs ! Elle avait dû se sauver dans un « automatique ». Ah, quelle aventure ! Elle en palpitait encore, avec de petits rires effarouchés, des grimaces qui multipliaient ses rides, des rougeurs qui accentuaient sa couperose.

Atterré, Hippolyte la considérait avec stupeur ; il se disait que, décidément, les femmes ne consentiraient peut-être jamais à n’être plus suivies dans la rue de peur de perdre à la fois l’occasion et le mauvais goût de le raconter…

Soudain, elle changea de conversation :

— J’ai appris, dit-elle en minaudant de plus belle, que vous étiez un brillant sujet. Combien d’examens avez-vous déjà passés ?

Cette fois, il était bien obligé de répondre quelque chose. Alors il balbutia des paroles sans suite tant son malaise s’aggravait à cet interrogatoire de petit garçon. Et il se souvenait, à cette heure cruelle, d’une autre femme, oh combien jeune et douce et jolie celle-là ! qui, jadis, au dîner de fiançailles de sa sœur Hermance, l’interrogeait également sur ses études. Avec quel frémissement de plaisir il écoutait les questions affectueuses de cette chère petite Mme Mosselman ! Comme il escomptait la riche, l’exquise récompense de son baiser ! Hélas ! ne payait-il pas aujourd’hui la rançon de ce délicieux passé !

Il souffrait en silence quand Mme Lauwers se leva de table en invitant ses hôtes à la suivre dans le salon.

— Enfin ! soupira-t-il.

Mlle Suzanne ne semblait pas moins aise d’échapper à son receveur des contributions et s’empressa d’accepter le bras que lui offrait Hippolyte.

— Eh bien, s’informa-t-elle, et vos idées noires ?

— Elles sont roses, répondit-il gaîment, depuis que je vous ai retrouvée !

Et ils se confièrent en souriant leur mutuel déplaisir d’avoir été interrompus dans leur premier bavardage.

— Ce n’est pas, dit-elle, que mon voisin de gauche ne soit un receveur fort aimable. Par malheur, je n’ai encore aucune opinion bien arrêtée sur les meilleures bases de l’impôt direct ou indirect…

— Ce n’est pas, dit-il en l’imitant, que ma voisine de droite ne soit la meilleure femme du monde. Mais je la trouve un peu… Comment dirais-je ?

— Un peu… old baby wife !

Et soudain, elle s’échappa pour aider sa mère à servir le café en le laissant étonné de ce trait piquant et juste, qui rendait si exactement sa pensée.

Mais l’ami Michel venait le rejoindre pour lui offrir des cigarettes :

— Vraiment, fit le plaisantin, tu t’en es donné avec la cousine de Boussu ! C’est scandaleux, tu l’as compromise !

Hippolyte se disposait à le maudire, très vexé de ce que son ami ne l’eût point secouru dans sa détresse, quand il pâlit en voyant s’avancer du fond de la salle la old baby wife avec une tasse de moka qui lui était certainement destinée. Car l’opulente matrone s’était avisée d’aider la demoiselle de la maison dans son rôle d’Hébé.

— Hardi là ! s’écria Michel. Sauvons-nous !

Hippolyte voulait fuir, mais une force inexplicable le retenait à sa place comme si ses semelles adhérassent au parquet au moyen de ce produit magique qui colle même le fer !

Cependant, la veuve n’était plus qu’à faible distance et se composait déjà un visage suave malgré les labeurs d’une digestion difficile, quand soudain Mlle Lauwers intercepta le passage et présenta au jeune homme une petite tasse blanche dont il se saisit avec une brusquerie qui faillit provoquer une catastrophe.

— Combien de morceaux ? dit le bon ange en plongeant la pince dans le sucrier d’argent.

Il comprit qu’elle avait volé à son aide et ils se sourirent.

— Oh, ne me quittez pas, s’écria-t-il avec une terreur comique, l’ennemi rôde encore autour de moi !

— Ne craignez rien, dit-elle, venez !

Et, comme tous les invités discutaient maintenant avec cette verve bruyante que provoquent la bonne chère et les havanes, elle l’entraîna dans un coin tranquille de l’immense salon où ils s’assirent pour causer, tandis que là-bas, M. et Mme Lauwers n’étaient pas toujours si occupés de leurs hôtes qu’ils ne posassent parfois sur les deux jeunes gens un regard amusé et tout à fait bienveillant…

Ils parlèrent de l’Angleterre, de la France, se contèrent leurs sensations, leurs petites souffrances d’exil, surpris l’un et l’autre qu’elles fussent souvent pareilles.

Elle le trouvait aimable, très intéressant, sans aucune espèce de pose ni de pédanterie ; la douceur et la netteté de son élocution charmaient son oreille. Et puis, il était gai d’une gaîté discrète, sentimentale, qu’elle n’avait encore rencontrée chez aucun garçon de son âge. C’était vraiment un good fellow.

Pour lui, il était frappé de sa vive intelligence encore plus que des attraits de sa personne ; la tournure originale de son esprit, son petit air décidé le séduisaient beaucoup, en même temps qu’il s’étonnait de découvrir en elle tout un ensemble de précieuses qualités et de nobles aspirations, qui ne s’extériorisent pas d’habitude, ne s’épanouissent pas si vite chez une pensionnaire.

Sa mélancolie de tout à l’heure s’était complètement dissipée. L’image de l’étrangère se faisait moins dominatrice ; il ne la voyait plus que par moments, d’une façon affaiblie et lointaine, comme au travers d’un voile ; elle n’avait plus le pouvoir de le distraire de sa curiosité sympathique à l’égard d’une nouvelle et gracieuse figure.

Aussi, à l’heure du départ, eut-il une légère déception quand la jeune fille lui dit avec un peu de gravité :

— Je retourne demain en Angleterre, car mes vacances sont finies. Je ne doute pas que Michel ne m’annonce bientôt votre succès et le sien… Peut-être aurons-nous l’occasion de nous revoir au mois d’août…

Vraiment, il eût désiré la revoir beaucoup plus tôt et c’est avec une grande sincérité, qui se dissimulait à peine sous une intonation moqueuse, qu’il s’écria :

— Comme ces trois mois vont donc me paraître longs !

Elle lui donna en riant un brusque shake hand :

Good bye, master Hippolyte !

À quoi il répondit :

Farewell, miss Suzy !