Le Roman d’Hippolyte/I/06

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La Renaissance du livre (7p. 76-93).
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VI


C’est un endroit charmant, ce jardin du Palais des Académies… Il y règne une atmosphère de goût français et monarchique ; sa grâce, noble et riante à la fois, contraste avec la massive construction qu’il entoure et dont les hautes croisées miroitent somptueusement au milieu de lépreuses façades plaquées de fausses colonnes à volutes ioniques.

Pourtant, il n’est guère fréquenté et demeure habituellement désert malgré la beauté de ses arbres, le coloris puissant de ses gazons et de ses fleurs, l’attrait de sa claire terrasse au centre de laquelle un vénérable astronome, assis dans un fauteuil Empire et caressant un foot-ball étoilé, semble quelque vieux champion qui se repose d’une glorieuse partie de rugby dans l’espace…

À peine les passants pressés en usent-ils comme on fait d’un chemin traversier. Quand vient la belle saison, quelques rares nurses s’y aventurent avec des babies ; elles s’installent de préférence dans la partie attenante aux grands boulevards pour contempler tout à l’aise, par dessus leur livre, ces athlètes nullement incomplets qui, juchés sur des socles dans la grande pelouse, font valoir leur musculeuse nudité aux jeux du pancrace.

Parfois aussi, lorsque le promeneur solitaire gravit le monticule qui domine la rue Lambermont, il lui arrive de surprendre, au faîte boisé de la colline, deux êtres tendrement enlacés, à moins qu’ils ne se querellent, derrière le groupe voltigeant de Psyché emportée par Éros…

Car nul endroit ne semble plus propice aux « menus suffraiges » des jouvenceaux si ce n’est aux explications orageuses des amants plus rassis. Le hasard seul en trouble le délicieux mystère ; c’est un bosquet d’Amathonte où le gardien du square, plus tolérant que le garde-champêtre de Fragonard, fait scrupule de montrer à l’improviste son malencontreux uniforme d’invalide…

Or, un soir de mai, alors que le soleil dorait l’Institut et répandait sur les verdures nouvelles un suave émail rose, il arriva qu’Hippolyte, égaré dans ces parages, franchit les grilles du beau jardin. Il ne se rappelait pas y avoir jamais pénétré, même au temps de son enfance. Il le découvrait, en quelque sorte, pour la première fois et goûta profondément le charme, l’élégance de cet enclos solitaire.

Quelle retraite délicieuse pour étudier au frais les matières arides de l’examen ! Aussi, l’époque du « bloquage » intensif étant venue, il s’y rendait fréquemment avec ses cahiers, trouvant dans la lecture ou la méditation ambulatoire autour des parterres une aide à la pénétration des idées et des textes.

Michel montait parfois avec lui jusqu’à cette thébaïde ; mais c’était un compagnon plutôt turbulent, peu enclin à la rêverie et qui ne sentait pas la douceur de cette oasis de silence. Il raillait son ami de ses goûts bucoliques, insinuant qu’il devait relancer quelque governess sentimentale et ossianesque.

À la vérité, Hippolyte préférait encore la complète solitude ; outre qu’elle l’encourageait au travail, elle lui permettait d’évoquer, entre deux articles du code civil, la grâce énigmatique de l’étrangère. Le billet, que l’étudiante avait oublié par mégarde ou intercalé avec intention dans son précis de l’Histoire du droit, continuait de hanter son esprit et d’alimenter ses conjectures. Rien dans l’attitude de sa condisciple ne pouvait lui fournir la moindre indication à cet égard, bien qu’il lui parût cependant que la jeune fille ne lui témoignait plus cette confiance qui l’avait tant ému lors de leur première entrevue.

C’est ainsi qu’elle ne lui tendait pas la main en entrant dans la salle des cours non plus qu’en se retirant à la fin de la leçon. Elle se bornait à lui adresser une inclinaison de tête, un peu saccadée, qui n’était pas de la froideur mais qui, en somme, ne valait guère mieux qu’un salut indifférent. Il en était assez péniblement affecté, tout en convenant que la jeune fille avait peut-être d’excellentes raisons pour agir de la sorte : une amabilité trop ostensible n’eût-elle pas provoqué des gorges chaudes ?

Après cela, était-ce l’unique motif de sa réserve ? Il eût voulu en être persuadé car un sentiment nouveau, qui n’était pas seulement de la curiosité, l’attirait maintenant vers l’étudiante. Il ne s’y abandonnait pas sans douceur et s’enfonçait chaque jour davantage en de profondes rêveries qui l’enlevaient non seulement à ses études mais lui faisaient négliger les petites obligations de famille qu’il s’était volontairement imposées. C’est ainsi qu’il espaçait ses promenades avec Alberke, dont il avait entrepris de dompter la sauvagerie et de réformer la langue déplorable. Les réunions traditionnelles du dimanche, chez l’une ou l’autre de ses sœurs, n’avaient plus guère d’attrait pour lui ; souvent, il trouvait un prétexte pour s’y soustraire.

De même, il se faisait de plus en plus rare à la corderie où les enfants, surtout la petite Yvonne qu’il chérissait pourtant de tout son cœur, le réclamaient à grands cris.

Et Thérèse elle-même s’attristait grandement de ne plus le voir aussi souvent qu’autrefois, navrée plus que jamais de l’ampleur de sa taille à quoi elle ne pouvait s’empêcher parfois d’attribuer l’indifférence de son ami.

Ferdinand avait beau jeu de reprendre ses quolibets à l’égard du « flirt » de sa femme :

— Cette fois, disait-il, je crois bien que c’est une rupture. Après avoir joué les Chérubin et les Werther, voilà qu’il te lâche comme un simple Adolphe ! Ce n’est pas permis…

Sans bien comprendre, elle souriait doucement par dessus sa mélancolie.

— Au fait, continuait le railleur, félicite-toi. Le chagrin est bien capable de te faire maigrir !

— Mais non, disait-elle rougissante ; seulement, je trouve que ça n’est pas naturel qu’il n’ait pas le temps de venir même une fois en passant…

— Bah, il pioche son examen.

— C’est ce que je me dis…

Mais un jour Ferdinand insinua qu’il y avait peut-être autre chose :

— Je viens de rencontrer Joseph… Il paraît qu’Hippolyte se montre si étrange depuis quelque temps. Maman Platbrood est inquiète…

— Il n’est pas malade au moins !

— Oh non, ce n’est pas ce genre-là…

Et comme elle demeurait étonnée :

— Tu ne devines pas ?

— Mais non…

Il s’exclama joyeusement :

— Et s’il s’agissait d’une amourette ?

— Ah !

— Oui, il paraît qu’une belle étudiante polonaise ou russe, une nihiliste quoi…

— Pas possible !

— Comme je te le dis !

Et gaîment ironique :

— C’est de ta faute aussi, tu l’as désespéré, ce garçon !

Et ce jour-là, la petite Mme Mosselman était demeurée toute songeuse…

Cependant, les cours de la Faculté de droit venaient de finir, et les professeurs avaient licencié les élèves en leur donnant rendez-vous dans un mois autour du tapis vert de l’examen.

Le jour de la clôture, Hippolyte eût vivement désiré prendre congé de sa voisine avec gentillesse. Mais elle ne lui avait fait aucune avance, de sorte qu’ils s’étaient séparés avec la même politesse rapide et muette qu’ils se témoignaient d’habitude.

Il en était désolé. Tandis qu’il s’en retournait avec Lauwers, celui-ci, tout heureux d’être libre, l’étourdissait de joyeux propos sans parvenir à le dérider :

— Qu’est-ce donc que tu as ? finit par s’exclamer le pétulant Michel. Nunc est bibendum !

Puis, brusquement :

— Hé, je comprends : tu ne verras plus la Vierge aux cahiers !

Il poursuivit, malgré le haussement d’épaules de son compagnon :

— Eh bien, je t’en félicite. Cette femme ne me revient pas, comme on dit, et je ne suis pas dupe de sa fausse réserve. Elle t’occupe beaucoup depuis quelque temps… Oh, ne proteste pas, c’est assez visible ! Tant mieux si elle s’éloigne. Qu’elle retourne là-bas dans je ne sais quel fichu pays ! Bon voyage, Mademoiselle ! On ne m’ôtera pas de l’esprit qu’elle… Je m’entends…

— Tu es fol ! avait protesté le jeune homme en essayant un pénible éclat de rire.

Or, le lendemain matin, comme il promenait sa mélancolie dans le beau jardin affectionné, Hippolyte aperçut tout à coup une jeune femme qui s’avançait vivement à sa rencontre au milieu du chemin de lauriers roses. Elle fut bientôt près de lui :

— C’est moi !

Il oubliait de serrer la main qu’elle lui offrait tant la stupéfaction et l’angoisse inexprimable de son cœur l’avaient subitement mué en statue.

— Mais oui, dit-elle en souriant, c’est bien moi !

Alors, très ému, il répondit d’une voix basse, mal assurée :

— Je pensais à vous…

Elle fixait sur lui ses brûlants yeux noirs :

— Vraiment ! s’écria-t-elle avec une fausse bonne humeur.

Puis, sérieusement :

— Je le crois, ou plutôt j’en suis sûre…

En ce moment, il ne saisissait que le son de ses paroles, occupé surtout à se rendre compte de la transformation qui s’était opérée dans sa personne. De fait, il ne la retrouvait pas très bien : elle lui semblait autre. Ce n’était plus la grave, la sombre étudiante d’hier. Son visage avait aujourd’hui, pour la première fois, quelque chose d’animé, de rayonnant. Un canotier de paille fine, la robe de tussor, au corsage échancré, d’une fantaisie plus libre que son costume d’université, lui restituaient toute sa jeunesse resplendissante.

Il fut pris d’un vertige :

— Venez ! dit-il d’un ton sourd, bref.

Et il l’entraîna vers le bosquet montueux sans qu’elle fît aucune résistance. Ils arrivèrent sur le faîte de la petite éminence où l’épaisse futaie les dérobait aux rares promeneurs.

— Qui donc êtes-vous ?

Sa voix était saccadée, frémissante avec un je ne sais quoi d’impérieux qui le bouleversait lui-même. Mais la brutalité de cette question ne parut pas émouvoir la jeune fille. Elle répondit doucement :

— Qui je suis ? Que vous importe !

Il lui avait saisi les mains et, de nouveau :

— Qui êtes-vous ?

Elle hésita un moment, puis abaissant ses paupières :

— Une femme qui vous aime, tout simplement.

Et soudain, l’attirant contre sa poitrine, elle lui offrit ses lèvres plus vermeilles et magnétiques d’être mouillées…

Alors, il cessa d’interroger. Ce fut une minute divine.

À présent, ils se retrouvaient plusieurs fois par semaine dans le beau jardin. Toujours, Hippolyte devançait l’heure du rendez-vous. Avec quelle fièvre il attendait son amie ! Quel frémissement de joie, en la voyant tout à coup apparaître au bout de l’allée dans la clarté d’une jolie robe, dont la jupe entravée tendait et lustrait son étoffe sur des jambes de Diane ! Le rythme de sa marche avait quelque chose de souple, de voluptueux. Elle se hâtait, faisant chanter le gravier sous ses bottines, la figure éclairée d’un sourire, tandis qu’il pressait le pas et allait à sa rencontre de tout l’élan de son cœur.

Oh, le salut cérémonieux et comique qu’ils échangeaient tout d’abord pour ne pas scandaliser les rares promeneurs par le spectacle d’une liaison trop librement avouée !

Et tout de suite, ils allaient se blottir dans un coin mystérieux, à l’ombre d’un grand marronnier qui projetait ses branches au-dessus de la rue Ducale.

Que de choses à se dire ! Que de pressions de mains, que de tendres regards !

Il l’écoutait de tous ses yeux, avec tant de ravissement, une figure si vivement attentive et passionnée qu’elle s’interrompait souvent pour lui prendre la tête entre ses deux mains et la couvrir de baisers :

— Oh, toi, murmurait-elle tout contre ses lèvres, tu es celui que j’adore par dessus tout !

Ils aimaient à se rappeler leurs premières impressions en se voyant à l’Université.

— Tes regards, disait-elle, me révélaient ce que tes lèvres n’osaient m’avouer. Qu’ils étaient éloquents ! Comme ton air malheureux m’amusait !

— Cruelle ! faisait-il, comme dans une comédie.

— Oh, il m’amusait, tu comprends, parce que j’étais bien résolue à t’en récompenser un de ces jours ! Et voilà qu’il est arrivé ! Es-tu content ?

Elle ajoutait, plus grave :

— Je t’aimais tellement déjà que d’abord j’ai voulu te décourager par ma froideur apparente et de peur de briser ta vie. Car je ne fais rien d’heureux. Mais voilà, tu as cet amour qui distingue les Français : tu t’attaches à ce qui te montre de l’indifférence…

Elle parlait, mais sans refuser de l’écouter à son tour ; car elle aimait le son de sa voix, ses mots de tendresse inédits, ses gestes emportés et jusqu’à l’impatience qu’il manifestait parfois dans ses reproches ; il avait quelque chose de fougueux, de volontaire qui ne lui déplaisait pas.

Et puis elle le sentait cultivé comme elle, nourri de la moelle classique avec des sensations d’art qui leur étaient communes. Rien ne l’avait plus égayée que d’apprendre qu’il l’avait prise pour une étudiante échappée d’un roman russe.

— Oui, avait-il avoué, il me semblait que tu devais t’appeler Sonia, par exemple, que tu étais affiliée à quelque société secrète…

— Sonia l’espionne ! s’exclamait-elle gaîment. Ah le beau film !

Oh non ! Elle ne prétendait pas à tant d’originalité. Sa vie ne redoutait point le regard du grand jour. Elle s’appelait Hania Harnowska. Elle était Polonaise, née d’une union libre. Son père, qui appartenait à la diplomatie, était mort à Paris, il y a une vingtaine d’années, sans avoir eu le temps de régulariser une liaison qui avait du reste toute la dignité du mariage. Devenue veuve, sa mère avait tenu à demeurer en France, sans qu’elle eût jamais éprouvé le désir de retourner dans une patrie où sa famille et ses relations la considéraient comme une sorte de déclassée.

Là-bas, au fond d’un quartier de la rive gauche, les deux femmes vivaient loin du monde, dans une médiocrité aisée, avec une vieille compatriote qui tenait leur ménage. Entraînée par son goût pour l’étude, la jeune fille avait d’abord fréquenté les cours d’un lycée ; puis, ayant obtenu sa licence en philosophie, elle s’était inscrite à la Faculté de droit par dilettantisme. Mais la cherté de l’existence, des revers de fortune, les soins que nécessitait la mauvaise santé de sa mère, devenue presque aveugle à la suite d’un accident, les avaient obligées de venir habiter Bruxelles où les conditions de la vie étaient moins onéreuses.

— Et c’est là tout, disait-elle. Depuis tantôt six mois, nous demeurons dans une tranquille maison de Woluwe. C’est presque la campagne ; nous nous y plaisons beaucoup ; nos voisins sont obligeants ; nous ne sommes pas malheureuses…

Il ne doutait pas de la sincérité de ce récit, un peu sommaire et qui manquait de précisions. Il ne s’étonnait pas du vague de ces confidences. Aucune objection ne lui montait aux lèvres. Il était tout à l’enivrement de son amour et ne réfléchissait à rien d’autre. Elle était adorable ; ses yeux passionnément noirs, ses bras qui transparaissaient sous les manches de foulard, le dessin de ses genoux moulés par la tension de la jupe et, plus que tout le reste, cette effluence capiteuse, faite d’une odeur très fine mêlée au parfum de sa chair, qui montait de son corsage croisé en fichu, le grisait d’un désir qui devenait chaque jour plus impatient et aspirait à la félicité suprême.

— Et l’examen ? demandait-elle parfois. J’espère que tu travailles… en pensant à moi !

En vérité, ses cahiers et ses livres lui étaient devenus assez indifférents. À peine s’il les feuilletait encore à ces rares moments où la pensée du proche examen parvenait à le sortir de son rêve.

Elle lui avait bien dit : « Veux-tu, nous étudierons ensemble ? » Mais tout de suite la répétition était interrompue, car rien ne les intéressait de ce qui n’était pas eux ; ils se noyaient dans les yeux l’un de l’autre et ce jour-là, comme tous les suivants du reste, ils ne lisaient pas plus avant dans les Institutes ou le Code Napoléon.

Un matin, pourtant, il s’avisa de l’interroger : pourquoi s’était-elle absentée pendant la première quinzaine de mai ? Comme il avait été anxieux à l’idée qu’une grave maladie la retenait peut-être alitée ! Mais il se trompait sans doute, puisqu’elle avait bientôt reparu, encore plus jolie et plus fraîche, s’il était possible.

Elle sembla légèrement troublée et répondit qu’elle avait dû se rendre à Sannois, en Seine-et-Oise, pour assister au mariage d’une ancienne amie de collège.

— C’était une partie de fête, dit-elle, et pourtant comme je regrettais de m’en aller en ce moment ! Car je t’aimais déjà et goûtais tant de plaisir à te rencontrer tous les matins…

Puis, avec un accent de profonde mélancolie :

— Du reste, il m’arrive assez fréquemment d’être mandée à Paris où nous avons de puissants protecteurs à ménager…

Il fut frappé en ce moment de la subite altération de ses traits. Mais déjà, elle souriait de nouveau et, prenant la tête du jeune homme entre ses mains, de ce geste qui lui était familier, elle répétait contre sa bouche, avec une exaltation concentrée, les yeux à demi chavirés :

— Oh toi, tu es celui que j’aime au-dessus de tout !

Cependant, juillet était venu et le jury tenait ses assises.

Hippolyte, qui voulait en finir tout de suite, avait « permuté » avec son ami Lauwers, dont le nom était sorti le premier de l’urne. L’esprit ailleurs, les idées dispersées et confuses, il répondit mal et fut reçu quand même, mais sans honneur. Pour lui, qui avait subi avec tant de succès les deux épreuves précédentes, c’était une manière d’échec. Mais que lui importait ! Contre l’attente des siens, il n’éprouvait aucune déception. Son amour était au-dessus de son amour-propre.

Le lendemain, comme son amie le félicitait tendrement :

— Oh, je t’en prie, dit-il, laissons cela. Entre nous, mon examen a été détestable. Je méritais d’être « recalé », comme nous disions à Louis-le-Grand. On a tenu compte de mes bonnes notes et de mes grades antérieurs. Vraiment, ces messieurs ont été bien aimables !

— Oh, c’est de ma faute ! s’écria-t-elle avec un vrai chagrin. C’est moi qui t’ai empêché de mieux réussir. Je bouleverse ta vie. Pardonne-moi. Je partirai !

— Veux-tu te taire ! fit-il avec véhémence.

Et l’enveloppant de ses bras :

— Non, chère, rassure-toi. Je ne regrette rien, absolument rien, entends-tu, si tu m’aimes !

Pourtant, il n’avait pas son insouciance des autres jours.

— Tu as quelque chose, finit-elle par lui dire. Oh, je t’en prie, ne me cache rien !

Il avoua qu’il était préoccupé ; on le pressait chez lui de s’éloigner pour quelque temps, sous prétexte qu’il avait besoin de se distraire.

— Je le sens bien, dit-il sombrement, il faudra que je cède aux instances de mes bons parents, d’autant plus qu’ils soupçonnent peut-être… Il me faudra bientôt partir…

Elle était violemment émue :

— Où donc iras-tu ?

— Je ne sais, cela m’est égal.

Il expliqua que son ami Lauwers, qui avait passé son examen, lui proposait de l’accompagner en Angleterre où il séjournerait une quinzaine de jours, avant de ramener à Bruxelles sa jeune sœur, pensionnaire dans une institution des environs de Londres. Mais cette invitation le tentait médiocrement, car il redoutait les sarcasmes d’un tel camarade, surtout en ce moment. Peut-être un voyage à Paris lui serait-il moins pénible : il retrouverait là-bas un ancien condisciple qui l’avait souvent engagé à visiter avec lui les côtes de Normandie et de Bretagne…

Elle approuvait plutôt ce dernier projet :

— Tu as raison, dit-elle, c’est un voyage admirable !

Elle parla de la côte verte avec enthousiasme et finit par vaincre ses hésitations. Quelques jours après, il lui annonçait son départ pour le surlendemain. Cette nouvelle ne parut pas la contrister outre-mesure, au vif étonnement du jeune homme qui s’attendait à quelques gentilles lamentations de sa part. Elle semblait seulement préoccupée de l’heure du train qu’il comptait prendre, car elle tenait à venir lui dire adieu à la gare :

— Oh, sois tranquille, dit-elle en voyant son air un peu inquiet, va, je saurai me dissimuler si, par hasard, tu étais accompagné de quelqu’un des tiens…

N’importe, il préférait qu’elle demeurât chez elle :

— Non, ne te dérange pas, supplia-t-il, cela ne ferait du reste qu’augmenter mon chagrin. Et puis, je partirai par le rapide du matin.

— Oh, mais je me lève de très bonne heure, tu sais !

Et avec décision :

— Je viendrai.

Il avait le cœur gros tandis qu’elle souriait tendrement, sans aucune émotion apparente.

— Adieu, dit-elle, trois semaines sont si vite passées… Et puis, n’est-ce pas, on s’écrira de belles lettres ?

Vraiment, il s’affligeait un peu de la sentir beaucoup moins impressionnée que lui par cette longue séparation. Ce fut bien pis quand, le jour du départ, il l’attendit en vain sur le quai. Oh, elle avait donc oublié sa promesse ?

Le train était déjà sorti de la gare que le jeune homme se penchait encore à la fenêtre du wagon pour guetter son amie. Enfin, il dut se résigner à reprendre sa place dans la voiture, heureusement déserte. Au milieu de sa détresse, il se félicitait d’être privé de compagnons importuns, quand à la hauteur de Forest, une femme parut dans le couloir, à la portière du compartiment.

D’un geste fébrile, elle s’occupait à dénouer les voiles qui lui enveloppaient la tête. Brusquement, son visage se découvrit. Hippolyte eut un sursaut :

— Toi !

Elle était dans ses bras :

— Je suis libre ! s’écria-t-elle, libre pour vingt-quatre heures !

Est-ce qu’il rêvait ? L’aventure le remplissait d’une telle surprise qu’il en oubliait d’être heureux.

— Mais oui, dit-elle en se pelotonnant contre lui, je t’accompagne à Paris… Tu ne veux pas ?

Ses traits pâlis et tirés, ses yeux, meurtris par une nuit d’insomnie et de fièvre, donnaient à toute sa figure une expression de langueur ardente d’une séduction irrésistible.

— Tu ne comprends donc pas ? fit-elle à voix basse en détournant la tête, comme avec un peu de gêne pudique.

Dans son émotion, il n’envisageait pas encore toutes les conséquences de cette escapade. Soudain, un bonheur immense, à quoi se mêlait une délicieuse angoisse, précipita les battements de son cœur.

Il venait enfin de comprendre que tantôt, dans la grande Ville amoureuse, elle lui appartiendrait tout entière…