Le Roman du prince Othon/Livre deuxième/Chapitre II

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CHAPITRE II

LA COUR DE GRUNEWALD. FRAGMENT DU MANUSCRIT DE L’ÉTRANGER


On se demandera sans doute (C’est ainsi que le voyageur anglais commençait son dix-neuvième chapitre) la raison qui m’a fait choisir Grunewald parmi tant d’États, tous également infimes, guindés, ennuyeux et corrompus. De fait, ce fut le hasard qui décida du choix, non pas moi ; mais je n’ai eu aucune raison de regretter ma visite. Le spectacle de cette petite société, se macérant dans ses propres abus, peut ne pas avoir été fort instructif, mais je l’ai trouvé divertissant au dernier point.

Le prince régnant, Othon Jean-Frédéric, un jeune homme d’une éducation imparfaite, d’une bravoure douteuse, sans la moindre étincelle de capacité, est tombé dans le mépris public le plus complet. Ce fut avec une certaine difficulté que je pus obtenir une audience, car il s’absente fréquemment d’une cour ou sa présence n’intéresse personne, et où son seul rôle est de servir de paravent aux amours de sa femme. À la fin, cependant, m’étant présenté pour la troisième fois au palais, je trouvai ce souverain dans tout l’exercice de ses inglorieuses fonctions, ayant sa femme d’un côté et l’amant de l’autre. Il n’a pas mauvaise tournure ; ses cheveux sont d’un roux doré, frisant naturellement, et ses yeux d’une couleur foncée, combinaison que je regarde toujours comme l’indice d’une défectuosité congénitale, physique ou morale. Ses traits sont irréguliers mais agréables : le nez est peut-être un peu court et la bouche efféminée. Sa tenue est parfaite et il s’exprime avec une certaine facilité. Mais fouillez au-dessous de cet extérieur, vous ne découvrirez alors qu’une absence de toute qualité foncière, que cette défaillance complète de toute moralité, cette frivolité, cette inconséquence de vues qui caractérisent le fruit presque mûr d’un âge décadent. Il possède une teinture superficielle sur nombre de sujets, sans en avoir approfondi aucun. « Je me lasse vite de toute occupation », me dit-il en riant. Il semblerait presque qu’il fût fier de son manque de capacité et de valeur morale. Le résultat de ce dilettantisme se voit de tous côtés. Il fait mal des armes, c’est un cavalier, un danseur, un tireur de second ordre. Il chante (je l’ai entendu), il chante comme un enfant. Il rimaille des vers intolérables dans un français plus que douteux. Il joue la comédie en amateur ordinaire. Bref, il n’y a pas de limite au nombre des choses qu’il fait, et qu’il fait mal. Son seul goût viril est pour la chasse. En résumé c’est un plexus de faiblesses, une soubrette de théâtre, affublée d’habits d’homme, montée sur un cheval de cirque ! J’ai vu ce pauvre fantôme de prince, partant à cheval, seul ou avec quelques piqueurs, dédaigné de tous, et je me suis même senti de la compassion pour une existence si futile et si piètre. Tels, peut-être, furent les derniers Mérovingiens.

La princesse Amélie-Séraphine, fille de la maison grand-ducale de Toggenburg-Tannhäuser, serait une quantité également négligeable, n’était qu’entre les mains d’un ambitieux elle est devenue un instrument dangereux. Elle est beaucoup plus jeune que le prince ; c’est une enfant de vingt-deux ans, d’une vanité morbide, superficiellement intelligente, foncièrement sotte. Elle possède des yeux d’un brun roux, à fleur de tête, trop grands pour sa figure, et dans lesquels scintillent à la fois la légèreté et la férocité, un front étroit et haut, une taille fluette et un peu penchée. Son maintien, sa conversation qu’elle entrelarde de français, jusqu’à ses goûts mêmes et ses ambitions, tout chez elle est prétentieux. Et cette affectation se montre sans grâce : une batifoleuse jouant à la Cléopâtre. Je la jugerais incapable de franchise. Dans la vie privée, une jeune personne de cette espèce introduit le désordre dans la paix des ménages, se promène toujours escortée d’une troupe de prétendants à mine provocante, et figure une fois au moins dans un procès de divorce. C’est un type ordinaire, et, sauf pour le cynique, assez peu intéressant. Mais, placée sur un trône, entre les mains d’un homme tel que Gondremark, elle peut devenir la cause de grands malheurs publics.

Gondremark, le vrai maître de cet infortuné pays, est d’une étude plus complexe. Étranger à Grunewald, sa position y est éminemment fausse, et le fait seul de l’avoir maintenue est un véritable miracle d’impudence et d’habileté. Ses discours, sa figure, sa politique, tout est en double : pile et face. Vers lequel de ses deux extrêmes tendent en réalité ses desseins ? Ce serait un hardi penseur, celui qui tenterait de se prononcer là-dessus. Pourtant je hasarderais la conjecture qu’il les étudie tous deux, en attendant un de ces signes indicateurs dont le destin se montre si prodigue envers les sages de ce monde.

D’un côté, comme maire du palais, auprès d’Othon l’Inutile, et se faisant un outil et un truchement de l’amoureuse princesse, il poursuit une politique de pouvoir arbitraire et d’agrandissement territorial. Il a fait appeler au service militaire toute la population mâle de l’État bonne à porter les armes ; il a acheté du canon et attiré, des armées étrangères, des officiers capables ; et maintenant, dans ses relations internationales, il commence à prendre les façons batailleuses, le ton vaguement menaçant d’un matamore. L’idée d’étendre les frontières de Grunewald peut paraître absurde, mais ce petit État est placé avantageusement ; ses voisins sont tous sans défense, et si, à un moment donné, les cours plus puissantes se trouvaient neutralisées par leurs jalousies, une politique active pourrait bien doubler la principauté tant en territoire qu’en population. Il est certain du moins que c’est un plan auquel on songe à la cour de Mittwalden, et que moi-même je ne considère pas comme absolument insensé. Le Margraviat de Brandebourg, d’une origine tout aussi insignifiante, est devenu une puissance formidable, et, bien qu’il soit un peu tard à l’heure qu’il est pour essayer de la politique d’aventure et que l’âge des guerres soit passé, il ne faut pas oublier que, comme toujours, la fortune tourne en aveugle sa roue pour les hommes et les nations. Concurremment avec, et en conséquence de ces préparatifs guerriers, des impôts écrasants ont été levés, des journaux ont été supprimés, et le pays qui, il y a trois ans, se trouvait riche et heureux, végète maintenant dans une inaction forcée ; l’or y est devenu une curiosité, et les scieries chôment à côté des torrents des montagnes.

D’autre part, son second rôle, celui de tribun populaire, fait de Gondremark l’incarnation des loges maçonniques ; il siège au beau milieu d’une conjuration organisée contre l’État. Mes sympathies sont acquises depuis longtemps à tout mouvement de cette nature, et je ne voudrais dire quoi que ce soit qui puisse embarrasser ou retarder la révolution. Mais pour prouver que je parle en connaissance de cause et non en chroniqueur de simples commérages, je suis en position de dire que j’ai assisté en personne à une assemblée où tous les détails d’une constitution républicaine furent discutés et arrangés avec la plus grande minutie. Et je puis ajouter que tous les orateurs y parlaient de Gondremark comme du guide de leurs mouvements, comme de l’arbitre de leurs discussions. Il a réussi à faire accroire à ses dupes (c’est comme tels qu’il me faut les considérer) que sa capacité de résistance à la volonté de la princesse est limitée ; et, à chaque nouvelle recrudescence d’autorité, il leur persuade par ses raisonnements spécieux de retarder l’heure de l’insurrection. C’est ainsi, pour donner un exemple de son astucieuse diplomatie, qu’il a glissé sur le décret concernant le service militaire, sous prétexte que l’exercice et l’habitude des armes étaient en eux-mêmes une préparation nécessaire à la révolte. Et l’autre jour, quand la rumeur commença à se répandre que l’on allait forcer à la guerre (et fort contre son gré) un voisin, le grand-duc de Gérolstein, rumeur qui certainement, à mon avis, devait donner le signal d’un soulèvement immédiat, je fus tout abasourdi d’apprendre que même ceci n’était encore qu’une des choses préparées à l’avance et qu’il fallait accepter. J’allai de l’un à l’autre dans le camp libéral : tous étaient endoctrinés de même, tous exercés, sermonnés, tous munis d’arguments creux. « Il sera bon pour les gars de voir la guerre de près, disaient-ils, et d’ailleurs nous ferons bien de conquérir le Gérolstein, de cette façon nous pourrons étendre sur nos voisins les bienfaits de la liberté, le jour où nous la gagnerons pour nous-mêmes. Et puis notre république n’en sera que plus forte à la résistance, si jamais les souverains d’Europe songeaient à se coaliser pour la renverser. »

Je ne sais vraiment ce que je devrais admirer le plus, de la naïveté du populaire ou l’audace de l’aventurier. Voilà néanmoins les subtilités, voilà les chicanes au moyen desquelles il aveugle et mène ce peuple. Combien de temps une pratique aussi tortueuse pourra être poursuivie, il m’est impossible de le conjecturer. Pas longtemps, je suppose. Et pourtant cet homme singulier erre depuis cinq ans dans le labyrinthe sans rien perdre ni de sa faveur à la cour, ni de sa popularité dans les loges.

J’ai l’avantage de le connaître un peu. Lourdement, même assez gauchement bâti, d’une charpente énorme, noueuse et mal reliée, il sait pourtant se redresser et poser, non sans attirer quelque admiration, au salon et à la salle de bal. Bilieux de teint et de tempérament, il a le regard saturnin ; sa joue est d’un bleu noir, là où a passé le rasoir. Il faut le ranger dans la classe des misanthropes de nature, de ceux qui méprisent leur prochain par conviction. Et pourtant il est lui-même plein d’une ambition vulgaire, et avide d’applaudissements. Dans sa conversation il est remarquable par son ardent désir d’apprendre, car il préfère écouter à parler, par ses opinions solides et réfléchies, et, en comparaison avec l’extrême manque de pénétration que montrent la plupart des politiques, par une prévision singulière des événements. Tout cela, cependant, est sans grâce, sans esprit, sans charme, lourdement démontré et avec une physionomie terne. Dans le cours de nos nombreuses conversations, bien qu’il m’ait invariablement écouté avec déférence, j’ai toujours eu le sentiment d’une espèce de finasserie grossière difficile à tolérer. Il n’y a rien en lui qui vous révèle le gentilhomme ; ce n’est pas seulement l’absence de toute espèce d’affabilité, de toute chaleur communicative. Jamais, du reste, un gentilhomme ne ferait une pareille parade de ses relations avec la princesse ; encore moins reconnaîtrait-il la longue patience du prince par une insolence étudiée et par l’invention de sobriquets insultants, tels que Prince Plumeau, sobriquet qui maintenant court par toutes les bouches et fait rire tout le pays. Gondremark possède ainsi beaucoup du caractère balourd du parvenu en combinaison avec un orgueil d’intelligence et un orgueil de race extravagants jusqu’à la sottise.

Lourd, bilieux, égoïste, laid, il pèse sur cette cour et sur ce pays comme un cauchemar.

Mais il est à supposer qu’il a des qualités plus agréables en réserve pour les occasions qui en demandent. Il est même certain, quoiqu’il n’ait pas jugé bon de me le laisser voir, que ce diplomate froid et épais possède au plus haut degré l’art de plaire, et qu’il sait, quand il le veut, se faire passer aux yeux de chacun pour l’homme selon son cœur. De là, sans doute, la légende oiseuse que dans la vie privée il n’est qu’un voluptueux grossier et tapageur. Rien, du moins, ne peut être plus surprenant que le pied sur lequel il se trouve placé auprès de la princesse. Plus âgé que son mari, incontestablement plus laid, et, selon les faibles idées habituelles aux femmes, moins agréable sous tous les aspects, non seulement il s’est complètement acquis l’empire sur l’esprit et les actions de cette femme, mais il lui a assigné en public un rôle humiliant. Je ne veux pas parler ici du sacrifice du dernier lambeau de sa réputation, car chez nombre de femmes de pareils excès sont en eux-mêmes attrayants. Mais il est de par la cour une certaine dame à réputation échevelée, une comtesse de Rosen, femme ou veuve d’un comte nébuleux, ayant déjà dépassé sa seconde jeunesse et perdu quelque peu de ses charmes, laquelle comtesse est ouvertement reconnue comme la maîtresse du baron. J’avais cru d’abord que ce n’était là qu’une complice à gages, simple masque ou paravent à l’intention de la pécheresse plus haut placée. Mais quelques heures en compagnie de madame de Rosen ont fait évanouir pour toujours cette illusion. Elle est plutôt femme à susciter un esclandre qu’à en empêcher un, et elle n’attache aucun prix aux appâts, argent, honneurs, places, avec lesquels on pourrait dorer sa position. En vérité, pour une personne franchement dévergondée, elle m’a plu à la cour de Grunewald comme un coin de nature vraie.

Le pouvoir de cet homme sur la princesse est donc sans bornes. Elle a sacrifié à l’adoration qu’il lui a inspirée non seulement ses vœux du mariage et le dernier sentiment de décence publique, mais jusqu’à la jalousie même, ce vice plus cher au cœur féminin que l’honneur et la considération publique. Et, qui plus est, femme, jeune sinon très attrayante, princesse par naissance et par son mariage, elle admet la rivalité triomphante d’une personne qui par le nombre des années pourrait être sa mère, et qui est manifestement son inférieure dans l’échelle sociale. Voilà un des mystères du cœur humain. Mais la rage de l’amour illicite, une fois qu’on y cède, semble augmenter à chaque pas en avant ; et, étant donnés le caractère et le tempérament de cette malheureuse princesse, le dernier mot même de la dégradation entre dans les bornes de la possibilité.