Le Roman de Renart/Aventure 30

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 168-173).

TRENTIÈME AVENTURE.

De la nouvelle infortune arrivée à dame Hersent, et de la résolution d’Ysengrin d’aller porter plainte à la Cour du Roi.



Nous avons vu qu’Ysengrin, à peine guéri de ses gouttes, et relevé de la maladie gagnée dans le Puits des Blancs-moines, avoit aussitôt médité sur les moyens d’assurer sa vengeance. Défier son ennemi, lui declarer une guerre ouverte, c’étoit courir de grands risques ; car le Roi pouvoit intervenir, et Renart avoit de nombreux amis qu’il engageroit aisément sous sa bannière. Ysengrin jugea donc plus sage de commencer par épier Renart en lui ménageant un guet-apens qui pouvoit tout finir, plus vîte et plus sûrement pour lui.

Il se fit rendre un compte exact des endroits que Renart visitoit d’habitude. À certain jour, il vouloit le cerner et le pousser le long d’un mur de cloture, de façon à lui enlever tout moyen de salut. On étoit au tems de la coupe des pois : les tiges étoient liées et rassemblées sur la voie, et Renart ne manqua pas de les visiter. Ysengrin, dès qu’il le vit approcher, baissa la tête, jeta un cri et courut sur lui. Mais Renart ne marchoit jamais sans prévoir quelque danger ; il ne perdit pas le sens, et quand Ysengrin se croyoit sûr de le prendre, il étoit déjà loin, la queue basse et le cou tendu.

Ysengrin et dame Hersent se mettent à le poursuivre : tandis que damp Renart s’esquive par un sentier tortueux et qu’Ysengrin croit l’atteindre en se perdant dans une autre route, dame Hersent, plus attentive aux mouvemens de Renart, n’avoit pas quitté ses pistes, soit qu’elle voulût l’avertir des dangers qui le menaçoient, soit qu’elle eût à cœur de tirer vengeance elle-même de l’ancienne injure. De son côté, Renart ne se rendoit pas bien compte des véritables dispositions de la dame ; au lieu de l’attendre, il éperonna jusqu’à l’ouverture d’une voie creuse qui dépendoit de Maupertuis et qui étoit justement assez grande pour lui donner passage : mais la malheureuse Hersent, plus large des flancs et de la croupe, s’étant élancée après lui, se trouva retenue de façon à ne pouvoir avancer ni reculer d’un pas, la tête et le haut du corps engagés dans cette crevasse rocheuse. Au cri de détresse qu’elle ne put retenir, Renart ressortant du côté opposé accourut vers elle. « Ah ! c’est vous, dame Hersent, » lui dit-il d’un ton railleur, « c’est bien à vous, de venir ainsi trouver les amoureux jusques dans leur logis ! Oui, je le vois, vous vous êtes engagée par le cou, pour avoir le prétexte de rester plus longtems avec moi. Oh ! demeurez tant qu’il vous plaira : si le compère Ysengrin vous trouve, je ne m’en mêle pas, qu’il en pense ce qu’il voudra. Lui direz-vous encore que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’avez jamais accordé de tête-à-tête ? Quant à moi, je vous le déclare ; je dirai tout le contraire, que vous m’aimez cent fois plus que votre mari et que rien ne vous arrête quand vous avez l’espoir de me rencontrer. »

La pauvre Hersent, plus confuse qu’on ne sauroit dire, répondoit en priant le méchant roux d’avoir compassion d’elle et de la tirer du mauvais pas où elle se trouvoit ; Ysengrin arriva comme Renart essayoit en effet de lui porter secours. Quelle ne fut pas alors sa rage ! « Ah ! maudit nain ; vous allez payer cher ce dernier outrage. — Lequel, et de quoi parlez-vous ? » répond Renart qui s’étoit hâté de rentrer au logis et se remontroit par la plus étroite ouverture. « En vérité, sire Ysengrin, vous reconnoissez mal le service que j’allois rendre à votre digne épouse. Ne voyez-vous pas comme elle est prise ? Est-ce ma faute si elle est venue s’y engager ? Cependant, au lieu de me remercier de l’aide que je lui portois, vous en paroissez tout en colère. Supposeriez-vous que j’aie voulu frapper dame Hersent ? Je suis prêt à jurer que j’ai fait tout ce qui dépendoit de moi pour la dégager. — Toi jurer ! double traitre ! mais ta vie n’est qu’un long parjure. Laisse tes mensonges et tes inventions ; j’ai vu, j’ai entendu. Est-ce en l’outrageant de paroles que tu marques ton respect pour elle et pour moi ? — Vous êtes en verité trop fin et trop subtil, sire Ysengrin. Votre femme s’est engagée volontairement dans cette porte ; elle n’en étoit pas encore sortie, j’en conviens, mais j’allois la délivrer quand vous êtes arrivé. Si je ne me suis pas pressé davantage, c’est que je fus, il n’y a pas longtems, blessé à la jambe, et que je n’ai pu faire plus grande diligence. Je vous ai dit la vérité ; vous en tomberez d’accord, à moins que vous ne soyiez décidé à me faire mauvaise querelle. D’ailleurs, Madame est là ; vous pouvez l’interroger, je suis bien sûr qu’une fois rendue libre elle ne joindra pas sa clameur à la vôtre. Dieu vous garde, sire Ysengrin ! » Cela dit, il rentra la tête dans Maupertuis, ferma la lucarne et disparut.

Ysengrin n’étoit pas dupe de ces belles paroles. Il croyoit en avoir assez vu, les excuses du coupable étoient, pensoit-il, un nouvel outrage. Il vient à sa femme qu’il essaie de délivrer : il la saisit par les pieds demeurés en dehors, il tire au point de la blesser et de lui arracher de nouveaux cris. Pour comble d’ennui, l’excès de tant d’émotions avoit jeté dans les entrailles de la dame un certain désordre dont le malheureux Ysengrin ressentit les fâcheux effets. Un instant, il se tint à l’écart, puis réunissant ses efforts à ceux de la pauvre dolente, et jouant à qui mieux mieux des mains et des pieds, ils enlevèrent quelques pierres, élargirent un peu la voie, et dame Hersent, le dos et les genoux écorchés, fut tirée de ce maudit piége. Il lui fallut alors essuyer les reproches d’Ysengrin : « Ah ! louve abandonnée, venimeuse couleuvre, serpent infect ! Pourquoi n’avoir pas suivi le même chemin que moi ? Pourquoi ne m’avoir pas averti que je faisois fausse route ? Renart devoit vous rencontrer, vous ne sauriez le nier. — Non, sire, je ne l’essaierai pas. Renart est capable de tous les crimes, mais il n’a pas dépendu de moi de le punir comme je l’eusse voulu. Ne parlez pas de tout ce que j’ai entendu, de tout ce que j’ai souffert : l’injure ne sera pas amendée par ce que vous ou moi pourrions dire. Mais à la cour du Roi Noble on tient les plais et les assises ; on connoit de tous les cas de guerre et de querelle ; c’est là que nous devons aller, que nous devons faire notre clameur et demander vengeance. »

Ces paroles, prononcées d’un air douloureusement résigné, furent pour Ysengrin comme un baume salutaire posé sur les plaies de son cœur. « Il se peut, en effet, » dit-il, « que je vous aie trop accusée ; c’est l’effet de mon peu de réflexion ; j’oubliois les usages et les lois de notre pays. Votre conseil, dame Hersent, me rend à la vie : oui, nous irons porter notre clameur au Roi, et malheur à l’affreux nain, s’il vient à comparoître devant la Cour de nos Pairs ! »

FIN DU LIVRE PREMIER.