Le Roman de Renart/Aventure 36

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 207-209).

TRENTE SIXIÈME AVENTURE.

Comment Damp Renart eut des scrupules de conscience, et ne voulut pas jurer sur la dent de saint Rooniaus.



Brichemer, élu d’un commun assentiment pour le Parleur de cette première assemblée, s’étant levé en pieds : « Renart, » dit-il, « vous devez aller au-devant de ce qu’Ysengrin allègue contre vous ; approchez, et faites sans hésiter le serment promis. Nous savons bien qu’on pourroit s’en rapporter à votre simple affirmation sans vous obliger à prendre à témoin les saintes reliques. Toutefois, au moins convient-il que vous juriez, sur la dent de saint Rooniaus le réchigné, que vous n’avez jamais trompé Ysengrin, que vous n’avez pas insulté votre commère, et qu’on ne peut mettre en doute votre droiture et votre loyauté. »

Renart se lève en pieds à son tenir, replie la queue de son manteau, se drappe et fièrement se met en mesure de prêter le serment qu’on lui demande. Mais, en fait de ruses et d’aguets appensés, Renart ne connoissoit pas de maîtres : Il s’apperçut donc que les pas étoient gardés ; il devina que Rooniaus étoit encore du monde, au battement de ses flancs et à sa reprise d’haleine. Le mouvement qu’il fit alors en arrière n’ayant pas échappé à l’œil de Brichemer : « Eh ! qu’est-ce, Renart ? » lui dit-il, « hésiteriez-vous ? il ne s’agit que de mettre votre main droite sur la dent de saint Rooniaus. — « Sire, » répond Renart, « je sais qu’à tort ou à droit je suis tenu d’exécuter l’ordonnance ; cependant, je crois voir une chose que vous ne soupçonnez pas et dont je dois vous avertir. — Non, non, » répond Brichemer, « je ne reçois pas votre excuse, il faut jurer, ou vous resigner aux condamnations que nous allons prononcer contre vous. »

Par bonheur, damp Grimbert le blaireau avoit également découvert la trahison : mais ne voulant pas s’exposer à la haine de tant de puissans personnages, il s’avisa d’un adroit expédient. « Seigneur, » dit-il, « la raison veut au moins que Renart n’ait pas à se défendre de la presse, et qu’on ne laisse pas écraser un baron de son rang par la foule qui lui tombe sur le dos. Faites éloigner l’assistance, de façon à laisser au noble accusé la liberté d’aborder le sanctuaire. — En effet, » dit Brichemer, « et je n’y songeois pas ; oui vous avez raison, damp Grimbert ; je vais rendre la voie libre. » En même temps, il donne l’ordre d’écarter la foule devant, derrière et des deux côtés. Renart saisit le moment favorable ; il fait un demi-tour, et au lieu de s’arrêter au sanctuaire, il s’élance à toutes jambes dans la carrière qu’on venoit de lui ouvrir ; il franchit la montagne où tous les siens étoient réunis, disparoit dans une gorge et traverse un vieux chemin ferré, pendant que crient, hurlent et glapissent les amis d’Ysengrin, et que les chiens disposés par Rooniaus s’élancent comme autant de traits empennés sur ses traces.