Le Roman de Renart/Aventure 52

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 282-284).

CINQUANTE-DEUXIÈME AVENTURE.

Comment Drouineau cherche qui le venge de Renart, et comment il fit la connoissance de Morhou le bon Mâtin.



Après avoir demandé bien dévotement à Dieu qu’il le conduise dans son enquête, il se met à la voie et ne rencontre pas une lice, un mâtin qu’il ne conjure de le venger de Renart. Mais chacun, après l’avoir attentivement écouté, alleguoit les difficultés de l’entreprise ; on ne vouloit pas, on ne pouvoit se mettre sur les bras une aussi grande affaire. Renart avoit tort assurément, mais c’étoit un personnage considérable, avec lequel il falloit compter. Le plus simple bon sens conseilloit de ne pas aller lui demander raison de ce qu’il avoit fait contre d’autres. « Vos plaintes, Drouineau, sont fondées et parfaitement justes ; Renart sans doute auroit pu mieux agir envers vous : mais que voulez-vous que nous y fassions ? Bon Drouineau, croyez-moi, passez votre chemin. »

Et le moineau s’éloignoit, le cœur serré de douleur. Enfin un jour, sur un fumier, il avise un mâtin efflanqué, triste et mourant de faim. Il avance tout près de lui : « Hé ! Morhou, comment te trouves-tu là ? — Fort mal, Drouineau, je n’ai plus de voix ni de jambes. Voilà deux jours que, par la ladrerie du vilain que je sers, je n’ai rien mangé. — C’est qu’il a trouvé le diable dans sa bourse. Mais écoute-moi, cher ami : si tu veux faire une chose que je te dirai, je puis t’assurer que tu en seras payé mieux que ne feroit le meilleur vilain du monde.

— Si tu fais en sorte que je mange assez pour reprendre des forces et sentir mon cœur, tu me verras prêt à entreprendre ce qu’il te plaira de demander. Je ne suis pas glorieux, mais, quand je me portois bien, il n’y avoit pas dans les bois, de loup, de cerf, de daim ou de sanglier qui pût espérer de m’échapper. Que je fasse un seul bon repas, et je redeviendrai, sois-en sûr, tout aussi fort, tout aussi leste que je le fus jamais.

— Mon bon Morhou, » répond Drouineau, « vous aurez plus que vous ne pourrez manger ; vous en laisserez. — De quoi s’agit-il ? tu veux, n’est-ce pas, te venger de quelqu’un ? — Oui, Morhou ; le méchant roux de Renart a tué, a mangé mes enfans en trahison ; si j’en étois vengé, je ne demanderois plus rien au monde. — Eh bien ! je m’engage à te rendre content, par l’âme de mon père ; oui, pourvû que tu tiennes d’avance la promesse que tu m’as faite, Renart est en mauvais point. — Viens donc avec moi, Morhou, tout de suite. »