Le Roman de Renart/Aventure 57

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Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 305-308).

CINQUANTE-SEPTIÈME AVENTURE.

Quels furent les ôtages mis entre les mains du Roi, et comment furent nommés les juges du camp.



Le Roi demanda qu’on lui présentât les ôtages et ne voulut pas faire grace d’un seul. Ysengrin livra pour les siens Brun l’ours, Tybert le chat, Chantecler le coq et sire Couart le lièvre. Renart choisit de son côté ceux dont l’expérience étoit le mieux connue : Bruiant le taureau, Baucent le sanglier, Espinart le hérisson et son cousin Grimbert le blaireau. La bataille fut remise à quinze jours ; Grimbert se portant garant que damp Renart se présenteroit à la place et à l’heure dites, pour abattre l’orgueil d’Ysengrin. « Allons, » dit le Roi, « ne ranimez pas les querelles ; mais que chacun de vous retourne paisiblement à son hôtel. »

Renart n’étoit pas assurément de la force d’Ysengrin ; mais il possédoit mieux tous les secrets de l’escrime, et cela l’avoit décidé à accepter la lutte. S’il est le moins vigoureux, il sera le plus adroit ; il saura tirer parti de l’entre-deux, il se repliera pour découvrir son adversaire au moment favorable ; il connoit à fond le jambet, les tours françois, anglois et bretons, la revenue, les coups secs et inattendus. Pour Ysengrin, il ne croit pas avoir besoin de préparation ; fort de son bon droit et de la foiblesse de Renart, il va tranquillement dormir en son hôtel, en maudissant toutefois les ajournemens qui retardent l’appaisement de sa vengeance.

Le délai fut également employé des deux côtés à la recherche des meilleures armes et au soin de les mettre en excellent état. Ysengrin porte son attention sur l’écu et le pourpoint de feutre ; il essaie les jambières, il adopte des chausses legères et solides ; le bâton dont il jouera est une branche noueuse de néflier ; pour vernir son écu, il choisit la couleur vermeille. Les amis de Renart s’étoient chargés de préparer son adoubement : c’étoit un écu rond, jaune de couleur, une cotte courte et portant à peine deux aunes ; des chausses feutrées, pour bâton une tige d’aubépin, garnie de sa courroie. De plus, ils eurent grand soin de le faire bien raser et tondre, pour laisser à son ennemi moins de prise. Quand Ysengrin le vit arriver devant la Cour assemblée, il eut un grand dépit de ne pouvoir, comme il espéroit, dechirer à belles dents sa riche fourrure ; il n’avoit pas, quant à lui, daigné se débarrasser d’un seul poil. Mais qu’il modère son impatience, la lutte ne sera pas aussi facile qu’il se plait à le croire.

On vit arriver devant les barrières la prude dame Hermeline accompagnée des trois valets ses fils : Percehaie, Renardel et Malebranche. Tous quatre adressoient à Dieu de ferventes prières, lui demandant à genoux qu’il conduisît le bras de Renart et qu’il lui enseignât un tour à le rendre victorieux. Renart, témoin de leurs oraisons, les en remercia de la voix et du geste.

Dame Hersent étoit en même temps agenouillée dans l’oratoire qu’elle avoit fait élever de l’autre côté. Elle réclamoit à chaudes larmes l’aide du Seigneur, pour qu’il ne laissât pas revenir son époux de la bataille, et pour que la victoire demeurât à son ami cher ; elle n’avoit oublié ni les déclarations de l’un, ni les indiscrétions de l’autre, et si damp Ysengrin a le pire, ce n’est pas la franche bourgeoise Hersent qui s’en affligera.

Quand le roi Noble vit la foule se pressant autour des barrières et demandant à grands cris le commencement du combat, il fit approcher Brichemer et lui donna la charge de juge du camp ; c’est lui qui redigera la formule du serment, maintiendra le bon usage et proclamera le vainqueur. Brichemer remplit dignement son office : il choisit d’abord trois barons de haute naissance, pour l’aider de leurs avis. Le premier est le fier et peu endurant Léopard ; le second, Baucent à la démarche imposante ; messire Bruiant le taureau fut le troisième. Ils passoient pour les plus sages de l’assemblée, et personne en effet ne connoissoit mieux tout ce qui se rapporte aux gages de bataille.