Le Roman de Renart/Aventure 44

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 246-248).

QUARANTE-QUATRIÈME AVENTURE.

De la chevauchée de damp Renart et de Grimbert, et comme ils arrivèrent à la cour du Roi.



Le lendemain, au point du jour, Renart embrassa sa femme et ses enfans qui demenoient grand deuil. « Enfans de haut parage, » dit-il, « je ne sais ce qu’il adviendra de moi ; songez à tenir mes châteaux en bon état. Tant que vous les garderez, vous n’avez rien à redouter de roi, de conte, de prince ou de châtelain. Ils resteront six mois devant les barbacanes, sans être plus avancés que le premier jour. Vous avez des provisions pour plusieurs années ; je vous recommande à Dieu, et priez-le de me laisser revenir bientôt. »

Et quand ils furent dehors, il fit encore l’oraison suivante : « Beau sire Dieu, je mets sous ta garde mon savoir et mon esprit. Fais que je les aie bien présens, quand je serai devant Noble, quand Ysengrin levera clameur contre moi. Fais que je le confonde, soit en niant, soit en plaidant, soit en combattant. Surtout donne-moi le temps nécessaire pour soulager mon cœur du poids de vengeance qui le brule, contre tous ceux qui me guerroient. » Alors il se prosterna, dit trois mea culpa, et fit un signe de croix pour se prémunir contre les diables et contre le roi Lion.

Les deux barons s’en vont à la Cour. Ils passent une rivière, suivent un défilé, gravissent une montagne, puis entrent en plaine. Renart est tellement accablé de douleur qu’il perd le vrai chemin et qu’ils se trouvent tous deux, quand ils s’y attendoient le moins, devant une Grange aux Nonnes. La maison étoit abondamment garnie de tous les biens de la terre. « Nous ferions bien, » dit Renart, « d’avancer le long de ces haies, vers cette cour où s’ébattent tant de poules. Là doit être le chemin que nous avons perdu. — Ah ! Renart ! » fait Grimbert, « Dieu sait pourquoi vous parlez ainsi. Vous êtes vraiment pire qu’un hérétique. Ne vous êtes-vous pas confessé de vos anciens méfaits ; n’en avez-vous pas battu votre coulpe ? — Je l’avois oublié, » répond Renart, « éloignons-nous donc, puisque vous le voulez. — Hélas ! que tu recules ou avances, tu mourras sans devenir meilleur ; tu resteras parjure et foi-mentie ! Conçoit-on un pareil aveuglement ! Tu cours aventure de mort, et tu le sais ; tu as eu le bonheur de faire ta dernière confession, et tu songes à recommencer ta méchante vie ! Maudite l’heure où ta mère te laissa tomber sur terre ! — Oui, mon beau cousin, vous avez raison ; cheminons et ne querellons pas. » La crainte de son cousin le retenoit ; pourtant, de temps en temps, il tournoit la tête du côté de la Grange aux Nonnes, et s’il avoit été le maître, il n’eût pas manqué de fondre sur la volatille, au risque d’aventurer les mérites de sa confession.

D’ailleurs il avançoit à contre cœur. Plus il approchoit et plus il trembloit d’inquiétude. Mais voilà que la dernière montagne est franchie, la vallée se découvre où siége la Cour, et déjà la séance étoit ouverte, quand ils mirent pied à terre et demandèrent à être introduits.