Le Roman de Renart/Aventure 58
CINQUANTE-HUITIÈME AVENTURE.
éunis en conseil, Brichemer leur dit : « Seigneurs, il est malaisé de croire à tous les griefs reprochés à damp Renart. Ce n’est pas seulement notre ami Brun qui l’accuse ; c’est Rooniaus, Frobert, Tiecelin, Pinte et d’autres encore. Heureusement, toutes les clameurs particulières se taisent depuis qu’Ysengrin les a réunies à la sienne. Ysengrin a présenté des gages au nom de tous, c’est avec lui seul que nous devons compter. Dans cet état de choses, Seigneurs, ne
seroit-il pas sage et judicieux de faire une dernière tentative d’accommodement entre les deux champions ? — Nous le croyons comme vous, » répondent Baucent et les deux autres. Ils se rendent aussitôt chez le Roi : « Sire, nous sommes tombés d’accord, sauf votre honneur ou vos sujets particuliers de plainte, et il est à desirer que les deux barons, messire Ysengrin et damp Renart, soient amenés à conciliation. »
Le Roi n’avoit rien plus à cœur ; aussi, bien loin de les contredire : « Allez-en donc parler d’abord à Ysengrin ; c’est de lui que tout dépend : pour moi, je ne puis que maintenir son droit, et vous laisser le soin du reste. »
Brichemer se rend, le col tendu, chez Ysengrin, et le prenant à l’écart : « Le Roi, » dit-il, « est mécontent de vous savoir contraire à toute tentative d’arrangement. En ami véritable, je vous engage à prendre de meilleurs sentimens ; recevez Renart à composition : le Roi et tous les barons vous le demandent. — Vous perdez votre françois, » répond Ysengrin, « et que je sois mis en charbon, si je m’accorde jamais avec le traître, si je ne l’empêche de plus honnir et deshonorer son compère et sa commère. Je verrai si l’on déniera mon droit. — Recevoir l’offenseur à composition, » dit Brichemer, « ce n’est pas dénier le droit de l’offensé. Je voulois vous empêcher de pousser les choses à l’extrême et je voulois ôter entre vous tout motif de ressentimens ; vous ne le voulez pas, j’en ai regret. — Bien ! damp Brichemer, » répond Ysengrin, « allez dire au Roi qu’il peut me tenir pour ivre si je laisse le vilain roux sortir du champ sain et sauf ; la paix ne peut se faire que dans le champ, la bataille est nécessaire, et nul, encore un coup, ne peut me dénier mon droit. »
Brichemer retourné vers le Roi : « Sire, nous n’avons rien obtenu ; la bataille est inévitable. Ainsi, pour maintenir le droit, il faut ouvrir les lices et laisser attaquer et défendre du mieux qu’ils pourront. — Puisqu’il est ainsi, » répond Noble, « je prens à témoin saint Richer qu’ils auront la bataille et que je ne les en dispenserois pour tout l’or que le plus riche des deux pourroit m’offrir. Sénéchal, livrez le champ ! »
L’ordre du Roi fut aussitôt exécuté. Ysengrin et Renart sont conduits à l’ouverture des barrières, se tenant par la main. Un chapelain paroit, c’est le sage et discret Belin : il tient devant lui le sanctuaire sur lequel les deux champions prononceront le serment. Et pendant que damp Brichemer en règle la formule, on proclame le ban du Roi, que nul ne soit si hardi de faire scandale en paroles, en contenance ou en gestes.
« Seigneurs, » dit Brichemer, « écoutez-moi, et qu’on me reprenne si je parle mal. Renart va jurer le premier qu’il n’a fait aucun tort à Ysengrin ; qu’il n’a pas été déloyal envers Tybert ; qu’il n’a pas joué de méchans tours à Tiecelin, à la Mésange, à Rooniaus, à Brun ni à Chantecler. Approchez, Renart ! »
Renart fait deux pas en avant, se met à genoux, rejette son manteau sur ses épaules, demeure quelque temps en oraison, étend la main sur les reliques et jure, par saint Germain et les autres corps saints là présens, qu’il n’a pas le moindre tort dans la querelle. Cela dit, il baise le sanctuaire et se relève.
Ysengrin, surpris et indigné de le voir ainsi mentir en présence de Dieu et des hommes, approche à son tour : « Bel ami doux, » lui dit Brichemer, « vous allez jurer que Renart a prononcé un faux serment et que le vôtre est seul vrai. — Je le jure ! » Cela fait, il baise les saints, se relève, avance un peu dans le champ, et fait une oraison fervente pour que Dieu lui laisse venger sa honte et reconquérir son honneur. Puis, après avoir baisé la terre, il prend et manie son bâton, le balance en tous sens, en tourne la courroie dans sa main droite : il humecte ses coudes, ses genoux et ses paumes ; il prend son écu, fait à la foule un gracieux salut, et avertit Renart de bien se tenir.